Des Honneurs - 1

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Sooyolane se frottait le front, comme d’habitude lorsqu’elle cherchait ses mots.

— Cela ne peut pas vous réussir.

Sa voix se voulait assurée, mais ressemblait presque à une question. Entre ta présence constante et tes critiques acerbes, elle se souciait sans arrêt de sa posture. Tu n’avais pas écouté. Elle s’est répétée avec plus de force.

— De tuer d’autres Dhaemon.

— Ça leur réussit pas à eux, en tout cas.

Elle a froncé les sourcils. Tu esquivais encore une fois le sujet.

— Vous avez des alternatives, vous le savez ?

— Comme quoi ? as-tu répondu sans masquer ton irritation. Les prendre par la main et leur demander d’arrêter de venir te tuer ? Les Llëmnoa t’ont peut-être raconté que j’avais le choix, mais la réalité, c’est qu’ils ont inventé le Nëluuj pour buter les intrus. Seulement ça le faisait pas de le dire, c’est beaucoup plus propre d’attendre que quelqu’un d’autre s’en charge. Alors ils peuvent faire comme s’ils n’avaient rien à voir avec ça, et moi je peux dire que je suis la plus forte du pays. Gagnant-gagnant.

Sooyolane commençait à reconnaître tes sarcasmes. Malgré elle, des larmes de colère lui sont montées aux yeux. Tu lui blessais l’ego jour après jour : elle se demandait si ta protection valait de meurtrir ainsi sa tranquillité d’esprit.

Elle a tenté de te congédier mais, comme d’habitude, tu n’as pas omis de lui signaler que les Llëmnoa l’interdisaient. Tu semblais t’être donné pour mission de lui rappeler son impuissance à chaque instant. Son père avait-il été pareil pantin ? Ou était-ce le prix du sang dai de sa mère ?

Elle a pénétré dans la salle du conseil avec plus de prestance qu’à l’accoutumée. Elle se serait délectée du regard stupéfait des Llëmnoa si elle n’avait été de si méchante humeur.

Laavel a ouvert la séance en récitant les vœux rituels puis les honorifiques de chacun des membres, Sooyolane en dernier. Malgré son intronisation récente, ses titres étaient les plus nombreux.

Le conseil du jour a abordé la division de quelques locaux du dôme d’Amës pour créer des habitations, les plantes à accrocher dans les quartiers des gardes, les quotas de rations pour les « voyageurs » dotés d’une occupation et le thème des fresques des nouveaux bains du dôme de Chal dont, sans raison particulière, tu trouvais obscènes les horribles ronds dorés sur fond sombre.

Au fait de ton aversion pour les assemblées, Sooyolane remerciait intérieurement la règle qui te réduisait au silence à moins qu’on ne s’adresse à toi, sans quoi ta langue indisciplinée aurait aggravé les Llëmnoa et perturbé le bon déroulement des sessions.

Pour la première fois, Ödhaiya t’a directement interpellée. Seule la souveraine s’en est étonnée : les Llëmnoa connaissaient l’objet de la séance et tu t’en méfiais trop pour y voir une quelconque générosité. Tu as tourné des yeux mi-clos vers Ödhaiya.

— Ëlla-Nëluuj, on mentionne des actes abominables…

Ödhaiya, le souffle coupé, éprouvait de la peine à continuer.

— … des meurtres et d’autres attaques envers des Ëlvessei hors de la Cité.

Sooyolane t’a scrutée, à l’affût de la moindre remarque ironique. Tu gardais un air grave. Tu as ouvert la bouche comme pour parler, semblé te raviser, puis as pris la parole :

— Donc vous voulez pas mon avis sur les nouvelles fresques ?

Elle a fermé les yeux et s’est tenu le front entre les mains. Ödhaiya est devenu rouge.

— Ëlla-Nëluuj, il s’agit d’une affaire des plus sérieuses.

Tu as poussé un soupir silencieux. Tu espérais faire réaliser aux Llëmnoa la futilité de la plupart de leurs débats, mais le message n’était pas passé.

— Bon, as-tu dit entre tes dents. Où ?

— Dans la forêt. Les lieux des attaques varient.

Tu as tiqué.

— C’est le territoire d’aucun clan. Ce sont les rebuts, les coupables. Les sans-clans.

— Ils sont Dhaemon. Ne prétendez pas qu’ils sont différents.

Tu as tiqué de plus belle.

— Il y a une différence : ce sont des criminels. Ils ont été bannis parce qu’ils s’en sont pris au clan. Ils sont responsables de leurs actions, pas leurs clans d’origine.

— Oh, mais si ! Si les vôtres les savent dangereux, pourquoi ne pas avoir prévu de mesures pour les empêcher de nuire ?

Tu as pris un air confus.

— Il y a des mesures… Ils sont bannis. Ils doivent pas s’approcher des clans. On les laisse juste errer dans les zones intermédiaires.

— Et vous croyez sincèrement qu’ils les respectent ?

— Ils le font.

Laavel a secoué la tête, désappointé comme chaque fois qu’il lui semblait perdre un débat.

— Peu importe, là n’est pas la question. Que faire pour ces pauvres citoyens blessés ou tués ?

— Je peux vous montrer les zones à éviter, si vous avez une carte. Mais il y a d’autres dangers là-bas, en plus des exilés. Je vois pas pourquoi des Ælvn sans défense y sont allés tout court, en fait.

— Pourquoi les vôtres ne se débarrassent-ils pas simplement de ces meurtriers ? s’est impatientée Oëlevva.

— C’est ce qu’on fait ?

— J’entends par là…

Elle a baissé la voix jusqu’au murmure. Sooyolane a tendu l’oreille, mais tu savais ce qu’Oëlevva dirait.

— … les arrêter pour de bon.

— Ils sont du clan et bien portants.

Elle a cligné des yeux.

— Pardon ?

— À propos de quoi ?

— Je veux dire… Je ne comprends pas.

— Moi non plus. Ça devient fatigant, ma vieille.

Oëlevva a soupiré et d’autres conseillers ont pincé les lèvres. Nyemëlls, que Sooyolane avait élevé au rang de Llëmnoa, parut redoubler d’attention.

— Quel rapport entre leur vie et leur santé ? Les vôtres ne reculent pas devant le meurtre, il me semble. Vous tuez vos propres nourrissons, d’après ce que j’ai entendu.

Les membres du conseil ont étouffé des cris de surprise, Sooyolane et Nyemëlls compris. Leurs visages outragés te jugeaient, comme si tu étais responsable de l’ensemble des Dai alors qu’ils ne voulaient même pas de toi.

— On tue les enfants qui n’ont aucune chance de survie, as-tu expliqué les sourcils froncés. Ça sert à rien de souffrir sans raison.

— C’est horrible… a soufflé Nyemëlls.

— Comment pouvez-vous être si sûrs qu’ils mourront ? s’est indigné Laavel.

— Vous avez vu comment on vit… ? C’est pas comme si on trouvait ça marrant. Je dis pas que vous pouvez pas comprendre, mais… vous vous enfermez littéralement dans une bulle. Qu’est-ce que vous savez de la vraie vie ? Du monde extérieur ?

— Une vie aisée n’est pas moins réelle. Si nous souffrons moins dans notre bulle, comme vous le dites, cela signifie que nous sommes sur la bonne voie.

— Nous en revenons à la même question, s’est impatienté Fayaas, pourquoi ne pas tuer les malfaiteurs ?

Sooyolane a regardé Laavel avec un mélange de colère et de tristesse. « Tuer les malfaiteurs », c’était ce dont ils t’avaient chargée sans le dire. Le mot désagréable, habituellement vêtu de litotes, devait lui avoir échappé. L’ordre d’assassiner, mis à nu pour la première fois. Sooyolane s’est crispée de honte, outrée des méthodes des Llëmnoa, humiliée d’avoir mis si longtemps à ouvrir les yeux.

— Je vous l’ai dit, as-tu insisté. Ils sont en bonne santé et ils sont du clan. J’ai même pas l’excuse de défendre un territoire s’ils posent pas les pieds dans la Cité. J’ai bien compris que vous comprenez pas, mais j’y peux rien si vous vous raccrochez à l’image que vous avez de nous plutôt que d’essayer de nous connaître. On peut juste pas tuer ou blesser le clan. Si ça arrive, c’est le pire crime qu’on puisse commettre et on se fait bannir. Et si on tuait les Dai fratricides, il faudrait aussi tuer son tueur, le tueur de son tueur et ainsi de suite. Et y’aurait plus aucun Dai.

— Ce ne serait pas nécessairement un mal, a chuchoté un Llëmnoa à sa voisine.

— Je t’entends, as-tu dit en le fixant.

Tu as poursuivi malgré l’interruption.

— En gros, on peut pas tuer notre propre sang. À moins qu’il soit corrompu, parce que ceux-là représentent un danger pour le clan comme pour eux-mêmes.

— N’est-ce pas la définition d’un criminel ?

— Laissez-moi finir. Je croyais que vous étiez censés être patients ?

— Des idées reçues, a murmuré Ödhaiya.

Tu as décidé d’ignorer la remarque.

— Donc on tue ceux qui sont pas viables pour mettre fin à leurs souffrances. Ils seraient morts de toute façon, et dans des circonstances moins clémentes. On tue aussi ceux qui sont susceptibles de nuire au clan entier, comme les akcin et les…

Tu cherchais un équivalent moins péjoratif à l’expression.

— … les amants d’Ælvn.

— « Akcin » ?

— On dirait du yu.

— Parce que c’en est, as-tu acquiescé. Les vedrashn ou pramælvn. Vous les appelez les röedhaemon.

Ödhaiya a levé un sourcil incrédule avant de jeter un œil à Sooyolane et à Nyemëlls.

— Donc, d’après vous, il vaut mieux mourir que s’éprendre de l’un d’entre nous ?

Tu as pris une inspiration. Tu n’aimais pas cette question.

— On m’a jamais demandé mon avis. Je vous dis juste ce qu’il en est. Mais aux yeux des clans, oui, vaut mieux verser du sang que le corrompre.

— Comme c’est… intéressant.

« Intéressant » ne traduisait pas adéquatement l’origine de ton esclavage et de l’exil de ta mère. Mais ce n’était que ton avis. Tu as décidé d’abréger la discussion.

— Pour résumer, non, les clans vont pas se mettre à tuer les bannis, même si vous leur demandez gentiment. Libre à vous de le faire vous-mêmes, cela dit.

Les Llëmnoa t’ont remerciée, ce qui, t’a signalé Sooyolane, signifiait que tu n’étais plus autorisée à parler. Ils ont négocié avec plus d’efficacité que d’habitude et Suəwaj a synthétisé leur position.

— Nous commencerons par les individus à nos portes. Si nous avons bien compris, l’ensemble des Dhaemon vous considère comme une cible valide, y compris et en particulier votre propre clan. Il ne nous paraît donc pas incongru que vous leur rendiez la pareille. Par conséquent, il vous incombe désormais de nous soulager de ces infâmes exilés qui errent aux abords de la Cité.

Tu as fulminé intérieurement. Faire semblant d’écouter n’était pas le fort des Llëmnoa.

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