Des Honneurs - 2
Sooyolane passait quantité de temps avec Lyoonëi, malgré leurs devoirs respectifs. Tu en saisissais mal la raison, car leurs centres d’intérêt différaient on ne peut plus. Il semblait qu’elles prenaient toutes deux à cœur le bon fonctionnement de la Cité, cherchant à rapprocher vos deux peuples ; avec peu de succès d’après toi.
Au moins, Lyoonëi s’efforçait parfois de ne pas te confondre avec une pièce du mobilier.
— Ta fidélité est louable, mais mal placée, t’a-t-elle dit en parlant de ta préférence évidente pour les Dai.
Tu l’as regardée de travers. Depuis ta sortie de l’arène, ses conversations n’étaient plus que politiques.
— Et alors ? Je devrais prendre le parti d’un peuple qu’a jamais rien fait pour moi ? À cause d’un parent qu’a jamais essayé de me rencontrer ?
Le regard blasé de Lyoonëi en a dit plus long qu’aucun discours.
— Au moins, les Ælvn ne t’ont jamais réduite en esclavage, a-t-elle tout de même ajouté.
— Les Dai y sont pour rien. C’est Baraghi le seul responsable !
— Comme tu veux.
Sooyolane sirotait une tisane en faisant mine de ne pas vous entendre.
— Tes Ælvn nous verraient volontiers tous mourir.
— Peut-être pas. Ëlla-Chal est demie, ce n’est pas rien.
— Comme si ça changeait quoi que…
Tu as froncé les sourcils.
— Qu’est-ce que ça change ?
— Tu ne crois pas que l’intronisation d’une sang-mêlé témoigne d’une certaine ouverture d’esprit ?
— Non. Je pense que les Llëmnoa ont vu ça comme un sacrifice pour mieux nous contrôler. Et ils se sont foirés.
— Les Dai n’oseraient pas se ranger derrière un demi.
— Évidemment, puisque c’est débile.
Tu as considéré les propos de Lyoonëi.
— Il y aura jamais de Naræs akci, d’après toi ?
Pas tant que tu nous appelleras ainsi, a songé Lyoonëi. Mais elle n’en a rien dit.
— Je constate qu’il n’y en a pas actuellement.
— Y’a juste besoin d’être fort. Je pourrais devenir Naræs.
— Bien, qu’est-ce que tu attends pour nous le prouver ?
— Je peux pas, vu que tu m’as mise de garde.
Lyoonëi a soupiré.
— Je ne sais pas ce que vous en pensez, ëlla-Chal, mais la protection de Caei me paraît superflue en ma présence.
Sooyolane a cligné des yeux, comme si on venait de la réveiller.
— Ëlla-Nëluuj, pourquoi ne prendriez-vous pas un peu de repos ?
— J’ai le temps d’aller au dôme des voyageurs ?
— Non.
Tu as lancé un regard mauvais à la jeune Chal, t’es penchée en une parodie de courbette, as quitté la salle et attendu dans le couloir adjacent.
Sooyolane a secoué la tête.
— Je n’ai pas l’impression de contrôler quoi que ce soit. Et ton élève me le rappelle constamment.
— Les Llëmnoa te testent. Observe et apprends. Les Chal brillent rarement au début de leur règne.
Le regard de la souveraine s’est égaré. Elle ne pouvait pas se contenter de médiocrité ; l’opinion publique envers les sang-mêlés en dépendait.
— Je ne comprends toujours pas ce que tu essaies d’accomplir. Pourquoi perdre ton temps avec des guerriers qui n’iront jamais à la guerre au lieu de prendre une place permanente au conseil ?
— Tu sais, on s'est servi de moi pour former les gardes, la petite fille de Llëmnoa qui côtoyait les clans. J'ai lutté pour qu'on ouvre les portes aux Dhaemon…
Le sourire de Lyoonëi s’est perdu de souvenirs en rêveries, de naïve vanité en vive fierté.
— … Au début, je les entraînais juste parce que j’aimais ça. Mais j’ai fini par me rendre compte que ma contribution importe. Ceux-là n’iront pas tuer les leurs, et les Ëlvessei s’habituent à leur présence. Quant à celle qui s’est échappée, je parie qu’elle s’attachera à arrêter ce bain de sang.
— Vraiment ? Elle y participe, pour l’instant. Et tu t’es toi-même assurée qu’elle ne rentre pas chez elle.
— Elle accomplira davantage ici, au centre du pouvoir et auprès des Yudæln. Tu verras, ils sont la clé du futur.
— Je croyais que c’était moi, le futur, a dit Sooyolane, faussement piquée.
— Et tu l’es.
Lyoonëi a scruté l’embrasure de la porte.
— Elle n’en a pas profité pour filer ?
— Non, a répondu Sooyolane. Bizarrement, elle obéit. Je doute que ce soit dû à mon autorité naturelle, donc c’est manifestement par respect pour toi.
— Je pensais qu’elle n’en ferait plus qu’à sa tête après sa victoire.
— Elle ne t’a battue qu’une fois… Elle n’ignore pas que tu la surpasses toujours.
Lyoonëi a écarquillé les yeux.
— À la vérité, j’ai atteint mes limites. Je peux seulement décliner, alors que Caei progresse encore.
— Comment est-ce possible ? Elle est moins expérimentée que toi. Le talent engendre-t-il un tel gouffre ?
Lyoonëi a fixé la porte fermée et parlé tout bas.
— Ce n’est pas pour rien qu’on dit que c’est une koxji… La première fois que je l’ai vue, elle recelait un potentiel évident, mais elle a progressé trop vite. Si je l’avais rencontrée adulte, je l’aurais prise pour une guerrière surentraînée qui avait juste besoin d’un coup de pouce pour retrouver ses réflexes.
— Tu vas réussir à me faire croire à ces histoires de ssajianü.
— J’aimerais pouvoir m’attribuer le mérite, a sombrement dit Lyoonëi, mais je ne lui ai pas appris tout ce qu’elle sait. Je ne l’ai pas entraînée assez longtemps pour ça.
— Et pourtant, elle t’a vaincue.
— Ça, ce n’est pas la Caei que j’ai formée. Sa façon de se battre, pour autant que je sache, elle l’a inventée. Certaines de ses techniques étaient complètement nouvelles pour moi.
— Elle les a conçues ?
— On n’improvise pas un style de combat. On le bredouille, on le teste, on le polit, on le confronte à autant d’adversaires que possible et on le perfectionne sur des décennies, souvent sur des générations. Le sien est abouti. Il est efficace, et il sert à tuer. Une enfant qui n’a jamais assisté à une bataille ne crée pas ce genre de choses.
Sooyolane a considéré sa tisane.
— Qu’est-ce que tu essaies de dire ?
— J’essaie de dire qu’elle se bat comme un soldat qui a subi un entraînement rigoureux jusqu’à devenir une arme létale, a tout oublié et n’a eu besoin que de quelques essoan pour transformer son corps de gamine famélique en l’un des monstres les plus dangereux du pays. Et elle n’a même pas fini de grandir !
L’Apræncal a poussé un soupir faible.
— J’essaie de dire qu’elle n’est pas d’ici.
Sooyolane a frissonné malgré le breuvage brûlant. Son âme apeurée s’efforçait de quitter ses chairs.
— Une vie antérieure ? Dans les histoires, les ssajianü possèdent le savoir de leurs incarnations passées.
— Il vaut mieux la garder de notre côté alors, hein ? a répondu Lyoonëi avec un sourire en coin.
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