Le Spectre de l’ennui - 1
Purger l’entrée de la cité – ta nouvelle mission – t’éloignait enfin de Sooyolane, à qui tu préférais ta propre compagnie.
Malgré leur séjour prolongé dans la forêt, les rares bannis qui approchaient n’étaient pas si forts, alors tu t’es vite ennuyée. Et quand tu ne te battais pas, tu t’ennuyais encore davantage, assumant ton rôle de garde ornemental. L’arrangement n’enchantait pas Sooyolane non plus, surtout lorsque sa Nëluuj revenait dans ses quartiers en empestant la mort.
Niashæl, en revanche, a rayonné lorsqu’elle a eu vent de tes nouvelles fonctions. Pour le plaisir de ta compagnie, elle échangeait ses patrouilles au sein des dômes contre celles, peu prisées, aux portes de la Cité. Vous vous entraîniez en attendant d’éventuels intrus et Niashæl présentait presque un challenge. Bientôt, le reste des gardes a profité de l’opportunité. Étonnamment, ils n’étaient pas pires que de jeunes Dai, mais le rôle d’Apræncal te séduisait peu : tu avais beau signaler leurs erreurs à tes pseudo-apprentis, ils les répétaient encore et encore, s’excusant profusément au lieu de se corriger.
Certains jours, Royan, que j’accompagnais parfois, trouvait le temps de passer te voir. Tu vivais pour ces moments-là. Le loup avait toujours une conversation divertissante. Même ses hobbies étranges t’amusaient par leur incongruité. Lui aimait déverser ses connaissances sur un public pas encore lassé.
— Et ils nous enseignent un truc qui s’appelle les fractions, t’a-t-il un jour dit. Faut utiliser les chiffres ælv du coup, parce qu’apparemment c’est trop dur avec les nôtres, même si ça ressemble au système damasha. Ils appellent prama « un sur deux » ou bemal « un sur onze », par exemple.
Pour toi qui n’avais entendu parler que de techniques de combat et de stratégie, puis de lampes et de fleurs pendant des cycles, les discours de Royan avaient l’allure de l’ésotérisme.
— Mais y’a aussi des mots pour les chiffres entre kumal et hakæt, comme « un sur trente-cinq ». Je trouve ça dingue, c’est super précis. Ensuite, les nombres plus grands que markam sont complètement différents. Kerꜵp s'appelle « deux fois plus », harap « six fois plus », kurꜵp « vingt-trois fois plus ». Mais ils ont pas macip et ils disent que c’est pas un vrai nombre.
— Ça peut servir au clan ?
— Ça sert à rien du tout, mais c’est intéressant. Ah si, ça sert à faire marcher les fyëw plus longtemps, aussi.
Si l’absence du loup ne t’affectait pas outre mesure, sa présence te mettait de brillante humeur. Quand il accompagnait Niashæl, elle paraissait sur ses gardes ou embarrassée. Elle avait commencé à entraîner Royan mais lui recommandait ton instruction. L’idée ne l’enthousiasmait pas et il préférait profiter de votre temps limité pour flâner.
Tu croisais aussi les Yudæln en route pour la chasse qui te traitaient, d’après toi, comme un membre du clan à part entière.
— On te voit jamais qu’ici, Caei, t’a un jour dit Akam. T’as le droit de passer au dôme, tu sais ?
Tu t’es contentée de hocher la tête. Saæl, une enfant née dans la Cité, le talonnait. Elle affichait son air grognon habituel. Akam a suivi ton regard et bondi sur l’opportunité.
— T’as pas encore surveillé Saæl, dis ?
Tu es restée silencieuse. Tu ne savais pas y faire avec les petits… Mais si Akam te considérait comme un membre du clan, tu n’y échapperais pas.
— Apprends-lui ce que tu veux, on n’en a pas pour long.
— …. Je préférerais…
— Sottises ! a-t-il coupé en copiant l’accent ælv. Je t’en serais éternellement récalcitrant.
Sa mauvaise imitation t’a arraché un sourire réticent. Akam est parti devant et, désemparée, tu as baissé les yeux vers l’enfant. Saæl a farouchement soutenu ton regard.
— T’as déjà poignardé quelqu’un ? lui as-tu demandé.
Elle a fait non de la tête.
— Tu veux apprendre ?
Elle a avidement opiné.
À l’entrée de la Cité, d’autres visages détonnaient davantage. Ëidhae prenait l’habitude de passer voir Niashæl lors de ses tours de sentinelle et tu as commencé à trouver tes récréations loin de Sooyolane plus harassantes que prévu. Royan ne te dérangeait jamais ; tu ignorais les gardes quand tu ne te sentais pas d’humeur à t’occuper d’eux ; mais notre présence simultanée à Niashæl, Ëidhae et moi te vidait de ton énergie.
À la vérité, Niashæl accaparait volontairement ton attention ; j’étais naturellement épuisant avec mes questions incessantes et Ëidhae te rappelait les Llëmnoa avec son regard inquisiteur qui ne te lâchait jamais.
La première fois, tu l’avais crue égarée. Seuls les gardes en poste et les Dai en chasse approchaient habituellement l’entrée de la Cité. Elle t’avait dévisagée avec un mélange d’aigreur et d’appréhension. Tu l’avais prise pour une de ces nombreuses Ælvn qui n’aiment pas les Dai. Elle s’entendait pourtant avec Niashæl, que tu trouvais, d’ailleurs, un peu plus bête en présence de l’Ælv sans cesse accrochée à son bras. Comme pour l’empêcher de s’enfuir.
Tu n’avais pas posé la question, mais je t’ai informée de leur relation. Tu as répondu par un monosyllabe indifférent.
L’Ælv, elle, se renseignait constamment à ton sujet. Elle jouait à ce manège ælv où le curieux prétend n’avoir qu’un intérêt minimal pour l’objet de ses sollicitations, mais y revient sitôt qu’il estime que ses interlocuteurs ont oublié ses précédentes indiscrétions.
Ce jour-là, Ëidhae a posé une nouvelle de ses questions anodines à Royan, qui a poussé un soupir exaspéré avant de lui intimer d’aller droit au but. Prise en faute, elle est restée interdite, mais Royan a attendu.
— Qu’est-ce que vous représentez l’un pour l’autre, ëlla-Caei et toi ? s’est-elle forcée à demander.
— On est kaida, a-t-il répondu, surpris de la banalité de sa question. Je sais pas comment ça se dit en ælv, mais c’est à peu près comme frère et sœur, sauf qu’il y a pas besoin d’avoir le même sang.
Une ombre est passée sur le visage de l’Ælv, qui est retournée s’accrocher au bras de Niashæl, laissant le Rokian confus. Sa stupéfaction n’a pas duré, car cinq silhouettes se sont approchées du pont. Ils n’étaient pas yudæl et avaient l’air brouillon de ceux qui rôdent dans la forêt.
Tu t’es étirée, puis avancée à leur rencontre. Les gardes ont formé un mur de boucliers et escorté Ëidhae et Royan à l’intérieur de la Cité.
— Vous cherchez l’asile ou la baston ? as-tu demandé aux intrus.
— J’ai entendu parler de toi, t’a répondu un vieux Boꜵr brun. L’esclave des Ælvn.
Ce n’était pas la pire insulte qu’on t’ait adressée. Les exilés qui ignoraient ton métissage te traitaient de traître à ton espèce ; les autres remarquaient que les Ælvn devaient être tombés bien bas pour compter sur une akci pour les défendre. Tous ceux-là, bien sûr, étaient morts.
— Toi, t’as gagné le droit de te faire buter le premier.
L’armure du Boꜵr lui protégeait le cou, alors tu as griffé ses yeux en évitant ses coups de masse. Ses camarades sont aussitôt venus à son aide et tu as dégainé, enfonçant une lame dans la partie tendre de sa mâchoire.
L’entraînement de Lyoonëi ne s’était pas focalisé sur le combat contre plusieurs ennemis, mais l’idée générale consiste à transformer une rencontre défavorable en duel équilibré aussi vite que possible. Cette difficulté t’extirpait temporairement des griffes de l’ennui.
Tu as reculé de sorte à éviter l’encerclement et afin que tes ennemis se gênent mutuellement, déviant les charges de l’un pour qu’elles blessent l’autre et feintant pour diriger leurs attaques où tu le souhaitais. L’offensive était risquée, mais il fallait diminuer le nombre d’adversaires au plus vite. La longueur et la largeur du pont suffisaient à garder le groupe entier dans ton champ de vision ; tu as peu à peu éclairci la bande.
L’un des bannis a baissé sa garde au mauvais moment, te permettant de l’étrangler du coude et de lui faire encaisser quelques coups à ta place. Tu lui as tranché la gorge avant de le jeter sur ses camarades, assaillant aussitôt tes adversaires bousculés. Tu as plongé une lame dans la trachée d’un Riao et bloqué juste à temps l’attaque maladroite du second Boꜵr, qui était parvenu à se relever. Les deux Dai encore en lice ont commis l’erreur de rester sur la défensive au lieu de profiter de leur avantage numérique. Tu les as inondés de coups sans leur accorder aucun répit, en visant les jointures de leurs armures.
Le Rokian a lâché son épée. Il a réalisé, en essayant de la reprendre, que son bras ne lui obéissait plus : tu lui avais sectionné le tendon. Le Boꜵr, à un contre un, n’a pas particulièrement brillé. Tu lui as taillé les doigts en bloquant une de ses attaques avant de le décapiter. Tu as conclu par une revue précautionneuse des cadavres afin d’éloigner leurs armes et de leur trancher la gorge.
Tu as laissé le Rokian s’échapper pour répandre la nouvelle. Un vent indolent caressait nos visages.
— Tu tues des Dai… comme Adramæk…
Tu t’es retournée. C’était Niashæl qui avait parlé.
— Adramæk qui ?
Elle a amèrement baissé la tête. Elle avait rengainé et se serrait les bras comme une enfant grondée.
— Si tu veux croire qu’un guerrier sert pas à tuer, lui as-tu dit, t’as rien retenu de Lyoonëi.
Elle n’osait pas te regarder.
— T’étais pas obligée.
— Si. C’est mon rôle, c’est à ça que sert le Nëluuj : je bute ces abrutis jusqu’à ce qu’ils aient peur de venir. Tes potes gardes ont pas l’air de s’en émouvoir.
Une des vigies s’est éclairci la gorge. Tu t’es dirigée vers la porte.
— Même un Riao…
— Un sans-clan.
Niashæl a frémi. Ses parents aussi avaient été sans clan. Une voix froide lui chuchotait que tu étais devenue l’un de ses cauchemars d’enfant. Une mesa.
Tu t’es arrêtée devant la porte.
— On s’est toujours entre-tués, je perpétue juste la tradition. Me dis pas que t’es aussi niaise que Sooyolane et que t’as cru que les Llëmnoa voulaient notre bien ? Moins y’a de Dai en vie, mieux ils se portent, crois-moi.
— C’est comme s’ils te punissaient, a soufflé Niashæl.
— C’est quoi le rapport ?
— Est-ce que tu sais ce qu’infligeaient les Llëmnoa aux Dai qui tuent des Ælvn ?
— Quelque chose d’horrible, j’imagine. Une humiliation en public…
Niashæl a paru perdre patience.
— Non ! Ils les faisaient s’entre-tuer !
Tu lui as fait signe d’avancer.
— Alors ils manquent de créativité.
— Mais t’as pas tué d’Ælv !
— Non, quoique ça me démange parfois, as-tu dit à l’intention des gardes.
Tu as toi-même poussé les grandes portes de la Cité, puisqu’on tardait à vous ouvrir. Niashæl accusait le choc. Sa mère lui avait parlé de cette pratique immorale, qui selon elle, appartenait au passé. Le peuple ignorait donc la véritable nature du devoir du Nëluuj. Ou pire, il fermait les yeux.
Les Ælvn, la branche pacifique de sa famille, te faisaient commettre les mêmes actes qui avaient coûté la vie à ses parents, et leur clan aux exilés. Pour la première fois, la sang-mêlé tempérait sa confiance aveugle envers eux.
De l’autre côté du rempart, Ëidhae a enlacé une Niashæl embrunie qui ne lui rendait pas son étreinte.
— Il vaut mieux que tu rentres.
Ëidhae l’a lâchée, interdite, et t’a lancé un regard noir avant d’obtempérer.
— Caei, je t’en veux pas, mais je pensais pas… C’est beaucoup à digérer. J’ai presque envie de retourner dans la forêt, tu sais ?
Attendait-elle une réponse de ta part ? Tu as acquiescé, dans le doute, et Niashæl a ri tout bas.
— J’ai toujours entendu dire que les Ælvn tiennent la vie en plus haute estime que les Dai, qu’ils prônent l’égalité de toutes les formes du vivant, sans privilèges de clan ou d’espèce. C’est ce qu’ils racontent, c’est aussi ce qu’Aya croyait… Et pourtant… te voilà Nëluuj, la main des Llëmnoa, chargée de tuer des Dai.
Seule la surprise de Niashæl te surprenait.
— Je suis sûre que l’idée de l’assassin royal ôtant la vie d’un Ælv leur est inconcevable.
— Nash…
— Celle d’un Dai, par contre…
— Nash.
— Oui ?
— Les Ælvn aiment croire en leur altruisme, c’est tout. Ils préfèrent les leurs, les Dai préfèrent les leurs, et les akcin font ce qu’ils peuvent.
Niashæl ne se sentait pas prête à l’accepter.
— C’était pas censé se passer comme ça… Ils étaient censés être différents des Dai. Plus…
Tu as pouffé.
— Ils sont plus hypocrites, c’est tout.
Niashæl n’a rien dit, baissant les yeux d’un air battu ; brisé.
Son expression te peinait, mais une brève rancœur t’a envahie. Tu croyais Niashæl de ton côté. Tu t’attendais à ce qu’elle réagisse comme toi ou comme Royan. Qu’elle blague que le combat n’était pas équitable… pour les intrus. Mais non, l’amoralité du monde la sidérait. Le monde s’en contrefout, voulais-tu lui dire. Il n’y a que ceux qui vivent et ceux qui meurent.
— Rappelle-toi, Nash : « Pourquoi les Dai ont-ils des crocs ? ».
Elle a cligné des yeux comme si elle venait de se réveiller. Elle a réfléchi un instant, l’air de peiner à comprendre sa propre langue, puis s’est souvenue.
— « Pour rire avec leurs armes, tuer avec le sourire. »
Tu as hoché la tête.
— Brandis tes armes, Nash.
Un garde a dégluti assez fort pour se faire remarquer. Tu lui as souri à pleines dents. Sa gorge trop sèche n’a émis qu’un couinement.
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