Le Spectre de l’ennui - 2
Quand l’ancien souverain de Chal a regagné le giron de Lohm, un jour non travaillé a été déclaré afin que l’ensemble des citoyens assiste à ses funérailles à l’orée du bois de saules, où il avait aimé se promener. De nombreux Dai ont pensé profiter de l’opportunité pour se réapprovisionner dans la forêt, mais les portes leur sont restées fermées et les gardes ont vu d’un très mauvais œil que des sujets de Chal lui refusent leurs adieux.
Sous la forte lumière de Mur, tous les Ælvn de la Cité, vêtus de blanc, s’approchaient en file de la dépouille. Allongé sur un bloc d’albâtre suspendu au-dessus d’une cavité, enveloppé dans de fins tissus pâles, le mort les écoutait consentir à son trépas. Tu n’avais jamais vu tant de monde en un même lieu que ce jour-là.
Tu te tenais à la droite de Sooyolane, qui supervisait la procession depuis un promontoire de marbre érigé pour l’occasion. Cachée sous sa coiffe cérémoniale, elle-même voilée de blanc, elle semblait indifférente à la chaleur. La plupart des citoyens vous découvraient, elle et toi, pour la première fois. Tes habits riao t’ont attiré nombre de regards critiques, sinon outrés. Mais les souverains de Chal prétendaient gouverner ton peuple aussi, alors tu n’avais pas cédé aux Llëmnoa.
D’aucuns y sont allés de leurs commentaires acerbes, dont tu n’as entendu qu’un petit nombre, au sujet des « cinglés qui se font tringler par des Dhaemon », de l’ouverture de la Cité aux Dai et de la folie « d’offrir le gouvernement à leurs erreurs ».
Tu t’attendais à ce que Sooyolane prête attention à cette dernière remarque, mais elle a stoïquement laissé ses sujets s’exprimer en vous dévisageant, elle, Lyoonëi, Nyemëlls et toi. Tu as toisé l’un des semeurs de trouble et ostensiblement bâillé pour découvrir tes crocs. Il a pâli. Dans un clan, son Naræs aurait pu l’énucléer pour un tel irrespect. Connaissait-il sa chance ?
Devant le corps progressivement abaissé de feu Chal, tu as soudain compris.
— Attends, vous allez juste l’abandonner ? Dans la terre ?
Tu ne voyais pas le visage de Sooyolane, mais sa voix cassante et étranglée a trahi ses larmes.
— Que veux-tu que nous fassions de plus ? Silence, ëlla-Nëluuj.
Tu t’es retenue de soupirer.
Niashæl, en milieu de procession, était chargée de garantir la sérénité de la foule. En somme, elle surveillait les Dai, mais la plupart d’entre eux traînaient en fin de file et n’atteindraient Niashæl qu’au coucher de Mur, s’ils comptaient faire la queue jusque-là. À la vérité, ils profitaient de leur repos pour se baigner au lac, jouer ou se relaxer dans les bois de la Cité.
Elle-même arborait moins de tissus ælv que d’ordinaire. Aux yeux des Ælvn, elle faisait partie des perturbateurs avec sa tunique couleur de terre et ses traits évidemment teintés du sang dai. Elle est restée impassible devant la foule silencieusement fielleuse. Les Ælvn n’étaient pas plus réjouis que les Dai de compter sur une sang-mêlé pour les défendre, pire encore s’il lui manquait jusqu’à la décence de se repentir de ses origines.
Un vingtième de ciel après le début de la cérémonie, Ëidhae l’a rejointe et lui a doucement pris la main.
— Tu viendras consentir avec moi ?
— Comment ça ?
Ëidhae a écarquillé les yeux et réprimé un sourire.
— C’est ton premier enterrement ?
Niashæl a hoché la tête.
— On doit accepter la mort du défunt pour éviter que son âme ne reste bloquée. Une fois que toutes les personnes d’importance dans sa vie ont consenti, on cache le corps sous terre pour que l’âme n’y retourne pas.
Niashæl a marqué un arrêt.
— … Et si on n’accepte pas sa mort ?
— L’âme s’accroche à Essea et s’efforce en vain de revenir dans son corps, pour l’éternité. Sans direction ni réalité, elle finit par perdre la raison. C’est pour ça qu’il faut a minima l’enterrer.
Niashæl a tenté d’avaler sa salive, mais sa gorge sèche s’y est refusée.
Elle n’avait pas consenti à la mort de ses parents. Ni Aya ni Ama n’avaient été inhumés. Tandis qu’une file ininterrompue d’Ælvn consentait au trépas de feu Chal, son cœur lui semblait un nœud de plomb. Elle baissait la tête et fermait les yeux pour cacher ses larmes.
De voir sa farouche Dhaemon ainsi bouleversée a perturbé Ëidhae.
— Niashël ?
Comment décrire la détresse d’avoir condamné la chair de sa chair, sa seule famille, à un supplice éternel ? De les avoir maudits soi-même par ignorance, irrémédiablement ? Parler n’y changerait rien. Alléger sa conscience aggraverait encore son crime. Niashæl souffrirait seule, écrasée par l’horrible réalité que peu importe la mesure de sa douleur ou de sa culpabilité, ses parents souffraient infiniment plus qu’elle.
Elle a ravalé ses larmes, relevé la tête et retrouvé son masque d’imperturbabilité, ignorant les questions d’Ëidhae, elle-même froissée par la réserve de sa fiancée. Quand la terre a entièrement recouvert la dépouille du souverain, les Llëmnoa y ont planté un samare qui deviendrait un jour un arbre géant.
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