Du Sang sur les murs - 1
Sooyolane, assise à la table du conseil, lisait et annotait une pile de rouleaux. Sans les Llëmnoa pour s’y quereller, la salle était sereine. Une énième réunion venait de prendre fin.
— Un criminel dhaemon sévit en nos murs, avait annoncé Laavel, provoquant des exclamations chez les Llëmnoa présents. L’un de nos citoyens a succombé aujourd’hui même à une attaque dont je vous épargne la sauvagerie.
Tu avais voulu répondre qu’il ne s’agissait pas forcément d’un Dai, mais, honnêtement, quelles étaient les probabilités ? Le fait même que les Llëmnoa n’aient pas expulsé l’ensemble des Yudæln sur-le-champ montrait qu’ils nous laissaient le bénéfice du doute.
— Nous vous prions de bien vouloir le démasquer, avait poursuivi Laavel en s’adressant directement à toi. Vous, les Dhaemon, possédez des techniques pour pister, n’est-ce pas ?
— Ça s’appelle un nez.
Tu avais protesté. Vainement, comme d’habitude. Les gardes seraient plus appropriés, mais le conseil avait insisté jusqu’à ce que tu cèdes. Tu étais l’une de leurs rares émissaires capables de circuler librement dans les cercles dai, la seule Yudæl dont le conseil connaissait les allées et venues, la seule dont l’innocence était assurée. Pas qu’ils te fassent particulièrement confiance, mais les alternatives au sein de ton espèce laissaient à désirer. La responsabilité ne t’incombait pas entièrement, avaient-ils ajouté. D’autres agents avaient été dépêchés. C’était autant de l’aide qu’une mise en garde : les Llëmnoa comptaient te tenir à l’œil.
— Comment parviens-tu à obtenir le respect des bannis ? t’a soudain demandé Sooyolane, la plume à la main, comme si l’information lui manquait pour poursuivre son travail. Je ne parviens même pas à m’imposer auprès de mes sujets.
Ton regard a sauté de la plume, à la feuille, à la souveraine.
— Je sais pas. Peut-être parce que je fais pas de menaces.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu es menaçante.
Tu as croisé les bras, adossée au mur.
— Je les menace pas, je les bute. Ils ont pas le temps de me manquer de respect.
Sooyolane s’est frotté les yeux, amusée.
— Alors tu me recommandes de massacrer mon peuple et mes conseillers ?
— Je recommande rien du tout. C’est pas comme si les morts pouvaient faire preuve de respect de toute façon.
— Hm, a-t-elle fait en retournant à ses papiers.
L’échange t’a laissé un goût amer en bouche, sans que tu établisses exactement pourquoi. Sooyolane s’est remise à gratter ses feuilles et tu brûlais de frapper quelque chose ou quelqu’un.
— Sooyolane.
L’intéressée a continué de fixer ses rouleaux, mais fronçait les sourcils.
— J’ai ta vie entre les mains, pourtant les Llëmnoa et toi faites comme si j’avais aucune volonté propre. Mais je suis plus l’esclave de personne, alors je vais te faire une proposition.
Sooyolane a quitté son travail des yeux. Elle avait le regard intrigué, voire outré.
— Oh ? Mais on ne s’adresse pas à Chal ainsi.
— Ce sera pas difficile pour toi. J’ai besoin de rien, mais Royan voudrait me voir plus souvent et je préfère qu’il soit heureux.
Sooyolane a tapoté un parchemin avec sa plume.
— Tu veux lui donner accès à mon dôme ?
— Et davantage de jours de repos. En gardant au moins la même quantité de rations.
— Les Llëmnoa ne l’accepteront jamais. Il existe toujours une possibilité, même infime, qu’il cherche à me tuer.
— Un jour, ils devront se demander pourquoi ils pensent avoir tant d’ennemis. Pour l’instant, je suis responsable de ta protection, donc si je dis que c’est sans risque, tu peux être certaine que ça l’est. Tes ordres supplantent ceux des Llëmnoa, non ?
— Bien sûr, je suis Chal.
Sooyolane a continué de tapoter sa feuille, la tête posée sur la main.
— Les ignorer de temps en temps, ça leur rappellera qui commande, as-tu dit à voix basse.
La plume de Sooyolane a manqué un battement.
— Hmm, s’est-elle contentée de répondre. J’y réfléchirai.
Elle a repris son travail. On n’entendait que le frottement de sa plume sur le papier. Son écriture régulière ponctuait les instants, comme les bibelots ælv dont l’écoulement prétendait, goutte à goutte, mesurer quelque chose d’aussi intangible que le temps. Royan s’intéressait peut-être à ces babioles, lui qui comptait tout.
— Qui est-il pour toi au juste, Royan ? a dit Sooyolane, te sortant de ta rêverie. Il n’est pas de ta famille.
— Non, c’est mon kaida.
— Je croyais que c’était un synonyme de « frère ».
Tu as secoué la tête.
— Ça veut dire qu’il fait partie de mon tovæl, mon petit clan.
— Qui ne signifie donc pas « famille ».
— Parfois, mais pas là.
Sooyolane a recommencé d’écrire. Tu as regardé l’extérieur, où le lac se teintait d’orange sous les feux de Mur.
*
Sooyolane t’avait de nouveau reléguée à garder le couloir pendant que ses servants l’apprêtaient en compagnie de Lyoonëi. Il semblait que Chal cherche les conseils d’une alliée et tu devinais que l’Apræncal se délectait du pouvoir que ses conseils lui procuraient.
— Qu’est-ce que tu as encore fait, Caei ? Je me retrouve à jouer les messagers, a râlé Nyemëlls qui passait par là.
— Hein ? Sooyolane te l’a demandé à toi ?
— Tu dois dire « ëlla-Chal », a-t-il sèchement coupé.
Tu as résisté à l’envie de lui faire une démonstration de tes capacités.
— Y’a que les Llëmnoa pour s’en plaindre. Sooyolane s’en fiche que je l’appelle Chal, ëlla-Chal ou Solan.
Le sang-mêlé est resté un instant médusé.
— Tu l’appelles vraiment « Solan » ?
— Pas encore… Je vois pas le mal, même toi tu te passes d’honorifique avec moi quand y’a pas d’autre Llëmnoa dans le coin.
— Mais… C’est seulement que…
Il a hésité un moment qui s’allongeait, laissant sa phrase en suspens. Il te sondait d’un regard presque implorant. Il a ouvert la bouche pour continuer, mais s’est ravisé avant qu’aucun son ne franchisse ses lèvres. Tu as grogné intérieurement.
— Tu peux le dire que tu m’aimes pas. Pas besoin de la jouer dramatique, j’en ai entendu de pires.
Nyemëlls s’est rapproché, irrité. Sous sa robe, sa queue fouettait l’air de son propre chef, accentuant sa contrariété. Il a maîtrisé l’appendice récalcitrant en surveillant les alentours, comme pour s’assurer que personne ne l’avait vu perdre le contrôle.
— Je n’ai rien contre toi si tu ne me provoques pas, ëlla-Nëluuj.
— À d’autres. Parle pas de moi en ma présence si tu veux pas que j’entende. « Rustre, opiniâtre, énervante, décevante »… c’est assez insultant chez toi, non ?
Il a détourné le regard.
— Tu manques de contexte.
— C’est ça. Je m’en fiche : les Llëmnoa sont pas obligés de m’apprécier et ils exercent cette liberté jusqu’au bout. Je vous en veux pas, moi non plus je vous aime pas beaucoup.
Les traits de Nyemëlls se sont plissés sous la colère.
— Tu ne rends vraiment pas ça facile ! Je loue la patience infinie d’ëlla-Chal !
— Hun-hun.
— N’importe qui se sentirait honoré, à ta place. Pourquoi cherche-t-elle encore ta présence ?
— T’es jaloux ou quoi ?
Tu l’as aussitôt regretté, mais quelque chose te donnait envie de l’asticoter.
— Jaloux de quoi ?! a-t-il crié. D’imposer mon indocilité à ëlla-Chal ? Et la vue et l’odeur du sang de mes victimes ?
Ç’aurait été ton tour de baisser les yeux si tu avais été moins têtue, mais tu as fixé un regard dur sur Nyemëlls. Et puis quoi ? Tu n’allais tout de même pas t’excuser. Comme si on t’avait laissé le choix. C’était le crime des Llëmnoa bien avant d’être le tien, non ?
— D’être tout le temps près d’elle, as-tu corrigé.
— Quoi ? a fait Nyemëlls, confus. Elle a l’âge d’être ma mère !
Tu as souri.
— Ödhaiya serait ravi de l’apprendre, il se faisait du souci.
— Il a raison de s’en faire, elle ne voudra jamais d’une tarte comme lui.
Ton sourire s’est agrandi. Nyemëlls n’était pas si agaçant, seulement difficile à cerner.
— On fait la paix ? J’aurais pas dû te chercher, on m’a dit que t’étais tendu depuis la mort de ton père.
Sa soudaine froideur est devenue palpable. Tu t’en es voulu un instant, mais te lassais de toujours marcher sur des œufs en présence d’Ælvn ou de sang-mêlé pratiquement ælv.
— Ça m’a échappé, as-tu admis.
Nyemëlls n’a pas répondu.
— Dans les clans, on voit des morts en permanence, alors j’oublie que c’est différent, ici.
— Si vous étiez civilisés, vous n’en verriez pas tant.
Vous ?
Tu as marqué une pause. Nyemëlls se prenait-il pour un Ælv ? Ou refusait-il, comme toi, d’admettre son métissage ?
À sang semblable, vous haïssiez le peuple de cœur de l’autre. Aucun terrain d’entente n’existait.
— Qu’est-ce que tu reproches aux Dai, concrètement ?
Tu te doutais de la réponse, mais l’animosité de Nyemëlls t’avait toujours semblé plus personnelle.
— Ils ont tué mon père.
Tu es restée silencieuse quelques instants.
— Pourquoi ?
Tu t’es giflée mentalement. De toute évidence, ce n’était pas la question adéquate, mais tu t’étais piégée toute seule et as décidé d’intervenir avant la riposte du Llëmnoa.
— Tu crois que t’en baves ? T’as jamais ne serait-ce que vu la mort en face ! Ton père a disparu loin de tes yeux et on l’a même enterré pour que t’aies pas à apprendre à quoi ressemble un cadavre.
Tu savais que tu venais de commettre un nouvel impair. C’était la vérité, et alors ? Qu’est-ce que ça changeait, que Nyemëlls ait été protégé jusque dans ses drames ? N’était-ce pas toi l’envieuse, au fond ?
Le Llëmnoa tremblait.
— Tu peux parler… a-t-il soufflé avec dégoût. Je suis désolé d’avoir seulement perdu mon père et que ce ne soit digne ni de ton temps ni de ta considération. Ceci dit, en quoi tout ce qu’il t’est arrivé est-il ma faute ? En quoi est-ce notre faute ?
Il s’est trituré l’oreille, à la recherche d’un bon mot.
— « Ne nous blâmez pas pour les récits que vous tissez, ne nous blâmez pas pour les guerres que vous menez. »
Il venait de citer L’Histoire merveilleuse de la lignée d’Aëreval, comme tu l’as découvert des cycles plus tard.
Il n’avait pas tort, alors tu n’as pas bronché. D’un autre côté, Baraghi et les Ælvn t’avaient appris à courber l’échine et tu en avais assez. Mais Nyemëlls n’était effectivement pas responsable.
— Je te blâme pas, as-tu dit.
— Pff, encore heureux.
Il s’est gratté la nuque, l’air désolé.
— Tu sais, si tu avais fait preuve de respect et de politesse, tu aurais pu recevoir un accueil très chaleureux et même être acceptée. Au lieu de ça, tu as choisi les sauvages pleins de haine qui s’entre-tuent, incapables de se supporter eux-mêmes et encore moins les autres.
Tu trouvais plus facile de discuter quand il s’exprimait sans détours.
— Riao m’acceptera si je deviens forte. Mais les Ælvn me verront toujours comme une intruse. Je leur ressemble pas, c’est tout.
— Je pense que ton ignorance t’empêche d’y réfléchir clairement.
— Comment tu peux dire ça, alors que tu connais si peu les Dai ?
— Mais grandis ! Si tu n’étais pas obnubilée par la petite tragédie personnelle de ton métissage, tu pourrais employer ton énergie à la réflexion. J’essaie d’être de ton côté !
Tu as failli t’étrangler.
— De mon côté ? Vraiment ?
Et il s’en est allé en soufflant.
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