Du Sang sur les murs - 2

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Pour sa première entrée au dôme de Chal, Nyemëlls accompagnerait Royan, entre autres pour le présenter au personnel de sorte qu’on ne le chasse pas les fois suivantes. Il a traversé le quartier yudæl, plus odorant encore que dans ses souvenirs, et s’est enquis de la direction de la forge de Cari. Il l’a trouvée à la frontière du quartier du commerce. Là, il a tendu une missive scellée à la Tick qui s’est appliquée à déchiffrer la calligraphie d’Oëlevva. Elle a ronchonné en comprenant la teneur du message.

— Et vous êtes obligés de faire ça maintenant ?

— Ça vient directement d’ëlla-Chal, je pense que oui, a répondu Nyemëlls en haussant les épaules. J’ai pris la liberté d’ouvrir un poste aux voyageurs pour remplacer Royan pendant ses absences.

— Mais il s’agit pas juste de forger des armes ou des armures. Va falloir que je forme le nouveau à réparer vos bidules, ça va encore me ralentir.

— Je peux en tenir compte et repousser la date butoir de vos commandes.

— Ouais… C’est un coup de la Nëluuj ça, non ? Déjà que Royan en glande pas une, si en plus elle envoie un Llëmnoa pour lui dire de moins bosser…

— Je ne fais que délivrer le message. Et le paquet, a-t-il ajouté au sujet de Royan.

Cari l’a invité à s’asseoir en attendant le loup et a commencé son labeur quotidien. Elle avait allumé la forge et préparé les différents bains, ne restait qu’à se mettre à l’ouvrage à proprement parler.

Nyemëlls a patienté, observant les mouvements de Cari et le va-et-vient de la foule.

— Suis-je arrivé trop tôt ? a-t-il demandé au bout d’un moment.

— Non, je t’avais prévenu qu’il glande rien.

Nyemëlls est resté assis, impassible.

Royan a fini par débarquer, essoufflé d’avoir couru, un malaku croqué à la main.

— Je finis mon petit-déj’ et je m’y mets ! Kaz m’a pas réveillé, j’ai détalé comme un taré.

— Je t’avais dit d’engager un réveilleur.

— J’ai pas envie de voir la tronche d’un Ælv au saut du lit. S’ils laissaient juste entrer la lumière dans le dortoir, y’aurait pas de souci.

Le Rokian a ingurgité son malaku en vitesse avant de sortir divers aliments de ses poches. Son regard s’est alors posé sur Nyemëlls, toujours assis.

— Euh… T’as un nouvel apprenti ?

Cari s’est esclaffée.

— C’est ça, et il bosse aussi dur que toi, t’as vu.

— Ben, il fait rien du tout, même.

Dixit le Rokian en retard qui bouffe au lieu de se mettre au boulot.

Royan a laissé son pain rôti en plan et s’est envolé décrocher ses outils.

— T’emballe pas, lui a dit Cari. Le Llëmnoa est venu te chercher.

Royan a froncé les sourcils.

— Si c’est pour m’accuser d’avoir piqué dans la réserve, tu fais fausse route. J’ai assez de rations pour Kaz et moi et de toute façon j’ai même plus le temps d’y aller en personne.

— D’accord, a fait Nyemëlls, pris de court. Je suis venu relayer la proposition d’ëlla-Chal. Nous vous autorisons, si vous le souhaitez, à vous rendre dans l’enceinte du dôme de Chal et ce, sur l’ensemble de vos jours de repos, qui s’élèveraient alors à trois par passage de Pirishël au lieu de deux, si je ne m’abuse.

— T’abuses pas du tout ! a répondu un Royan radieux.

— Je présume que l’arrangement vous sied ? Vos rations actuelles resteraient inchangées. Je m’appelle Nyemëlls, au fait.

— Je vais pouvoir voir Caei ! a-t-il dit en dansant.

Cari roulait des yeux, mais s’amusait.

— Vire, avant que le Llëmnoa change d’avis.

— Tout de suite ? Si j’avais su, je serais venu à l’heure, a ricané Royan.

Il a rangé ses outils et suivi Nyemëlls en sautillant, tout prêt à courir, mais forcé d’attendre son guide. Il a fait un rapide demi-tour pour récupérer son pain rôti.

— Tu seras de corvée de frappe à ton retour !

Royan l’a saluée de la main en souriant largement, trop heureux pour s’en soucier pour l’instant.

— Donc j’ai du repos supplémentaire juste parce que je connais Caei. C’est trop cool, le piston !

— Trois jours, ça reste peu, a remarqué Nyemëlls sans réfléchir. Ce serait seulement satisfaisant si vous travailliez des quarts de jour tout au plus.

— C’est même pas la peine, on nous virerait de la Cité si on bossait pas comme des esclaves.

Nyemëlls s’est cantonné au silence. Royan s’est gratté la nuque.

— Euh, je sais pas si j’ai le droit de dire ça. Tu vas pas le répéter ?

— À qui ? Je me range du côté d’ëlla-Chal et des sang-mêlés, même de ceux qui ne veulent pas de mon aide.

— Oh, t’es comme Caei ?

Nyemëlls a forcé un rictus aimable.

— Autant que qui que ce soit peut l’être, j’imagine. Malgré ça, je suis d’avis qu’on lui coupe la langue.

— Bah, elle pourrait toujours parler celle du silence.

— La langue du silence ? a répété Nyemëlls.

— Vous avez pas ça chez vous ?

— Je ne sais pas. Qu’est-ce que c’est ?

— Les Dai à la voix animale parlent la langue du silence.

— Donc… ils parlent, ou ils ne parlent pas ?

— Ils parlent, mais avec des bruits et des gestes au lieu de paroles. Les Riaon dans ce cas rugissent très bien, mais ils peuvent pas parler dai.

— Ce serait une sorte de langage corporel ?

— Si tu veux. Mais ça sert pas juste à montrer qu’on est en colère ou content. Tout ce que tu peux dire, ils peuvent le dire.

— J’ai du mal à imaginer.

— Tous les Ælvn peuvent parler ?

— S’ils ne parlent pas, c’est qu’ils n’ont rien à dire.

Royan n’a pas semblé convaincu. Nyemëlls s’est frotté le menton. Lui aussi y croyait peu, à la réflexion.

— J’ai vu des Ëlvessei qui ne peuvent pas entendre, s’est-il souvenu. Ils devinent les mots sur les lèvres.

— Hm. Y’a pas de Dai sourds. Je pense qu’on les tue pour leur éviter de souffrir ou d’affaiblir le clan.

— Mais c’est horrible !

Nyemëlls le savait déjà, mais chaque fois la nouvelle l’outrait tant qu’il parvenait à se convaincre de l’avoir mal comprise.

— C’est pas comme dans la Cité… s’est senti obligé de justifier Royan. C’est toujours la guerre et les Ælvn ont pas beaucoup d’enfants malades ou difformes par rapport à nous. Ça laisse pas grand choix aux clans : soit on risque que nos petits se fassent massacrer par des inconnus, soit on les renvoie aux koxjin, entourés par leurs proches et sans douleur.

Pour Nyemëlls, il manquait à la position manichéenne de Royan un juste milieu. N’existait-il pas de troisième voie ? Une où l’enfant ne serait tué ni par sa famille ni par ses ennemis ? Mais il n’en a rien dit. De son expérience, les Dai ne changeaient jamais d’avis. Inutile, donc, de se livrer à un tel exercice.

Nyemëlls et Royan ont quitté le dôme des voyageurs et suivi le chemin en direction de celui de Chal. Royan, pressé, trottinait puis s’arrêtait le temps que le Llëmnoa le rattrape. Quand ils croisaient d’autres Dai, il les interpellait avec de grands gestes, auxquels on répondait par des saluts timides et confus sitôt qu’on remarquait l’Ælv à ses côtés, dont la robe ceinte de rubans au nom de Chal signalait le rang élevé.

— Tu connais Caei, alors ? a demandé Royan, qui marchait en équilibre sur les fines pierres bordant la route.

— Je l’ai déjà vue. Nous avons déjà parlé.

— Elle a l’air moins en colère qu’avant.

— Lyoonëi lui a dit la même chose. Caei aurait répondu que c’est parce que taper l’aide à se détendre…

— Haha ! Pour ça, elle a pas changé, a admis Royan.

— J’ai cru comprendre que vous la connaissez bien ?

— Depuis toujours.

— S'est-elle toujours comportée ainsi ?

Il a pris son air le plus sérieux.

— T’as dit que t’étais du côté des demis, donc t’es de celui de Caei ?

— Je m’y efforce, mais elle me rend la tâche difficile.

— Faut pas lui en vouloir, a-t-il imploré. Je sais qu’on dirait pas, mais elle fait de son mieux. Elle était différente, avant tout ça.

Nyemëlls a réalisé qu’on lui livrait une confidence et s’est senti gêné avant de rationaliser qu’après tout, l’histoire le concernait aussi.

— Elle était… épanouie, tu vois ? a poursuivi Royan. Une vraie Dai. Turbulente, avec de grands yeux curieux, le sourire rieur, l’enthousiasme contagieux, tout le temps couverte de terre. La lueur du clan, quoi.

Nyemëlls a laissé échapper un gloussement. C’était aux antipodes de la Caei qu’il connaissait.

— Même les gamins plus âgés l’auraient suivie jusqu’au bout du monde. Ce qu’elle disait, pour eux, c’était La Vérité, et rien à voir avec le fait d’être la fille de la Naræs. C’est juste qu’elle avait ce type d’énergie, elle rayonnait ou quelque chose du genre… une aura de meneur, en gros. Mais pas un truc terrifiant comme Baraghi, évidemment. C’était une petite aura attachante de gamin. Une flammèche de joie sauvage. Je sais pas trop comment l’expliquer. Mais c’était la reine du monde, surtout quand Baraghi la portait sur ses épaules.

Nyemëlls s’est senti mal à l’aise. Avait-il le droit d’en apprendre tant ? Si tu le découvrais… qu’importe, il n’avait pas forcé le Rokian à s’épancher. Il n’avait rien à se reprocher.

— Elle est morte en un sens, ce jour-là.

— Ce jour-là ? a répété Nyemëlls.

— Le jour où elle a perdu Ak… Carunae, je veux dire. La Naræs et la mère de Caei. Elle t’en a pas parlé ?

— Si, a menti Nyemëlls. Mais jamais en détail.

— Baraghi a jeté Caei dans la hutte des esclaves, en gueulant qu’il fallait plus l’appeler « Caei » et qu’elle portait un nom yu maintenant. Elle était complètement paniquée.

Le reste des captifs avaient surtout été fâchés par le bruit, mais Royan s’était approché de toi. C’était la première fois qu’il y avait eu une autre esclave de son âge. Pour te consoler, il t’avait posé une main sur l’épaule, mais tu t’étais déchaînée contre lui. Pas contrarié, il avait fait de son mieux pour te calmer, avec ses mots d’enfant. Petit à petit, après des jours, peut-être des cycles de Pirishæl, tu lui avais accordé ta confiance.

Dans le même temps, Baraghi avait attisé ta colère. Une colère qui n’a commencé à s’estomper qu’au dôme de Lyoonëi. Tu avais été le cœur de son tovæl, jusqu’à ce que tu ne le sois plus. « Tout tourne aux cendres ou à la merde », disent les Dai, « et même le sang brunit ».

— Il était plus vache avec elle qu’avec les autres esclaves, je trouve. Elle faisait pas ce qu’il demandait, alors il l’attrapait par le cou et la frappait jusqu’à ce qu’elle cède, ce genre de choses. Et têtue comme elle est, il recommençait à chaque fois qu’il voulait qu’elle obéisse.

Une fois, Baraghi s’était tellement emporté que tu avais été incapable de bouger pendant des jours. Royan était venu te tenir compagnie le plus souvent possible.

— Y’a aussi eu une période où il l’avait enfermée dans une cage haute comme ça. T’as juste la place où t’asseoir, ça te force à te mettre tout courbé.

Nyemëlls n’a pas caché son scepticisme : même en se contorsionnant, il aurait été bien en peine de glisser ses jambes dans la boîte invisible que mimait le loup.

— Je ne veux pas vous remettre en question, mais je pense que vos souvenirs exagèrent.

— Non, c’est bien ça. On était mômes, aussi. Pas plus de cinq essoan.

Nyemëlls a fermé les yeux tandis qu’un vent d’horreur lui frappait le cœur. Des sang-mêlés qui n’avaient fait que cinq fois le tour de Mur se faisaient torturer… Au même âge, Nyemëlls ignorait jusqu’au concept de violence. À partir de son septième cycle, sa plus grande inquiétude consistait à dissimuler sa queue de Dai. La Cité avait été un havre de paix en comparaison du clan Riao.

Sans pardonner ton insensibilité, Nyemëlls concevait mieux que tu ne comprennes pas sa douleur. Perdre un parent, qu’est-ce que ça représentait, pour toi ? Il avait profité d’une enfance idyllique, à ton sens. Et pourtant, même s’il compatissait de toutes ses forces, sa peine était réelle. Peu importe la mesure de la tienne, la sienne n’en était pas moins vraie.

— Des enfants ne devraient pas vivre ça, a-t-il concédé. Ni des adultes. Pourquoi ne pas vous être enfuis plus tôt ?

— C’est risqué. Déjà, y’a des zones de la forêt où même les arbres ont l’air de vouloir te bouffer. Et puis quand un esclave se carapate, le clan entier le traque et le punit. La plupart attendent juste une alliance ou une attaque de leur clan pour le rejoindre. Le problème, c’est dans les cas comme le nôtre, où personne cherche à nous récupérer. Enfin ça a pas empêché Caei d’essayer de ficher le camp. Baraghi lui coupait un doigt de pied à chaque fois, du coup elle pouvait plus se lever, donc Baraghi la frappait pour qu’elle bosse et ça la motivait encore plus à se casser. Un vieux cercle vicieux, quoi.

Nyemëlls n’a pas su quoi répondre.

Ëëlsollanöl fassayöl, a-t-il simplement dit.

— Désolé de quoi ?

Il a pris une inspiration.

— De ce qu’il vous est arrivé.

— Ah, ben c’est pas ta faute.

Nyemëlls a acquiescé. Quelque part, pourtant, il se sentait coupable. Responsable de rien, impuissant à changer ces événements de toute façon passés, il avait ressenti le besoin irrépressible de s’excuser.

Il avait peut-être mis le doigt sur le grand chiasme entre Ælvn et Dai : l’un s’apitoie sans rien faire, l’autre s’y refuse et se débat. Peu étonnant, dès lors, que les mille pardons des Ælvn agacent les Dai.

Je ferai mieux, s’est promis Nyemëlls, je compatirai et j’agirai.

— Le pire, a repris Royan, c’est que je préfère la nouvelle Caei.

Nyemëlls s’est contenté d’écouter en silence.

— Juste parce qu’on était pas amis quand elle avait la joie de vivre. C’est égoïste, hein ?

Un petit rire a échappé à Nyemëlls.

— Elle parle de vous comme si vous étiez trop pur pour le monde. Je commence à comprendre.

— Trop pur...? a répété Royan, interloqué.

Un sourire lutin s’est dessiné sur ses lèvres.

Bientôt, ils ont atteint la porte massive du dôme de Chal, fermée et gardée. Même Nyemëlls n’a pas pu y faire entrer Royan sans produire l’autorisation revêtue du sceau de Chal, à la suite de quoi il a présenté le Rokian à l’ensemble du personnel, lettre toujours en main, comme pour attester que, réellement, ce Dai ne le tenait pas en otage.

Nyemëlls a poursuivi les introductions jusqu’à la tombée du jour, répétant chaque fois son discours : il était permis à ce Dai-ci de circuler de manière raisonnable dans le dôme de Chal. Royan a cru qu’il ne te verrait pas ce jour-là, mais n’a pas laissé son humeur s’assombrir. Nyemëlls était de bonne compagnie et ne s’offusquait pas aussi facilement que ses concitoyens.

À la naissance de la nuit, le Llëmnoa l’a accompagné dans un dernier détour et Royan s’est réjoui quand il a reconnu l’effluve familier.

— Royan, interdiction formelle de pénétrer la suite de Chal.

— Je sais même pas où c’est.

— Juste devant vous.

— Oh.

— Vous avez quartier libre, mais la Nëluuj reste en poste. Bonne soirée à tous les deux, a-t-il ajouté en s’éloignant.

Tu l’as suivi des yeux jusqu’à ce qu’il soit hors de portée de voix.

— Qu’est-ce que tu lui as raconté ? as-tu demandé à Royan en écourtant vos embrassades. Il a l’air sympa, aujourd’hui.

— Tout et rien. Il me fait penser à toi, un peu.

— C’est un akci.

— Hm, c’est vrai que Nash et l’Apræncal aussi, me font penser à toi.

— J’espère avoir plus en commun avec Nash et Lyoonëi qu’avec Nyemëlls. Il est un peu… constipé.

Royan a été pris de doute. En avait-il trop dit au Llëmnoa ?

— En parlant de boyaux, ta mission, là… C’est un brin… C’est pas très normal… si ? Ils t’ont encore fait tuer des Riaon ?

— … Ouais.

Un court silence s’est installé.

— Je suis pas de la même espèce cela dit. Y’a que les gens comme Nash qui sont vraiment de mon clan, dans le sang. Y’a qu’eux que j’ai pas le droit de tuer, hein ?

— Tu te sens pas Riao alors ?

— J’aime pas cette conversation, as-tu dit en détournant la tête.

Royan t’a posé la main sur l’épaule, le visage dénué de la moindre trace de reproche. Il t’est venu à l’esprit qu’il se montrait trop indulgent.

— On m’a demandé de faire quelque chose de différent, as-tu annoncé pour dévier la discussion, mais j’ai pas vraiment l’entraînement pour. J’aurais besoin de quelqu’un au nez fin…

— Moi !

— … un bon traqueur…

— Moi, moi, moi !

— Quelqu’un de logique, qui aurait le sens de la déduction…

— Moi !!

— Tu connaîtrais quelqu’un ?

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