Une Mort propre - 1
Au dôme d’Amës, une fontaine réduite crachait ses eaux parfumées sur le jardin résidentiel d’un secteur prospère. Une lampe pastel grésillait sur les buissons colorés. Nul doute qu’elle figurerait en tête des préoccupations du prochain conseil.
Les Ælvn avaient débarrassé le corps, proprement. Ils avaient aussi lavé le plancher, proprement, et repositionné les fleurs. Proprement.
Vous n’avez pas tout de suite remarqué que le garde s’était arrêté au détour d’un énième couloir pâle et avez poursuivi votre chemin.
— C’est ici, vous a-t-il dit.
— Ici quoi ?
— Que l’un de nos citoyens a perdu la vie.
Vous avez reniflé les alentours. Même Royan avait du mal à percevoir quoi que ce soit qui sorte de l’ordinaire.
— Ça sent un peu le sang, mais c’est tout couvert par leurs huiles et le passage des gens, s’est-il attristé.
— Faut qu’on suive des traces qu’ils ont nettoyées… Ils me prennent pour qui ?
— Ils ont le nez pourri, ils savaient pas.
— Ils savent jamais parce qu’ils demandent jamais.
Tu as soupiré et considéré les alentours. Tu as enjoint au garde d’au moins limiter la circulation.
— Tu trouves quelque chose ? as-tu demandé à Royan.
— Genre quoi ? Des empreintes ? Des branches cassées ? Des crottes ?
— Laisse tomber…
— Je peux pas être sûr, mais je pense que l’odeur de sang vient seulement de l’Ælv. Un mâle, je dirais.
Le garde a acquiescé.
— Mystère résolu alors, as-tu ironisé.
Royan a continué de humer l’air.
— Y’a bien l’odeur de quelques Dai, mais rien de très net.
— Ça sent le Frreshie et le Boꜵr, déjà.
— Le Rokian aussi, mais c’est p'tet moi.
— Vous vous êtes bien posé deux-trois questions avant de tout ranger, non ? C’est quoi les infos ?
Tu t’adressais au garde.
— Oui. Les ëlla-Llëmnoa m’ont confié un rapport à vous transmettre, a-t-il dit en te tendant un rouleau.
— Il dit quoi ?
— Il comprend de nombreux détails repoussants. Je n’oserais jamais…
— Allez, j’en ai déjà vu, des cadavres. Fais-moi la version abrégée.
Le garde a dégluti.
— Eh bien… La victime s’appelle… s’appelait Maafaala, deuxième fils d’Emmesal et d’Alsaöth. Maafaala a été attaqué à deux reprises. On l’a blessé au bras à la première occasion, mais il ne souffrait que de contusions et a prétendu qu’il n’y avait pas à s’inquiéter. La deuxième fois… eh bien, c’était aussi la dernière.
— On l’a attaqué une première fois ? Comment ça ?
— Il n’y avait pas de témoins, mais Maafaala a accusé un Dhaemon.
Tu t’es gratté la nuque. La culpabilité d’un Dai était probable.
Cette mission incongrue te fatiguait déjà. À coup sûr, on te l'avait confiée seulement parce que Sooyolane requerrait du temps sans toi pour souffler.
— Il était sûr de s’être fait attaquer ? C’est pas juste un pote dai qu’aurait mal mesuré sa force ?
— À notre connaissance, Maafaala ne comptait pas d’amis dhaemon et il maintenait fermement avoir été attaqué.
— Et il a pas dit qui c’était ? Quel clan, au moins ?
— J’ai bien peur que non.
— Quoi d’autre ? Tu peux faire la version moins abrégée. C’était quel genre de baston ? Y’avait des armes ? Des insultes ?
— Il est écrit, je cite : « Maafaala a subi un premier attentat à sa vie aux mains d’un ou d’une Dhaemon, dont il n’a pas souhaité divulguer l’identité, un tiers de cycle de Pirichël et un jour avant son trépas. »
Royan et toi avez esquissé une moue incrédule.
— Un Dai essaye de le buter et il s’en sort avec un bleu ?
— C’est qui, ce Maafaala ? Un super soldat ? Et le Dai savait pas encore marcher ?
— Je ne dispose que des informations du rapport. Maafaala n’était pas soldat, il supervisait la laverie.
Tu as tendu la main au garde pour qu’il te donne le rouleau.
— Ça se peut si le Dai a été interrompu la première fois, auquel cas quelqu’un a pu voir quelque chose.
— C’est pas de la traque ça, c’est des commérages, a grogné Royan.
— Nous nous sommes déjà entretenus avec ses parents. Nous avons obtenu peu de résultats, mais vous rencontrerez peut-être davantage de succès.
— Bien sûr. Ils seront ravis de déballer leur sac à des Dai après ça.
Le garde a insisté pour vous guider jusqu’au domicile familial de Maafaala. Vous avez atteint la demeure d’Emmesal et d’Alsaöth.
Un Ælv, fin et blond comme le reste de son espèce, a ouvert au garde puis refermé la porte sur vos nez. Le seul surpris était votre escorte, qui a poussé un « oh » chétif et indigné.
— Qui… qui est-ce ? a demandé une voix éplorée de l’autre côté de la porte.
— Ces voyous qui ont tué mon fils, je parie !
— Oh non… Vous ont-ils fait du mal, monsieur le garde ? Restez ici, ne… ne sortez pas !
Il s’est éclairci la voix.
— Il s’agit d’ëlla-Nëluuj, juste au-dehors… Venue démasquer l’affreux individu qui a…
Les sanglots de la mère de Maafaala l’ont convaincu de laisser sa phrase en suspens.
— Vous avez mené des Dhaemon jusque chez nous ! s’est indigné Emmesal. Et vous faites pleurer mon épouse !
Tu allais faire demi-tour, Royan sur les talons, quand Alsaöth a ouvert la porte. Tu as étouffé un soupir en te mordant la lèvre, puis fait face à l’Ælv. Son menton tremblotait ; parce qu’elle pensait à son enfant décédé ou parce que c’était la première fois qu’elle voyait des Dai d’aussi près.
— Puis-je… Puis-je vous rafraîchir ?
— Hm… Il fait pas si chaud.
Elle a cillé.
— Euh… De l’eau ? Vous voulez ?
Elle en perdait ses mots. Emmesal a pesté.
— Et puis quoi encore ! Et s’ils viennent nous faire taire, nous aussi, tu y as pensé ?
— Vous « faire taire » ? as-tu relevé. Vous pensez qu’on a tué votre fils pour un secret ?
Emmesal a croisé les bras et hoché la tête avec vigueur. Alsaöth lui a tenu la main, moins certaine.
— Vous comptez vraiment trou… trouver le responsable ? Et le punir ?
Tu as acquiescé. Si par « vous », elle entendait « la troupe du dôme de Chal », tu ne mentais même pas.
L’Ælv s’est affairée pour vous servir à boire. Son mari grommelait sur un siège inconfortable. Le garde se prenait pour un pilier dans un coin de l’antichambre.
— Mon pauvre petit bonhomme, a-t-elle soufflé en vous offrant des verres. Un bien gentil garçon. Jamais un m… mot plus haut que l’autre avec ses par…
— Ceci ne les regarde pas ! Nous avons tout dit aux gardes, vous savez ? Des Dhaemon ne sont pas concernés.
— Mais enfin… Moi, ça me gonfle le cœur, toutes ces personnes… disposées à nous aider.
— M’est avis que les Dhaemon viennent plutôt renifler la carcasse !
Alsaöth a hoqueté de nouveau, tâchant de sécher ses pleurs avec un petit mouchoir détrempé. Le garde lui a tendu le sien.
— Je vous assure qu’ëlla-Nëluuj tient à vous prêter assistance. Un autre regard sur ce terrible événement est le bienvenu, ne croyez-vous pas ?
— Ravie d’aider, as-tu confirmé à travers des dents serrées.
Alsaöth a reniflé et tapoté ses yeux humides.
— Il travaillait à la laverie, on… on vous l’a dit ? Son emploi le rendait fier, à l’époque.
— Mais les temps ont changé ! La laverie grouille de Dhaemon, maintenant !
Tu as tapé du pied. Une fois. Royan s’est glissé entre vous deux.
— Vous pouvez, euh… nous parler de ses relations avec ses collègues ?
Emmesal s’est esclaffé.
— « Collègue » ! Avec des Dhaemon ? Vous y allez fort ! Il les dirigeait, encore heureux ! Il s’en plaignait beaucoup, évidemment.
Tu l’as invité à développer.
— Il va sans dire que les Dhaemon ne sentent pas la fleur. Quelle idée de les employer en laverie ! Maafaala a envoyé je ne sais combien de requêtes au concile des travaux, mais elles n’ont pas abouti. Le concile se fiche des bonnes gens, voilà tout !
Royan entendait craquer tes poings serrés.
— Vous savez ce que j’en dis, moi ?
Tous les yeux se sont posés sur le loup, qui étudiait une peinture aussi fade que les autres. Il n’a pas continué et vos hôtes, confus, ont repris.
— Euh… Mon pauvre chéri avait… du mal à se faire des amis, là-bas.
— Il faut dire, des Dhaemon, tout de même ! Merci aux bien-pensants d’accueillir toutes les bêtes sanguinaires à la ronde, mais les citoyens souffrent, en attendant !
— Je comprends votre détresse, mais nul besoin de recourir aux injures… a gémi le garde.
Emmesal a suivi son regard sur toi.
— Ah ! Vous n’êtes pas concernée, bien sûr. Il se dit qu’un de vos parents est un Ælv. C’est mieux que rien, je suppose.
Tu as relâché un souffle courroucé, pas loin d’exploser. Royan a frappé des mains.
— J’en dis que j’ai aussi faim qu'un meikæs coincé dans un trou depuis des pirishoan ! Est-ce que vous avez quelque chose à grailler ?
Alsaöth, sortie de sa torpeur, a tiré son époux par la manche pour composer une collation.
Du temps a passé, marqué par les chuchotements aigris et peinés qui se disputaient dans l’arrière-salle. Vous vous êtes affalés dans les sièges, imités par le garde guindé. Tu commençais à décolérer.
— Il a eu le temps de mourir et pourrir, ton meikæs.
— Je le boufferais aussi tellement j'ai faim.
Tu lui as tapoté l’épaule. Les chuchotis énervés montaient, au point qu’il devenait difficile de les ignorer.
— Ce n’était pas à Maafaala de s’abaisser au niveau des Dhaemon ! Reste dans l’ignorance si tu veux, mais il les côtoyait tous les jours. Je t’assure qu’il avait de bonnes raisons de les exécrer ! Tous des idiots incultes et violents !
— Baisse la voix, s’il te plaît…
— Sinon quoi ? Les assoiffés de sang et leur pantin vont m’entendre ?!
— Calme-toi…
Emmesal a quitté la pièce pour se retirer dans sa chambre, vous foudroyant du regard au passage. Alsaöth est sortie à son tour, vous présentant des excuses penaudes.
— Il n’est pas… Ce n’est pas le moment… Pourriez-vous revenir plus tard ? Quand il se sera calmé ?
Royan a tiré une mine triste. Son estomac protestait, mais il s’est résigné et vous a suivis au dehors du logis, dans les couloirs aux fleurs peu rassasiantes.
— J’ai vraiment faim.
Tu lui as ébouriffé les cheveux. Vous avez abandonné le garde pour vous restaurer. À la réflexion, la victime vous était antipathique : vous avez donc passé près d’un tiers de ciel à flâner sans plus vous en soucier.
*
Ödhaiya est venu en personne écourter ton second sommeil.
— Vous avez mis ces parents éplorés en bien bel état, paraît-il ! Cette simple mission vous dépasse-t-elle ?
Il faisait les cent pas pendant que des serviteurs allumaient les fyëw et te volaient tes draps. Tu t’es assise au bord du lit, encore endormie.
— On en parlera plus tard ?
— Nenni ! Ëlla-Chal m’a aussi chargé de cette affaire, mon honneur est en jeu !
— Peut-être… que tu devrais courir partout à ma place… as-tu murmuré, trop assoupie pour te faire entendre.
— Tut-tut-tut, pas encore réveillée ? Moi, je me contente d’un sommeil par jour, d’un tiers de nuit et pas plus !
— C’est pour ça que… tu fais tout… décrépi…
Tu t’es frotté les yeux. Ödhaiya n’avait pas l’air d’avoir écouté.
— Les gardes vous ont cherchée partout. Où étiez-vous passée, encore ? Avez-vous progressé ? Je doute que les parents tiennent à vous revoir, explorez donc d’autres pistes.
Il s’est tu un instant pour respirer. Tu as fait signe aux serviteurs de l’escorter vers la sortie. Ils se sont exécutés, sourire aux lèvres, tandis qu’Ödhaiya poussait des exclamations indignées.
Enfin levée, tu as fait mander Niashæl pour t’entretenir avec elle :
— J’ai passé tout ce temps à essayer d’apprendre à me battre, alors que j’aurais dû apprendre l’ubiquité. Ils se rendent compte ou pas ? Je peux pas constamment surveiller Sooyolane et garder la Cité et mener l’enquête ou je sais pas quoi.
Niashæl a haussé les épaules. Les ordres étaient les ordres.
— Ils t’ont demandé d’enquêter, à toi ? a-t-elle vérifié d’un ton confus.
— Ouais. Pourquoi ?
— Rien.
Tu as froncé les sourcils.
— Pas que je sois pas ravie que tu m’aies appelée, a poursuivi Niashæl, mais pourquoi je suis là, au juste ?
— Royan est pas dispo.
— T’avais pas envie de te retrouver toute seule avec des Ælvn ? t’a-t-elle taquinée.
— Hmph. Y’a pas mal de monde, c’est tout. On étouffe un peu.
Tu as pénétré dans l’élévateur, vide à cette heure. Niashæl t’a emboîté le pas.
— Et tu en es où, avec Maafaala ?
— C’est qui Maafaala ?
— L’Ælv qui est mort. T’as rien suivi ou quoi ?
— Si, si, c’est bon. Euh, ben j’ai parlé avec ses parents. Pas dingues des Dai. Le… Maafaala supervisait des Dai à la laverie et le père pense que l’un d’eux est responsable.
Niashæl a froncé le nez. Tu as haussé les épaules.
— Honnêtement, y’a peu de chances que ce soit un Ælv.
— J’aime pas ça, a-t-elle dit. Si on trouve que c’était bien un Dai et qu’on rapporte ça aux Llëmnoa, qu’est-ce qu’il va se passer pour les Yudæln ?
— Il se passera rien, parce qu’on va rien trouver, parce que des débiles ont effacé toutes les traces.
— Le corps n’a rien révélé du tout ?
— J’ai pas vu le corps, ils ont tout bazardé.
— Euh… Tant que ses proches n’ont pas consenti à son trépas, on n’a pas pu l’enterrer. Il doit se trouver dans la salle des obsèques.
— Sérieux ?
Tu as tapé du pied.
— On m’a rien dit !
Une ombre a traversé le visage de Niashæl. Maafaala avait de la chance, sa dépouille serait bien traitée.
— Tu veux qu’on y jette un œil ? a-t-elle demandé.
— Plus tard. On va déjà causer aux Dai. Et si ça sent mauvais pour les Yudæln, on n’est pas obligées de le répéter ?
Elle a paru hésiter, mais fini par acquiescer.
Laavel avait pressenti tes réticences : « Ëlla-Nëluuj, avait-il dit d'un ton protocolaire, si nous ne démasquons pas le coupable, autant expulser l’ensemble des Dai. » Mais il ne s'y résoudrait pas vraiment, si ?
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