Une Mort propre - 2
Nichée entre un dôme et un ruisseau, la laverie ne paraissait pas le pire lieu de labeur. Les buandeurs ont répondu, confus, à vos signes de main.
— Bah ! C’est sympa de vous voir, mais vous cherchez pas des bannis ici, quand même ?
— Non, Zaær. C’est en rapport avec Maafaala.
Le Rokian a grimacé.
— J’aime pas cette histoire.
— Nous non plus. On peut parler à qui ? Vous avez un chef d’équipe ?
— Mælksh.
Il a pointé un cabanon à l’arrière, où une Frreshie rossait des tissus comme pour les réprimander. Elle a levé les yeux avec gaieté lorsque vous l’avez appelée.
— Mais ! Vous faites quoi ici ? Oh non…
Elle s’est rembrunie.
— C’est pour Maafaala, c’est ça ? Il casse les pieds même cané, lui.
Vous avez acquiescé et l’avez incitée à en parler.
Jusqu’à sa mort, il récupérait le linge sale des Ælvn et le confiait aux Dai qui l’emmenaient près du lac. Là, un sillon alimentait et filtrait l’eau du bassin dans lequel les laveurs jetaient leurs caisses de linge et activaient les fyëw. Pour les tissus récalcitrants, ils sortaient les brosses à fyëw. Enfin, ils rapportaient le linge humide à Maafaala et le pendaient dans la buanderie dont un autre fyëw filtrait l’air frais et venté.
Maafaala aimait le propre, sa famille et aller au lac…
— Mais il aimait pas les Dai.
— D’accord, mais enfin c’est loin d’être le seul, as-tu répondu à la Frreshie. Il s’est pas fait de copains ici, du coup.
— Pas vraiment.
— Au point qu’on cherche à le buter ?
Son visage s’est décomposé.
— Vous vous considérez comme Yudæln-Yudæln ou pas ?
— S’il y a besoin de nous poser la question, j’imagine que non, a répliqué Niashæl.
Tu as secoué la tête.
— On est Yudæln. Nash s’est juste pas encore habituée à l’idée du clan. Mais s’il faut trancher entre Yudæln et Ælvn, elle choisira les Yudæln sans hésiter, pas vrai ?
— Oui, a menti Niashæl.
Mælksh a plissé les yeux.
— Je parle à Caei seule.
Niashæl a haussé les épaules.
— Toi, tu es du côté du louveteau, t’a chuchoté la Frreshie après avoir fermé la porte. Et le louveteau est un Yudæl.
La Riao blanche n’est pas Dai et toi non plus. Alors je me méfie.
Tu as secoué la tête.
— C’est bas, je me suis toujours rangée du côté des Dai.
— Pourtant tu obéis aux Ælvn.
— Parce que toi, tu leur fais la lessive pour le plaisir, peut-être ?
— Je dis juste ce qui est, s’est justifiée Mælksh. J’ai dit que je te parlerai, je le fais.
— Alors qu’est-ce que tu voulais me dire avant de nous traiter d’akcin ?
La Frreshie a entrouvert la bouche de surprise et soufflé comme si tu avais sorti une absurdité.
— Riao loufoque ! Maafaala a raconté partout une attaque, la première fois. Je n’y crois pas. Personne ici n’y croit. Il n’avait que des bleus, des petits bleus d’Ælv. Pas le rouge dont sont ivres les Dai.
Tu as soupiré.
— Tu m’apprends rien.
— C’était pour nous narguer ! a continué la Frreshie. À coup sûr, il était juste tombé. Mais il voulait passer pour un fort.
— Ou justifier son mépris des Dai.
— Personne n’a aimé. Il faisait croire aux Ælvn qu’un Dai pouvait être aussi faible !
Elle a jeté un œil inquiet vers l’entrée.
— Il y a aussi…
— Oui ?
— Maafaala avait quelques amis parmi les Ælvn. Moma sait des choses… Il les a vus s’en prendre à la petite Saæl.
— Saæl ? C’est à cause de lui qu’elle boude ?
— Hmm… Saæl boudera, avec ou sans Ælvn crétins.
— Qu’est-ce qu’ils lui ont fait ?
La colère de ta voix t’a étonnée. Mælksh a chuchoté.
— Peur, surtout. Des insultes, des choses qui ne blessent pas le corps.
— Ils flippent surtout de s’en prendre à un Dai adulte, tu veux dire.
Elle a posé un index sur sa bouche.
— Moi, je n’ai rien dit.
Tu as serré les dents. Ce Maafaala méritait de moins en moins justice.
— Tu penses qu’un d’entre vous a pu le tuer en représailles ?
— Ça, je ne sais pas. Mais moi-même, je le voulais. Je me suis retenue, a-t-elle précipitamment ajouté.
Tu l’as considérée. Les traits des Frreshien sont difficiles à lire.
— Avant que je parle aux autres, est-ce que l’un d’entre vous aurait pu se trouver au dôme d’Amës avec Maafaala quand il est mort ?
— Ça dépend. Il est mort quand ?
— Y’a quatre jours.
— Quatre jours… Alors Moma, Kaæn, Madrec et Zaær ne travaillaient pas. Et moi non plus.
— Ils sont tous ici aujourd’hui ?
— Ouais.
Tu as quitté la petite pièce et es tombée sur le nouveau superviseur de la laverie, en pleine conversation avec Niashæl.
— Cette espèce-là, je vous jure… Vous effacez vos propres clans de la carte, vous déportez les Kwashil et maintenant vous vous en prenez à nous. De l’intérieur, qui plus est !
— On ne ressemble pas tous à Peliamin.
— Mais vous êtes tous Dhaemon.
— … Eh. Plus ou moins.
— Bon, as-tu interrompu, j’ai besoin de parler à Moma… et tous ceux en congé y’a trois jours.
— Ëlla-Nëluuj ! Si j’avais su…
Tu as tourné le dos à sa courbette.
— Pas le temps pour les politesses, mon vieux.
— Je vais quérir le registre, a répondu le responsable, légèrement secoué par ton impudence.
— Non ! as-tu dit en te frappant le front. Je sais qui c’est, j’ai plus les noms pour l’instant, c’est tout. Ils sont où, là ? Quel lac ?
— Permettez-moi de vous y accompagner.
— Je te permets.
Le reste des Dai de la laverie ne vous ont rien appris de plus. Tu as rayé de la liste des suspects le Nis et le Tick dont vous n’aviez pas repéré l’odeur sur la scène du crime. Ni la Boꜵr ni Zaær ne sentait le sang ni ne paraissait particulièrement agité. Tu as songé à regret que mes talents de perception auraient été utiles en cette occasion.
— Plus qu’à voir le corps, Caei.
Tu as hoché la tête.
Tu n’aimais pas l’idée de ne pas savoir, quand bien même la victime était un ennemi autoproclamé de ton espèce. D’un autre côté, tu préférais presque ne pas découvrir le meurtrier de Maafaala : il serait plus facile de cacher aux Llëmnoa une information que tu ne possédais pas. Restait à espérer que les gardes auxquels on avait également confié l’énigme rencontrent aussi peu de succès que toi. Mais sans coupable avéré, l'ensemble des Dai ne paierait-il pas pour ce crime ? Dans la balance d'un Llëmnoa, la vie de ce seul Ælv écrasait à coup sûr celle de ton peuple entier.
Tu t’es terrée dans le silence. Et toi, que faisais-tu jour après jour, sinon le génocide progressif des tiens ? Contrairement aux bannis, cependant, Maafaala ne représentait pas une menace sérieuse. L’assassin craignait-il que d’autres l’imitent, s'il laissait l'Oreilles Froides brutaliser de jeunes Dai et raconter ses mensonges haineux ? Si telle était sa motivation, alors le coupable avait échoué, car rien ne liguerait mieux les Ælvn contre les tiens que le meurtre de l’un des leurs.
— Ces Dai voulaient juste protéger leur clan et leur honneur. Où est le mal ?
— Un Ælv est mort… t’a fait remarquer Niashæl.
Tu n’avais pas réalisé avoir parlé à voix haute. Tu as mis un instant à formuler une réponse.
— Tout le monde meurt.
— Moins souvent ici qu’ailleurs. Peut-être que les Dai ont quelque chose à apprendre des Ælvn.
Les reproches envers les Dai te donnaient toujours l’impression de t’être adressés personnellement. Ils te rappelaient amèrement que tu ne pouvais pas même prétendre à t’indigner au nom d’une espèce à laquelle tu n’appartenais pas.
— Regarde, pourtant : si les Dai le voulaient, y’aurait plus un seul Ælv en vie. Ils survivent de la charité des Dai, quelque part.
— Et si quelque chose retient leur main, c’est que les Ælvn ont raison quelque part aussi. Qui protégerait la Cité sans les gardes ? Deux centaines de Yudæln contre tous les autres clans ?
Tu as secoué la tête.
— Tu veux dire qu’on a besoin que les Ælvn nous protègent ? C’est moi qui protège Chal !
— Caei, je veux pas diminuer ton importance, mais pour chaque exilé dont tu dois t’occuper, on en dissuade vingt de plus.
— Je sais ça…
Tu as songé que les Yudæln avaient simplement changé de maîtres pendant qu’ils s’employaient à fêter leur affranchissement et à s’appeler « les libres ».
— Et les gardes ælv sont pas aussi redoutables qu’un guerrier dai, mais ils ne rechignent pas à utiliser des lanceurs à fyëw en cas d’urgence.
— C’est des trucs de lâches. Pire que l’arc, encore.
— Allez, viens. On va fouiller du cadavre, ça te remontera le moral.
Vous avez quitté les berges de la laverie pour rejoindre le dôme d’Amës. Tu commençais à le détester. Un court échange auprès de gardes mieux renseignés vous a appris où reposait le corps. Tu as laissé Niashæl te guider jusque dans la salle des obsèques.
Pour un Dai qui en voulait à mort à Maafaala, il s’était retenu de manière admirable : une seule entaille avait percé son poumon par-dessous la cage thoracique. C’était ce détail qui avait fait hésiter les Llëmnoa, qui s’imaginaient que nos crimes étaient forcément des carnages ; qu’un tel raffinement, même dans la violence, était l’empreinte d’un Ælv. Mais ils se trompaient. Notre peuple ne pense pas en termes d’élégance ; il va au plus efficace. Maafaala n’avait pas besoin de souffrir, de hurler ni d’être démembré. Une mort rapide et discrète, sans effusion de sang, suffisait. Dans l’idéal, il aurait simplement disparu pour ne pas pénaliser les Yudæln. Avait-ce été le plan initial ?
Dans ton dos, Niashæl s’efforçait de ne pas poser les yeux sur le corps sans vie. Elle jetait de fréquents coups d’œil vers l’entrée, comme si elle n’attendait que de la franchir à nouveau.
Tu as inspecté le cadavre, réprimant un soupir. À quoi jouais-tu ? Chercher à venger un Ælv quand ta propre vengeance s’éternisait ?
— Perso, je l’aurais buté dans les bois. Personne pour gêner et il aurait fallu un bail avant qu’on s’inquiète pour lui.
Niashæl a levé un sourcil incrédule.
— Quoi ? C’est rien que de la théorie. Si je comptais buter quelqu’un, je l’aurais pas bêtement dit.
Niashæl t’a tourné le dos et a humé le corps à contrecœur. « Rien de particulier », semblait dire son haussement d’épaules.
— Leurs parfums me filent mal au crâne, as-tu poursuivi. J’arrive même pas à savoir s’il sent l’Ælv ou le Dai ou même le Yu !
Niashæl a soupiré. Elle a examiné de plus près le défunt, placé dans les linges fins et baignés d’huiles qui se mélangeaient à l’odeur de chair pourrie. C’était la troisième fois que Niashæl voyait le corps sans vie d’un Ælv. Préférant ne pas se remémorer les fois précédentes, elle a détourné le regard. À sa surprise, tu avais dégainé l’un de tes sabres pour l’approcher du cadavre.
— Caei ?
Tu t’es contentée de poser l’arme à plat sur le ventre de Maafaala.
— Qu’est-ce que tu fabriques ?
— Le trou qu’il a dans le bide, il est vraiment petit. Même pas un tiers de la largeur de ma lame. Faudrait ouvrir le gars pour vérifier, mais je pense pas qu’il soit très profond non plus.
— Et alors ?
— Une dague de parade ? C’est fin, c’est court. Tu peux cacher ça plus facilement qu’un sabre.
— Oh. Et l’hématome, là, ce serait à cause de la garde.
— Possible.
— Il y a comme un visage dessus.
Tu as plissé les yeux. Peut-être ; à grand renfort d’imagination.
— Les laveurs avaient pas d’arme sur eux, as-tu dit. J’ai rien vu, en tout cas.
— Dans les dortoirs, alors ?
— T’as l’autorité pour vérifier ?
— Non. Mais les Llëmnoa, oui.
— Je préfère qu’ils sachent rien.
Niashæl s’est de nouveau détournée. Les cachotteries la mettaient mal à l’aise.
— T’es pas obligée de me suivre.
Elle a secoué la tête.
— Je viens avec toi.
Elle n’a pas ajouté qu’au plus vite serait le mieux, car les murs de cette pièce où gisaient les morts lui semblaient se resserrer autour d’elle.
*
Niashæl n’a pas dissimulé sa surprise.
— Ëidhae ! On devait se retrouver ?
L’Ælv a paru se renfrogner. Elle t’a jeté un rapide coup d’œil que Niashæl a aussitôt compris. Toi, tu t’impatientais. Vous aviez un dortoir à fouiller ! Ëidhae pouvait attendre.
— Tu n’étais pas à ton poste de garde, a-t-elle dit en se triturant les mains. Je… me suis inquiétée.
— Qu’est-ce que tu veux qu’il m’arrive ? Je sais me défendre et Caei m’accompagne.
Elle souriait. Quoique désintéressée, tu sentais une tension.
L’Ælv t’a regardée, moins furtivement cette fois, avec un air de reproche.
— Tu as quelque chose à me dire, Ëidhae ? a repris Niashæl.
— Non, je me faisais juste du souci.
Elle semblait au bord des larmes.
— J’espère que vous vous êtes bien amusées, a-t-elle ajouté.
Niashæl a laissé échapper un soupir sonore.
— Oui, on s’est vraiment marrées avec un cadavre en décomposition, c’était génial. J’aide Caei à trouver qui a tué Maafaala, Ëidhae !
Ëidhae a rougi sous l’embarras.
— Excuse-moi… Je vous demande pardon, ëlla-Nëluuj.
De grosses larmes ont dévalé les joues de l’Ælv, qui s’est détournée et caché le visage tant bien que mal.
— Je reviens dès qu’on a terminé… a assuré Niashæl.
Ëidhae a opiné en reniflant. Vous l’avez raccompagnée jusqu’à ce que vos chemins bifurquent. Niashæl l’a enlacée et Ëidhae s’est radoucie, les yeux emplis d’affection.
— J’ai rien compris, as-tu avoué à Niashæl.
— Ça m’étonne pas, a-t-elle répondu d’un ton moqueur.
Pendant le reste du trajet, elle ouvrait de temps à autre la bouche comme pour parler, mais y renonçait chaque fois. Le silence ne t’a pas déplu.
— Comment vont Lyoonëi, Kaz et Royan ? a-t-elle enfin demandé.
— Pas vu Lyoo ni Kaz récemment. Royan va bien.
— Il m’en veut ou pas ?
— Pourquoi il t’en voudrait ?
— J’ai cassé une machine qu’il avait terminée. Cari a dit qu’il devrait travailler plus longtemps à cause de moi.
— Honnêtement, je crois qu’il a oublié.
Elle a souri. Sincèrement, cette fois.
— Je lui apporterai des pains rôtis pour me faire pardonner.
— Pas pour te faire pardonner, fais pas des trucs d’Ælv. Fais-le juste.
Elle a hoché la tête.
— Et toi ? a-t-elle demandé.
— Moi, quoi ?
— Comment tu vas ?
— Je vais, as-tu répondu d’un ton égal.
Elle a acquiescé, comme si ta réponse la satisfaisait.
— Toi ? as-tu finalement dit, réalisant que Niashæl attendait la réciproque.
La demi-Riao a réfléchi. Tant de choses avaient changé depuis le dôme. Elle ne faisait pas souffrir Ëidhae, à l’époque. Elle ignorait avoir condamné ses parents. En réalité, qu’un Dai ait tué un Ælv au sein de la Cité et risque de faire expulser les Yudæln l’indifférait en comparaison.
Elle a cherché ton regard, mais tes yeux se posaient partout sauf dans sa direction. Elle a réprimé un soupir et menti, le cœur pincé.
— Rien d’important.
Elle s’est arrêtée.
— Caei…
Tu as attendu. Ses joues s’enflammaient.
— Hum… Il est tard, le dortoir sera plein, tu ne veux pas plutôt repousser à demain ?
Tu as haussé les épaules : peu importe, tu saturais d’entendre parler de Maafaala.
Niashæl t’a saluée, puis a couru rattraper Ëidhae.
Une tempête approchait sans hâte.
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