L'Oiseau, la fleur et le papillon - 1
Niashæl s’est raréfiée après ses retrouvailles avec Ëidhae, mais s’est efforcée de venir nous voir de temps en temps. Bien qu’elle vive au dôme d’Amës, ses tours de garde l’emmenaient régulièrement au dôme des voyageurs.
Capable de se mêler à toutes les communautés, Niashæl était plutôt appréciée malgré son métissage. Pour une demi-Ælv, elle ne jugeait pas les Dai, et pour une demi-Dhaemon, elle était polie. C’était apparemment tout ce que chaque espèce attendait de l’autre depuis le début, mais l’exercice était contre-nature pour le reste d’entre nous.
Elle se rendait spontanément utile, ce qui ne déplaît jamais aux clans. Elle cherchait pour Royan des informations aux archives, fermait les yeux sur les quotas quand elle gardait l’entrée de la Cité et s’entraînait avec des volontaires pendant son temps libre.
— T’as du talent, lui a un jour dit Kaedꜵr, un Frreshie carmin. Tu le gâches en servant de poteau aux Ælvn.
Niashæl a exprimé son désaccord, mais au fond, elle donnait raison à Kaedꜵr. Les gardes ne se frottaient pas au combat et Niashæl n’apprenait rien. D’un autre côté, elle était heureuse de pouvoir goûter à une vie d’Ælv. La paix était trop souvent sous-estimée.
Et son opinion se renforçait chaque fois qu’elle enlaçait Ëidhae.
Elle a insisté pour que Royan s’entraîne également parce que, comme elle lui disait :
— Tu peux pas être un Dai et pas savoir te battre.
Royan a obtempéré malgré sa fatigue. Au moins, lui a fait remarquer Niashæl, il se renforçait naturellement à la forge.
— Comment tu trouves le temps de faire tout ça, Nash ? T’es pas censée être en train de garder chais-pas-quoi en ce moment ?
— Non, j’ai fini depuis la fin du premier tiers de ciel.
— Sérieux ? C’est vachement bien d’être garde !
— Tu voudrais que je demande si un poste se libère ?
— Ça sert à rien. Y’en a eu plein ; ils veulent jamais de nous. Du coup on se tape les restes dont personne veut.
Elle a mangé avec nous ce soir-là. Royan a longuement parlé de ses découvertes sur les nombres décimaux.
— Je comprends pas pourquoi personne comprend leur importance. On pourrait garder nos fyëw à l’infini. À l’infini !
J’aurais aimé qu’il assiste à une autre leçon de Garyan pour changer de refrain, mais son emploi du temps ne le lui permettait pas. Il ne se passionnait même plus pour la calibration des fyëw, mais son enthousiasme pour les chiffres-à-ponctuation, comme il les appelait encore, ne diminuait pas. Surtout depuis qu’il avait trouvé le moyen de les appliquer à ses autres intérêts.
Niashæl, elle, était surprise.
— Tu sais que dans tous les cas il te faut un angle d’au moins 1,33 si tu veux pas une lame trop fragile. Donc après, tu peux réserver la moitié de la largeur et les deux tiers de la longueur pour le tranchant et il te reste 12,43 sur 4,14 pour la gravure, lui a-t-il expliqué à renfort de schémas.
Niashæl a hoché la tête.
— Ha ! a-t-il fait. T’étais surprise parce que je sais des trucs, en fait ! C’est pas sympa.
Niashæl s'est excusée en ælv.
— C’est juste… je pensais que t’étais un peu idiot, à la vérité.
— Il sait tout sur les nombres, ai-je dit. C’est son truc du moment.
— C’est vrai ! Je suis un idiot qui sait des trucs !
— Demande-lui quelque chose sur pi. Il est capable d’en parler jusqu’à arriver à court de décimales.
— Kaz ! Tu fais des blagues mathématiques ! Je suis fier de toi ! a-t-il gloussé en me tapotant la tête.
J’ai repoussé sa main en souriant.
Royan a compris que les chiffres-à-ponctuation n’intéressaient pas tout le monde et s’est tu le temps de finir son bol. J’en ai profité pour poser à Niashæl une question qui me taraudait.
— Qu’est-ce qui t’a fait tout quitter pour Ëidhae ?
Sa peau pâle a viré au rouge.
— « Tout quitter », c’est un peu exagéré, s’est-elle défendue.
— L’Apræncal prend pas n’importe qui. Même Kaedꜵr dit que c’est du gâchis.
Elle s’est frotté le cou.
— Vous allez me trouver stupide.
— Ah non, s’est indigné Royan. Y’a qu’un seul idiot ici : c’est moi !
Niashæl a souri.
— C’est juste une histoire qu’elle m’a racontée. Il n’y a pas que ça, bien sûr, mais… Vous connaissez la légende de Jaizö et Valsammee ?
J’ai secoué la tête.
— Ça me dit rien non plus.
— C’est l’histoire préférée d’Ëidhae, une légende tragique. Normalement, les Ælvn évitent d’en parler en société parce qu’elle est un peu… tabou.
Royan m’a regardé en coin.
— Du tabou d’Ælv ou du tabou de Dai ?
— Un peu des deux ? Mais Kaz peut rester.
— S’il fait des cauchemars, c’est toi qui t’en occupes.
— Eh ! Je suis pas un bébé ælv, ai-je protesté.
— Il en fera pas, a promis Niashæl.
Elle nous a raconté la légende de Valsammee, qui dirigeait nos terres il y a fort longtemps, et de Jaizö, un citoyen ordinaire mais charismatique. Un jour, Jaizö, simple administrateur des archives, plaça une requête auprès de Valsammee qui tomba sous son charme. Il était plein d’assurance, ce qui plut à la souveraine mais déplut aux Llëmnoa.
Valsammee ne fut pas la seule à reconnaître ses qualités, car Jaizö monta au rang d’ordonnateur, l’amenant à fréquenter le dôme de Valsammee, dont les sentiments se précisèrent.
Quand ses Llëmnoa ne parvenaient pas à tomber d’accord, Valsammee prit l’habitude de demander son opinion à Jaizö, parce qu’il avait un don pour trouver des terrains d’entente, mais aussi afin de l’avoir plus souvent près d’elle.
En ce temps, les souverains se devaient de choisir leurs époux parmi leurs conseillers. Valsammee arrivait en âge de fonder sa lignée, mais ne pouvait s’imaginer avec personne d’autre que ce Jaizö au sourire réservé.
Elle éleva Jaizö au rang de Llëmnoa, en vertu de ses précieuses suggestions. Quoique la pratique fût sans précédent, personne ne s’y opposa ouvertement.
Valsammee s’autorisa enfin à avouer ses sentiments à Jaizö, qui les réciproqua avant de lui confier son terrible secret. Valsammee fut fort étonnée, mais raisonna que Jaizö restait lui-même : son affection ne faiblit pas.
À leur insu, le Llëmnoa Shayen, dont le cœur ne battait que pour Valsammee, les entendit et fut blessé par leurs amourettes comme par leur secret.
Lorsque Valsammee annonça qu’elle fonderait sa lignée avec Jaizö, Shayen se sentit le devoir d’intervenir. Il demanda à tous de se réjouir pour leur union et que les futurs époux sourissent à pleines dents pour la bonne fortune de l’autre. Jaizö s’immobilisa et feignit une douleur soudaine. On l’escorta dans ses quartiers jusqu’à son rétablissement.
Quand il revint, Shayen fit la même requête, remarquant que si Jaizö se refusait à sourire, on finirait par penser qu’il souhaitait le malheur de Valsammee. Jaizö sourit tristement, révélant ses dents brisées et ensanglantées aux Llëmnoa au bord de l’évanouissement. Il prétexta s’être mal senti sur le retour et avoir chuté dans les escaliers.
Shayen savait qu’il n’en était rien, mais ne dit mot.
La veille de l’union souveraine, Shayen réunit tous les Llëmnoa pour renouveler la tradition des bains prénuptiaux. Jaizö ne se chercha pas d’excuses cette fois-ci et rejoignit les Llëmnoa dans l’eau chaude.
Shayen tiqua et réfléchit à un autre moyen d’exposer le secret du jeune promis. Il n’en eut pas besoin, car un Llëmnoa se pâma à la vue du sang. Jaizö se précipita hors du bain et Shayen ordonna aux gardes de le saisir.
Dans le bas du dos de Jaizö, le moignon d’une queue amputée perlait de sang.
Malgré les protestations déchirantes de Valsammee, Jaizö, le demi-Dai, fut exécuté. Valsammee fut écartée des décisions pour sa trahison et forcée de s’unir à Shayen. Elle lui porta un seul enfant avant de se voler la vie.
— Euh… a fait Royan. Donc c’est l’histoire préférée d’Ëidhae ?
Niashæl a acquiescé.
— Et t’as trouvé ça suffisamment romantique pour la rejoindre ? Je veux dire, je serais un sang-mêlé, je resterais bien loin de la personne qui me raconte ça.
— C’est ce que j’ai pensé aussi, a dit Niashæl. Mais Ëidhae m’a dit qu’elle la trouve très belle, à cause de leur relation interdite.
— C’est l’histoire d’un Dai qui s’automutile !
Peut-être allais-je cauchemarder, cette nuit-là. Niashæl l’a considéré.
— Ëidhae dit qu’elle aime les gens qui s’identifient à Jaizö. La plupart des Ælvn soutiennent plutôt Shayen.
— Quoi ?!
— Il veut faire éclater la vérité et permet à la Cité de rester aux mains des Ælvn.
— Ils croient que Jaizö passe toute sa vie dans la Cité pour espionner ? Il a une tronche d’Ælv, il ferait pas long feu dans un clan.
— Je préfère Jaizö aussi. Ëidhae s’identifie à Valsammee.
— Ooooh ! me suis-je exclamé.
— Quoi ? a demandé Royan.
— Si Niashæl est comme Jaizö et qu’Ëidhae est comme Valsammee, elle veut que Niashæl devienne son Jaizö.
Royan s’est répété ma phrase dans la tête, puis a frissonné.
— Trop dangereux. Donc t’as tout lâché au cas où Ëidhae t’envoyait des signaux ?
— J’étais à peu près sûre… Les Ælvn sont moins directs.
— Pourquoi une Ælv, de toute façon ?
Niashæl a réfléchi à sa réponse.
— Quoi que je fasse, a-t-elle dit, quelqu’un dira que je trahis mon espèce et que la personne que je choisis trahit la sienne.
— Hm, a acquiescé Royan. Sauf si tu sors avec des sang-mêlés.
J’ai cru voir les joues de Niashæl s’empourprer l’espace d’un instant.
— Je suppose.
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