Aux Belles Étoiles - 1
Tu as fait demi-tour en direction du dôme des voyageurs et as attendu Royan dans les dortoirs. Je suis arrivé le premier, surpris et même un peu inquiet de ta présence. Je me suis assis à tes côtés, mais n’ai pas su quoi dire. Nous sommes donc restés immobiles. Tu épiais les remous du réfectoire, concédant parfois un signe de tête aux Yudæln qui te remarquaient, et je scrutais mes pieds. Mes gigotements ont attiré ton regard.
— T’as des petits pieds pour un Tick.
Je me suis recroquevillé davantage. Je me savais malformé, pas besoin de… Mais je ne percevais aucune malice ni aucun jugement. J’ai comparé nos pieds, pas si différents.
— Royan n’arrivera pas tout de suite, ai-je annoncé. Il termine tard, ces temps-ci.
— Ça va si j’attends ?
J’ai hoché la tête.
— T’as mangé ?
J’ai de nouveau acquiescé. Nous n’avons pas bougé.
— J’ai revu Garyan, ai-je dit au bout d’un long moment. Il m’a raconté une nouvelle histoire.
— Ah. Tu veux la réciter ?
J’ai hoché une dernière fois la tête.
— Si tu veux l’entendre.
— J’en connais pas beaucoup, j’ai du retard à rattraper. Je t’écoute.
J’ai soufflé, me suis levé et ai adopté la posture détendue que nous avait enseignée Garyan. Quand il commençait une histoire, notre mentor devenait plus imposant. Il semblait occuper tout l’espace. Ses gestes donnaient du corps à l’irréel et sa voix, ses bruits et ses silences nous faisaient oublier que nous n’écoutions que des mots. Je me doutais que ma pâle imitation frôlerait le ridicule, mais j’ai ressenti un sérieux intérêt de ta part.
— Ça s’est produit dans un endroit très lointain, alors certaines choses te sembleront étranges. Il y avait un Dai, dans cet endroit très très lointain, à qui il n’arrivait jamais que des malheurs. Son clan était minuscule pour commencer et perdait beaucoup de batailles, en partie parce que la plupart de ses membres ne s’entendaient pas. Mais depuis quelque temps, les pluies et la vie évitaient la forêt où il vivait. Sans plus rien à manger, son clan disparut presque tout à fait.
» Avec les derniers membres de son tovæl, il suivit la direction de Salainashra, où il avait vu fuir les bêtes. En chemin, la faim et la soif emportèrent ses derniers congénères et il se trouva parfaitement seul quand il atteignit enfin une forêt sans nuit, juste sous la Pâle Confidente. Celle où les animaux s’étaient réfugiés.
» Mais de nombreux clans et exilés occupaient déjà cette forêt, ainsi que de nombreuses créatures plus imposantes que celles dont il était coutumier et qui ne lui laissèrent que peu de répit. Un jour qu’il errait fatigué et abattu en quête d’un abri, il tomba par mégarde sur un clan habité. À bout de forces, il s’y écroula et se convainquit de sa propre mort.
» Il rouvrit les yeux cependant, a priori bien vivant. Il considéra ses alentours avec surprise : quelqu’un l’avait alité près d’un feu, un bol de ragoût fumant à ses côtés. Une Dai lui parla depuis un coin de la pièce dans une langue qu’il ne comprenait pas et son cœur se gonfla de reconnaissance, parce qu’il ne parvenait pas à croire qu’il puisse lui arriver si belle chose.
» “Pourquoi vous montrez-vous si bienveillants à mon égard ?” s’enquit-il auprès de son hôte.
— Ouais, pourquoi ils sont si gentils ? as-tu demandé d’un air soupçonneux.
— L’hôte resta silencieuse, acceptant qu’ils ne pourraient communiquer. L’invité fit bientôt partie du clan : il chassait, cueillait, jouait avec les enfants, cuisinait et travaillait les outils comme il l’eût fait pour son propre clan et se dit qu’enfin, il avait trouvé la paix.
» Quelque temps plus tard, l’un des enfants toussa du sang et mourut. La fatigue frappa l’ensemble du clan et beaucoup s’éteignirent. L’étranger, lui, ne ressentait aucune forme de douleur et soignait son nouveau clan du mieux qu’il pouvait. La maladie décima ses hôtes. Lorsqu’une sentinelle eut vent d’une attaque prochaine, nombre des survivants perdirent espoir. Ils se défendirent bravement, mais tous furent capturés et faits esclaves. Surmenés et abîmés en leurs corps et âmes, aucun ne vécut bien longtemps. Seul resta l’étranger, esclave dans un autre pays, prisonnier d’un clan qui commençait lui aussi à tousser du sang, victime à son tour d’un fléau que l’étranger avait emmené de sa terre natale à son insu.
Tu as fixé le sol, comme si tu réfléchissais.
— Tu as vu, ils étaient gentils pour de vrai, ai-je dit en tentant de détendre l’atmosphère.
— Ouais, et c’est pour ça qu’ils sont tous morts.
Le petit conte de Garyan n’a pas eu l’effet escompté. Je n’ai rien trouvé à te répondre, réalisant du même coup que les récits de notre peuple punissent implacablement toute forme de faiblesse. S’il y avait une morale à cette histoire, elle n’avait rien de réjouissant.
Tes yeux se sont égarés sur les litières où somnolaient Moma, Madrec et Zaær.
— Tu cherches quelque chose ? ai-je demandé.
Tu as frémi, encore troublée à l’idée que je sonde ton âme. Tu t’es ressaisie, intriguée.
— Royan t’a parlé de l’Ælv qui a été tué ?
— Un peu.
— Je cherche qui l’a fait. En vrai, j’ai bientôt trouvé, mais…
— Tu ne veux pas savoir ?
Tu as froncé les sourcils.
— Tu m’aiderais ? Si je leur en parle, tu me dirais ce qu’ils ressentent ?
Je me suis recroquevillé, paralysé par tes propres réticences.
— Tu voudras que je te le dise ?
Et risquer de livrer un Dai aux Llëmnoa ? La réponse était non, pas pour un provocateur comme Maafaala. Mais tu t’es fait violence.
— On essaie. On verra.
Tu t’es levée et m’as fait signe de te suivre.
— Je doute que ce soit Moma, Kaæn ou Saæl vu que ça sentait ni le Tick ni le Nis là où on a trouvé le crevé. Reste Mælksh, qu’a l’air pressée de ranger l’histoire sous le tapis et, si Nash rêve pas, l’arme ressemblerait à celles de Tick et Boꜵr, donc peut-être Madrec. T’es prêt ?
J’ai pris une inspiration et opiné. Nous nous sommes approchés de la Boꜵr qui a croisé les bras, irritée.
— Tu viens avec Celui Qui Voit ? Tu dois être désespérée. Je croyais que t’abandonnais ?
— J’ai jamais…
Moma nous a rejoints, accompagné de Zaær qu’il venait de réveiller, et a maugréé :
— Qu’est-ce que tu feras quand tu sauras ? Tu livreras quelqu’un aux Ælvn ?
Tu as grogné.
— Que les Ælvn aillent se faire foutre !
— Tu fais ça pour les Yudæln, alors ? Par charité ? Sérieux, ça t’avance à quoi de remuer le merdier ? Maafaala nous voulait la guerre, il l’a juste trouvée. Si tu balances celui qui l’a tué, les gardes finiraient par raser nos quartiers !
Le chahut n’a pas manqué d’attirer Mælksh, tout juste rentrée. Elle a lâché un soupir sec et énervé, puis t’a saisie par le col pour te fixer dans les yeux.
— Caei, ta chierie avec Liehm ne te suffit pas ? Fiche la paix aux Yudæln un moment. Tu veux ?
J’ai toussoté. À ma surprise, vous vous êtes tus pour m’écouter.
— Euh… Tout le monde est en colère de toute façon, donc… Je ne vois rien d’autre et… on arrête là ?
— Oui, as-tu dit sans hésiter.
Mælksh a écarquillé les yeux, se triturant une écaille.
— Je vous dénoncerai jamais, as-tu repris. Je vous l’ai déjà dit. Même auprès des Yudæln, si vous voulez. On oublie.
Les laveurs t’ont considérée un instant. Mælksh s’est radoucie.
— Le jeu des Ælvn est dangereux. Tu es Yudæl, en plus. Réfléchis juste.
Elle a hésité, arrachant l’écaille qui la gênait.
— On fera des efforts aussi, évidemment. Je veillerai à ce que les Yudæln te pardonnent la mort de Liehm. Moi, c’est fait.
Tu as acquiescé, yeux baissés. Quand l’étau des laveurs s’est enfin desserré, tu as poussé un soupir de soulagement. La Cité te comprimait.
J’ai attendu un instant que tu récupères, puis t’ai tiré la manche.
— Caei…Il y a autre chose.
Tu as soufflé ; m’as invité à continuer.
— Tout le monde était en colère… contre toi, surtout, parce qu’ils avaient peur. Mais aussi envers Maafaala quand Moma a parlé de lui.
Tu as hoché la tête. Rien d’anormal, pour un petit tyran.
— Quelqu’un était même… satisfait quand Moma a parlé de Maafaala. Je ne suis pas sûr de qui. Est-ce que tu veux que je vérifie ?
Tu as réfléchi. Hésité. D’un côté, satisfaire ta curiosité. De l’autre, risquer des ennuis au Yudæl qui avait seulement cherché à défendre son clan. Je connaissais ta réponse avant que tu n’ouvres la bouche.
— Non. On oublie tout. J’en sais déjà trop.
Nous avons donc attendu Royan en silence.
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