Aux Belles Étoiles - 2

7 minutes de lecture

Quand le Rokian est arrivé, son éternel sourire aux lèvres, ta posture a tout à fait changé. De froide et laconique, tu es devenue animée et enjouée.

— Ça te dit une virée dans le bois ? lui as-tu demandé. C’est pas la forêt, mais j’en peux plus des murs.

— Je m’y attendais, a-t-il dit gravement. Tu vois, Kaz : il se passe jamais un cycle de Mur sans que je me fasse enlever par des Riaon.

— Ça veut dire qu’on y va ? Si je suis invité, ai-je ajouté en te lançant un coup d’œil inquiet.

J’ai eu droit au sourire que tu réservais normalement à Royan.

— J’ai rien pris à becter, mais je vous apporterai quelque chose la prochaine fois. Je pensais grailler et dormir à la belle étoile. Vous en dites quoi ?

— J’en dis que oui. Y’aura assez à manger pour deux là-dedans ? a demandé Royan en me soulevant par le col.

— Hééé ! ai-je fait en me débattant. Y’aura beaucoup plus à manger sur toi, hein !

— Crois-moi, as-tu répondu, vu ce qu’il bouffe il aura pas bon goût.

— Tu peux parler, a répliqué Royan, tu mangeais ton lot de vers kepꜵk, à l’époque !

— Jamais autant que toi. T’en avais fait vomir Riakej !

— La petite nature ! C’est très bon pour la digestion.

— C’est sûr que ça coule bien quand c’est essentiellement de la bave.

J’ai pâli.

— On apporte quoi ? ai-je demandé pour changer de sujet.

— J’ai pas de kepꜵkn, malheureusement, a dit Royan.

— Malheureusement.

— Il reste du taguk et quelqu’un a rôti un palu.

— Va pour.

Dans le garde-manger, des Yudæln se plaignaient de la Cité. Un sujet de conversation qui ne se démodait jamais.

— … j’ai commencé à apprendre l’ælv du coup, disait Merak. Tu te rends compte qu’ils parlent des gamins en disant ma fille ou mon fils, comme si c’était des esclaves ?

— Tch, les enfants n’appartiennent qu’à eux-mêmes.

— Les Dai purs, tu veux dire, es-tu intervenue avec un regard mauvais.

Tu n’avais pas pu te retenir.

— Nés dans le bon clan, a poursuivi Royan.

— Et restés là-bas, ai-je continué.

Merak s’est d’abord montrée surprise, puis s’est autorisé un rire mesuré.

— Vous m’entendrez pas dire du bien de l’esclavage avant un très long moment.

Nous sommes partis au bois du dôme des voyageurs pour minimiser le risque de croiser des Llëmnoa. J’ai été frappé de découvrir que la libératrice n’était en rien libre de ses mouvements, réduite à se cacher pour profiter d’une nuit de grand air. Les titres que l’on t’avait octroyés sonnaient faux. Ton rôle de protectrice ressemblait plutôt à celui d’assassin.

J’ai repéré un affleurement de kuxaybi que j’ai montré à Royan ; il m’a confirmé que c’en était.

— C’est à cause de ce métal qu’on a vraiment besoin des fyëw, m’a-t-il dit. On peut pas le forger sans.

— Tu pourras l’emmener à la forge de Cari.

— Elle a déjà largement ce qu’il faut en stock. C’est pas cette petite plaquette qui va changer la donne.

— Je la trouve plutôt jolie. Elle a des motifs intéressants.

Tu as regardé la plaque par-dessus mon épaule.

— J’ai déjà vu les mêmes formes sur ces trucs. On dirait des genres de glyphes.

— Qui ferait ça ? ai-je demandé.

— Faut les graver avec des forges à fyëw, en plus. Pas très discret.

— C’est sûrement naturel, est intervenu Royan. Y’a plein de minerais avec un aspect artificiel, mais ils se forment juste comme ça.

Nous nous sommes arrêtés à cet endroit même, sans allumer de feu par souci de discrétion. Royan a entamé le palu rôti et nous avons mangé. Il a rompu le silence.

— Je crois que je l’ai trop ouverte avec Nyemëlls.

— Comment ça ?

— Je lui ai parlé de l’époque de Baraghi. Je sais pas pourquoi.

— C’est tes souvenirs aussi. T’en fais ce que tu veux. Au moins il m’a lâché la grappe un moment.

« Oomera », as-tu fait d’un geste de la main. C’est pas si grave.

— Je l’aime bien, le Nyemëlls, là. Il sent un peu comme toi.

— C’est un akci aussi, lui as-tu rappelé.

— Il va se passer quoi avec les Llëmnoa ?

— Rapport au fait que je sois ici, tu veux dire ?

— Ouais.

— Je vais me faire engueuler, comme d’habitude.

— Ils savent engueuler, les Ælvn ?

— C’est un ton sec, en gros.

— Ça a pas l’air si horrible. J’aurais préféré que Baraghi soit comme ça.

Tu grignotais ta cuisse de palu, laissant tes pensées flâner vers ton enfance. Tu éprouvais des difficultés à réconcilier le Baraghi de tes premiers cycles avec celui qui t’avait humiliée. Tu souhaitais la mort de l’un, tandis que l’autre te manquait malgré toi. Le même visage t’évoquait la tendresse et le dégoût. Tu voulais le tuer et attendais qu’il te revienne. Ta propre confusion te répugnait.

— Moi aussi, as-tu dit.

— Royan ne parle pas souvent de Riao, ai-je dit en finissant ma part. C’était comment ?

Tu as réfléchi.

— Je sais pas trop par où commencer. Faudrait que je sache comment était Frreshie pour te dire des choses utiles.

— C’était du boulot… est intervenu Royan.

— Ça, il avait pas besoin de toi pour le deviner.

— Si tu me laisses pas finir, aussi.

Tu as ricané.

— C’était du boulot, mais différent d’ici. On faisait plein de petites tâches pour le clan et parfois des trucs dangereux, mais on avait plus de temps qu’ici. Moins à manger par contre.

— De ce point de vue, Frreshie était pareil.

— Ils vivent vraiment dans des marais ?

— Une partie du clan est construite sur un marais. Il y a quelques huttes sur pilotis.

— Riao a une rivière.

— Ça te manque pas ? t’ai-je demandé.

Tu as mâché plus vite et dégluti.

— Le seul clan Riao qui me manque, c’est celui d’avant que Baraghi devienne Naræs.

Donc ça te manque, ai-je pensé sans le dire.

— Il n’y avait pas d’autres enfants esclaves à Frreshie. Je sais que c’est égoïste, mais j’aurais bien aimé qu’il y ait quelqu’un de mon âge.

— Je comprends. C’était vraiment nul pour toi, Caei, mais c’était mieux pour moi à partir du moment où on t’a balancée dans la hutte des esclaves.

— C’était y’a longtemps. Je m’en souviens à peine.

Tu mentais et ne trompais ni Royan ni moi.

— Tu te rappelles la fois où on s’est fait pourchasser par un meikæs jusque sur un arbre ? a-t-il demandé.

— Oui ! On était partis dans la forêt pour attraper des poissons, as-tu expliqué à mon égard.

— On en a pêché quelques-uns, mais un énorme meikæs a commencé à nous courser de nulle part. On sait pas trop comment, mais l’instant d’après on était tous les deux en haut d’un arbre.

— Et on comprenait pas comment on était grimpés, parce qu’on n’arrivait plus à redescendre.

— Il a fallu attendre que Kalan vienne nous chercher. Elle croyait qu’on s’était échappés, alors qu’en fait on était juste coincés comme deux nullos.

— Elle s’arrêtait pas de rire… On avait eu super peur, mais d’une façon ou d’une autre on avait eu le temps de monter les sacs, les vivres et tous les poissons.

— Ensuite, a poursuivi Royan à grand renfort de gestes exagérés, le meikæs est revenu manger Kalan et on lui a lancé des poissons pour qu’il nous laisse tranquilles, mais en fait il était sympa et il nous a aidés à descendre.

— C’est plus qu’improbable… ai-je répondu.

— C’est exactement ce que j’ai dit au meikæs ! a-t-il dit d’un ton enjoué.

Tu as laissé au Rokian le bénéfice du doute.

— Y’a quand même eu de bons moments, juste parce qu’on était tous les deux.

— Sur le coup tu t’amusais pas beaucoup, l’as-tu taquiné.

— Toi non plus ! T’étais accrochée au tronc comme un prihwit !

— Et la fois où t’as mis le feu à la queue de Macak !

— Oh non… a fait Royan en se cachant la tête dans les bras. Elle a juste roussi…

— C’étaient les débuts de Royan dans une forge. Il a progressé depuis, j’espère ?

— Il y a assez peu d’accidents puisqu’il n’y est jamais, d’après Cari.

Royan a lâché un long soupir mélodramatique.

— J’ai entendu dire que tu t’occupes autant de lui que lui de toi, m’as-tu dit.

— Eh, a fait le loup.

— Honnêtement, j’ai de la chance qu’il ait bien voulu de moi. Je ne vois pas qui d’autre se serait soucié d’un tout cassé.

Royan a posé un bras protecteur sur mon épaule.

— J’ai aussi eu de la chance de te rencontrer, Caei. Tu m’as donné un nom, ça fait presque de toi ma seconde mère, ai-je plaisanté.

Tu t’es renfrognée.

— Ceux qui t’appelaient Tokriæsh méritent pas la comparaison, Kaz.

— Je parlais d’un vrai nom. C’était implicite.

Bien sûr. Nos noms d’esclaves nous avaient été donnés par nos ennemis. Par ceux qui nous avaient arrachés à nos vraies mères.

— Royan, tous les Yudæln ont abandonné leur nom d’esclave, ai-je dit. Pourquoi pas toi ?

— Eh, a-t-il à nouveau fait avec un haussement d’épaules. Le chien, c’est une bête mythique qui peut prendre mille formes. J’ai jamais compris pourquoi c’était censé être insultant.

— Si jamais tu changes d’avis, as-tu dit, j’ai toujours trouvé qu’on avait raté l’occasion de t’appeler Rokhah.

— Ce sera mon nom secret, si tu veux !

— Ça restera même pas un secret un seul instant… Tout le monde va deviner.

Je me suis répété le nom que tu avais prononcé. Rokhah, « le loup rieur » ou « le rire du loup ». En plus de décrire Royan, il évoque la victoire et le danger, les crocs à découvert. Ma formation de chroniqueur colorait sans doute mon interprétation, mais en ælv, un sourire de Dai est un sourire carnassier. À mon sens, Rokhah était infiniment jovial, mais certainement pas sans défense.

Nous avons parlé longtemps après les derniers rayons de Mur. La voûte de Salainashra l’éternelle éclairait le ciel, de sorte que même mes yeux diurnes n’avaient pas besoin de feu pour y voir. Les tiens s’attardaient sur des étoiles familières.

— Si je le battais alors peut-être… Peut-être qu’il arrêterait de me détester, t’ai-je entendu dire à Royan juste avant de m’endormir.

Annotations

Vous aimez lire Gaëlle N. Harper ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0