Au Sommet
Caei fixait un point au loin. Pas dans le ciel, pour une fois. Elle observait quelque chose dans le désert, vers le levant d’où j’étais venu.
— Iʟs ᴍ’ᴏɴᴛ sᴜɪᴠɪᴇ, répondit-elle à la question que je n’avais pas encore posée.
Mais je ne voyais rien.
La distraction me rappela ma fatigue, contre laquelle je luttais de plus en plus faiblement, car je craignais que Caei ne se volatilise à mon réveil. Nul n’a d’emprise sur les koxjin, après tout. Je n’eus ni l’impression de dormir ni celle de m’éveiller, mais Mur avait parcouru un bon tiers de ciel quand je rouvris les yeux. Caei, elle, n’avait pas bougé et regardait maintenant par-dessus mon épaule.
Je me retournai, et ne vis rien. Je saisis passivement le prrmallei que me tendait Caei, qui continuait de fixer le même endroit. Après avoir mangé, j’essayai de reprendre mon récit, mais aucun son ne sortit de ma bouche, comme si elle ne voulait pas que je parle.
— Rᴀᴄᴏɴᴛᴇ-ʟᴇᴜʀ ᴘʟᴜᴛᴏ̂ᴛ ᴜɴᴇ ʟᴇ́ɢᴇɴᴅᴇ.
À qui ? pensai-je en espérant qu’elle m’entende.
— Vᴏᴜs ᴘᴏᴜᴠᴇᴢ ʀᴇsᴛᴇʀ, ʟᴇs ᴇɴғᴀɴᴛs, dit-elle dans un yu proche de celui de Chal. Kᴀʀᴇᴢɪᴀʟ ʀᴀᴄᴏɴᴛᴇ ᴜɴᴇ ʜɪsᴛᴏɪʀᴇ.
Je ne voyais toujours rien.
— Je la raconte en yu, alors ? demandai-je après une hésitation.
Elle semblait approuver. Difficile à dire, avec elle.
— Il était une koxji astucieuse, commençai-je donc, du nom de Caraet.
Je me tus un instant.
— Ils savent ce qu’est un koxji ?
Il y eut un court silence.
— Nᴏɴ, ᴍᴀɪs ᴄᴏɴᴛɪɴᴜᴇ. Iʟs sᴏɴᴛ ᴍᴏʀᴛs ᴅᴇ ᴛᴏᴜᴛᴇ ғᴀᴄ̧ᴏɴ.
J’écarquillai les yeux et rassemblai mes esprits.
— Du ciel, Caraet avait emporté l’intelligence avec elle. C’était une stratège renommée du clan Kāshí, qui s’appelait encore « Kashl », à l’époque. On disait de Caraet qu’elle aurait pu convaincre les arbres de s’envoler. Elle avait conquis un territoire abondant malgré la faiblesse des siens, faisant un usage exemplaire de leur vol pour prendre ses ennemis par surprise et s’extirper avant de subir des pertes. D’aucuns racontaient aussi qu’il lui suffit de parler au chef de Bōārè pour le persuader de laisser Kashl s’implanter sur une partie de ses terres.
J’essayai sans succès de jauger les réactions d’un auditoire invisible à travers les expressions inexistantes de Caei. Elle ne m’arrêta pas, alors je continuai :
— Alors qu’elle cherchait encore l’endroit parfait pour son clan, elle envisageait les flancs de la Rivière où les Àīgî s’étaient déjà installés. Elle partit à leur rencontre pour leur dire que s’ils juraient de l'épauler, elle leur confierait un secret. Les Àīgî promirent et elle leur confia avoir aperçu le plus grand poisson jamais vu au fond du fleuve, et que quiconque le pêcherait nourrirait son clan sur des générations. Elle leur raconta que les Kāshí avaient essayé d’attraper ce poisson, mais qu’ils ne parvenaient pas à atteindre des profondeurs suffisantes. Seuls les Àīgî en étaient capables. Alors, l’ensemble du clan Àīgî se prépara. Sitôt qu’ils plongèrent, Caraet ordonna aux siens de bloquer la surface de la Rivière à l’aide de barricades érigées en secret. Là, le clan Kāshí campa un temps, mais périclitait sans accès au fleuve. Ils s’en allèrent donc, délaissant les Àīgî piégés. Bien des éons plus tard, quand les planches eurent pourri et cassé, les Àīgî s’étaient adaptés à leur nouvel environnement et ne le quittèrent plus. À ce jour, personne ne sait s’ils avaient compté honorer la promesse de partager le poisson miraculeux qui n’existait sans doute pas.
Caei resta silencieuse un long moment.
— Iʟs sᴏɴᴛ ᴘᴀʀᴛɪs.
— Ils ont fait tout ce chemin pour une seule histoire ? Ils ne l’ont pas aimée, n’est-ce pas ?
— Iʟs ᴏɴᴛ ᴏ̨ᴜᴇʟᴏ̨ᴜᴇ ᴘᴀʀᴛ ᴏᴜ̀ ᴀʟʟᴇʀ, répondit-elle d’un ton neutre. Iʟs ɴᴇ ʀᴇ́ᴀʟɪsᴇɴᴛ ᴘᴀs ʟᴇᴜʀ ᴄʜᴀɴᴄᴇ.
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