Les Fauves - 1
Plongée dans un liquide épais, tu mangeais et mangeais tant que tu le pouvais, sans te soucier de rien d’autre, à peine consciente de ta propre existence. Tu mangeais, mangeais, mangeais, jusqu’à avoir tout dévoré. Tu as fait le tour de ton petit univers sans plus rien trouver. Confuse, affaiblie et immobile, tu t’es éteinte lentement ; péniblement.
Tu t’es éveillée sous la lumière blafarde des koxjin qui peuplent la plaine du ciel. L’air chargé d’humidité sentait l’herbe fraîche et le bois mouillé. Un changement agréable. Tu t’es secouée puis as frotté ta tunique pour en chasser la rosée. Je somnolais toujours et Royan dormait profondément. Tu m’as demandé d’un regard s’il fallait le réveiller. J’ai fait signe que non, il lui restait encore un peu de temps.
Tu t’en es allée.
Autour du dôme de Chal, les gardes s’agitaient, frénétiques. L’une d’eux s’est exclamée en te voyant et trois autres ont accouru.
— Ëlla-Nëluuj, mais où vous cachiez-vous ? Les Llëmnoa et nous-mêmes nous sommes fait un sang d’encre.
Tu as tiqué. Si les Llëmnoa s’inquiétaient, c’était surtout de perdre le contrôle.
— Vous êtes couverte de terre et d’eau, a remarqué un garde. Auriez-vous passé la nuit… dehors ?
À leur expression, ils ne comprenaient pas comment la Nëluuj avait pu se trouver dans une telle situation. Il a fallu leur expliquer que ç’avait été par choix.
— Ça m’avait manqué, le grand air.
— Votre chambre n’est-elle pas suffisamment confortable ?
— Nous pouvons vous apporter plus de coussins et de couvertures si nécessaire.
— Savez-vous vous servir du rafraîchisseur ?
Tu as soupiré.
Les Llëmnoa, quand ils ont appris la nouvelle, ne t’ont pas témoigné tant de sollicitude. Nyemëlls lui-même a estimé incontournable de te faire la morale.
— Vous devez seulement faire ce qu’il vous est demandé ! Pourquoi trouvez-vous cela si compliqué ? Vous n’êtes pas dans un clan mais dans la Cité, et les choses fonctionnent ainsi. Chacun joue son rôle. C’est vous qui êtes venue frapper à nos portes, pourtant c’est nous qui avons dû nous ajuster. Nous avons fait notre part. Maintenant, si la Cité ne vous plaît pas, personne ne vous force à rester.
Tu as considéré la proposition de Nyemëlls bien plus sérieusement qu’il ne s’y attendait. Et si tu retournais dans la forêt ? Tu t’y sentais vivante. Tu pourrais même rentrer à Riao… Que se passerait-il alors ?
Tu tuerais Baraghi.
Qu’est-ce qui te retenait là, en fin de compte ?
Royan est ici, t’es-tu rappelé. Et Lyoonëi souhaitait que tu restes. Tu lui devais au moins ça.
Tu as senti ta cage se fermer de nouveau.
*
À la découverte de ton escapade, Sooyolane s’est déterminée à se rendre dans la forêt pour enfin comprendre ce qui y attirait tant ses sujets dai. Les Llëmnoa ont évidemment protesté. Tu t’es rangée de leur côté pour une fois. Mais la souveraine avait choisi ce moment pour ne plus se soumettre aux conseillers ; dommage que sa première résolution soit aussi la plus insensée. Sooyolane, parmi les fauves et les exilés ? Tu avais presque envie de l’y laisser mourir pour illustrer ton point de vue.
— C’est pas un endroit pour les Ælvn. T’essaies de clamser ou quoi ?
Sooyolane t’a considérée. Ta familiarité commençait à l’agacer.
— Je suppose que je découvrirai enfin pourquoi tout le monde s’attache à dire que la forêt n’accueille pas les Ëlvessei. Peut-être qu’une sang-mêlé y survivrait ? Je peux compter sur ta protection, n’est-ce pas ?
L’inconsciente. Akci ou pas, elle n’était pas prête. Ne connaissant pas la forêt, les Ælvn se contentent d’en imaginer les dangers, en s’appuyant sur les récits des Dai qui, eux, y sont préparés.
— Au moins, je servirai pas qu’à décorer cette fois, as-tu concédé.
L’une des suivantes de Sooyolane a laissé échapper un petit rire.
— Ëlla-Nëluuj croit qu’elle décore… a-t-elle chuchoté.
— Et toi, tu vas la fermer ou tu vas voir si ton crâne sur une pique il décore aussi.
L’ensemble du groupe est resté interdit. Sooyolane t’a giflée. D’abord surprise, tu as lentement tourné la tête vers la souveraine tandis que la colère montait en toi. Tu as serré les poings et pris une longue inspiration pour ne pas riposter. Quelques Llëmnoa, serviteurs et soldats se sont subrepticement rapprochés, prêts à protéger leur monarque de sa Nëluuj.
Soit. Tu n’empêcherais pas Sooyolane de se rendre dans la forêt. Et tu ne baisserais plus jamais ta garde en présence de qui que ce soit, soient-ils de supposés alliés.
Quand le cortège a franchi les portes de la Cité, la formation des troupes ne t’a pas échappé. Ils défendaient Sooyolane des menaces extérieures autant que de toi.
La souveraine avait décliné l’escorte de Niashæl. Son expérience de la forêt vous aurait pourtant été précieuse.
Votre groupe s’est peu à peu enfoncé dans la pénombre, avec lenteur et précaution ; pour cela au moins, on avait daigné écouter tes conseils. Impossible pour un tel groupe de passer inaperçu, mais tu espérais que sa taille ferait hésiter les prédateurs potentiels.
Au bout d’un onzième de ciel, des servants se sont plaints de l’absence d’événements.
— Chouinez pas, franchement c’est tant mieux. De toute façon, on est encore à l’orée. Y’a rien que des petites bestioles ici et vous les effrayez avec tout ce boucan.
Par excès de mansuétude, tu as vérifié auprès de Sooyolane si l’expédition lui avait suffi, si elle ne préférait pas imaginer la suite et rentrer. Elle a répondu par la négative et la marche a repris. Quelques gardes t’ont adressé un signe de tête reconnaissant.
Plus loin, tu as repéré les traces de plusieurs Dai et à nouveau préconisé le demi-tour. Cette fois-ci, Sooyolane a acquiescé à contrecœur. Si les dangers de la forêt lui restaient abstraits, elle se souvenait avec grande clarté des Dai sauvages qui avaient tenté de l’assassiner.
Quatre daxmædn ont alors embusqué le groupe. Leur horde avait dû les exclure pour qu’ils se trouvent si près de l’orée. Tu as dégainé et t’es postée devant Sooyolane tandis qu’un garde hurlait, la jambe enserrée entre d’énormes mâchoires. Une partie des troupes t’a imitée et s’est bientôt débattue avec les trois autres fauves.
— Quelle stratégie faut-il adopter ? a demandé l’une des soldats.
— Nos pieds dans leurs culs.
La soldate tétanisée a intensément regardé ses pieds, puis l’arrière-train des daxmædn, puis de nouveau ses pieds.
— Ce sera difficile.
Voyant Sooyolane bien entourée, tu as pris la liberté de défendre le garde qu’un daxmæd traînait par la jambe. Tu as attaqué l’animal. Le coup lui a d’abord fait serrer les dents, provoquant un râle de douleur de sa victime, mais la bête s’est retournée pour t’asséner un coup de griffes. Tu l’as évitée d’un pas de côté avant de lui frapper le museau. Elle a hurlé à moins d’un bras de ton visage, découvrant ses larges crocs. À ton tour, tu as rugi aussi fort que tes poumons le permettaient. Un cri de lionceau, loin de ceux des Dai sans parole. Tu t’es grandie, sabres tendus, en occupant autant d’espace que possible. Il a grogné et soufflé. Tu as grogné et feulé en découvrant tes propres crocs, risibles comparés aux siens, battant l’air de tes lames, repoussant progressivement l’agresseur.
Il a dû estimer que le mince Ælv ne valait pas cette peine et s’est tapi sous la sylve. Sans lâcher des yeux la direction qu’il avait prise, tu as tendu une main au garde blessé et l’as porté vers le groupe.
En dépit du mur de boucliers, on déplorait d’autres victimes. Les troupes bataillaient avec leurs lanceurs à fyëw, qu’elles utilisaient trop rarement pour les manier avec aisance, et s’attiraient ta désapprobation : les armes à distance ne sont pas franc-jeu. Les gardes qui luttaient pour défendre leur vie avaient sûrement une opinion toute différente.
De violents coups de patte les faisaient reculer. Deux des bêtes étaient assez grandes pour glisser leurs griffes au-dessus du rempart d’écus lorsqu’elles se risquaient à exposer leur thorax.
Tandis que l’un des daxmædn tâchait d’arracher sa lance à une soldate, tu as mis de côté ton admiration pour l’immense félin, lui as sauté sur le dos et planté un sabre entre ses omoplates. Tu n’es parvenue qu’à lui infliger une blessure superficielle et l’animal s’est débattu, mordant, se cabrant et griffant dans ta direction. Il t’a projetée et tu es retombée en dérapant. Le daxmæd s’est rué sur toi, oubliant complètement les Ælvn. Tu as récupéré tes sabres in extremis et les as pointés devant toi en fouettant l’air. La créature a hurlé et risqué une patte qu’elle a aussitôt retirée, meurtrie.
Les gardes étaient parvenus à encercler les deux autres daxmædn. Une lance s’est fichée dans l’abdomen du plus grand, suivie d’une deuxième, d’une troisième, puis de projectiles. Exsangue et fatigué, il est tombé. Le second, entouré de piques, a grondé et filé en feulant.
Tu as crié sur le dernier fauve dans l’espoir de le repousser. Les lanciers se sont approchés et recroquevillés sous les hurlements de la bête. Tu as profité de ce qu’elle tournait la tête pour la frapper au cou en ponctuant l’attaque de rugissements et de vociférations. Elle continuait de gronder et de souffler, mais s’éloignait en déversant un flot de sang.
Votre escorte effarée et pressée a récupéré ses blessés et emprunté le chemin du retour en groupe serré. On ne décomptait pas encore de morts. À l’arrière, tu surveillais les mouvements de la faune.
Les Ælvn apeurés se sont hâtés vers la Cité dans un silence presque complet. Une attaque de daxmædn dès la première sortie en forêt de la troupe relevait de malchance, mais le message était passé. Les Ælvn n’étaient ni suffisamment discrets ni suffisamment impressionnants pour circuler à leur guise.
Devant les portes de la Cité, les gardes, serviteurs et Llëmnoa s’écartaient de toi, ce que tu as choisi de prendre pour de la révérence. De retour dans ses quartiers après cette débâcle, Sooyolane éprouvait le plus grand mal à retrouver son calme. Comme l’ensemble des membres de la petite expédition, elle accusait le choc, tremblant et tressaillant au moindre bruit.
Tu l’as suivie dans ses chambres, mais Chal t’a congédiée. En l’absence de Lyoonëi et sans personne d’autre pour la protéger, les Llëmnoa auraient dû s’y opposer. Ils t’ont pourtant intimé de déguerpir, et vite.
Tu as obéi et, confuse, t’es repassé les événements en mémoire. Qu’avais-tu fait de mal ? La seule erreur incombait à Sooyolane, qui avait insisté pour faire l’expérience de la forêt sans préparation suffisante. Qu’avait-on trouvé à te reprocher ?
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