Ce n’est que le lendemain, et seulement parce que les Llëmnoa s’inquiétaient de la savoir sans protection, que Sooyolane a daigné te mander. Elle a avoué ne plus se sentir en sécurité à tes côtés. Ödhaiya lui avait bien relayé ta version de la sortie en forêt, confirmée par Lyoonëi, mais la souveraine avait épuisé sa tolérance. Elle avait sans cesse repoussé les limites de l’acceptable et tu les avais chaque fois dépassées. Que lui importait que d’autres Dai agissent ainsi ? C’était toi qui la suivais dans ses moindres déplacements. On lui avait promis le service d’une sang-mêlé, mais elle hébergeait la pire des Dai.

Quelques bannis ont encore tenté d’infiltrer la Cité, mais sans atteindre Chal. La monotonie s’est vite installée et il t’a semblé passer tes journées affalée contre un mur, à scruter Sooyolane qui ne te parlait plus qu’en cas de nécessité absolue. Hormis les exercices et échauffements quotidiens qu’on t’autorisait, ton corps ne t’appartenait plus. Tu ne pouvais même plus chasser ni t’éclipser dans la forêt et devais compter sur des porteurs pour faire parvenir des rations à Saæl et l’unique auu qui avait survécu. Cinq cycles d’Essea d’entraînement pour servir d’ombre.

Inactive et dénuée de but précis, tu ressassais malgré toi les images sanglantes qui t’habitaient depuis que tu servais Sooyolane et reportais ta frustration sur les gardes et les Llëmnoa. Les conseillers t’évitaient tous, ce qui t’épargnait au moins des questions sur le meurtre de Maafaala. Seul l’ennui te tenait fidèlement compagnie. Tu commençais à souffrir de l’isolement et, paradoxalement, la solitude sincère de la forêt te manquait.

La situation des Yudæln te paraissait tout aussi intenable, si tant est qu’on ne les expulse pas. Mais… serait-ce si mal ? La forêt ne leur manquait-elle pas aussi ? Tu t’es surprise à rêver de ce que le clan bigarré pourrait y devenir. Yudæl serait alors vraiment libre, soulagé de l’emprise ælv.

Saæl et Jarat chasseraient ; Taki ne boirait plus sa honte et les buandeurs n’auraient plus personne à haïr en représailles.

On traiterait Royan comme un vrai Dai, digne de respect. Je connaîtrais la chaleur d'un foyer. Niashæl participerait à la défense de Yudæl, ses talents enfin valorisés. Cet embryon de clan… comment le protéger de ses pairs ?

Laavel s'est éclairci la gorge au milieu de la réunion du conseil, te sortant de tes pensées.

— Ëlla-Nëluuj, si je comprends bien, vous dites que la solution serait d'infiltrer chaque clan Dai au moyen d'un voyageur rentré chez lui.

Tu as plissé les yeux.

— Je réfléchissais à voix haute. Mais ça servirait à un Naræs, pas à la Cité. Ça vous aiderait pas à savoir où traînent les exilés, seulement ce que les clans fabriquent.

— Vous croyez sincèrement la Cité à l’abri des clans ? a raillé Fevaol.

C’était fort probable. Ils étaient trop occupés par leur compétition pour s’intéresser aux Ælvn. Aucun n’épuiserait ses ressources pour une victoire sans gloire. La seule raison d’attaquer serait d’éliminer la sang-mêlé qui prétendait nous gouverner.

Les Llëmnoa, bien plus enclins à t’écouter que d’ordinaire, t'ont pressée de détailler ton idée. Et merde, as-tu pensé quand ils ont invoqué Maafaala.

— Vous n’êtes pas sans savoir qu’en l’absence d’un coupable à cet assassinat sordide, c’est à l’ensemble des « Libres », comme vous dites, que nous ne pouvons plus faire confiance. La population s’agace chaque jour davantage de leurs frasques ; nous commençons à remettre en question la généreuse politique d’accueil des Dhaemon.

Virez-les, alors ! brûlais-tu de répondre. On fera notre truc dans la forêt. Mais tu ne pouvais risquer d’être prise au mot. Même à imaginer que ton rêve insensé se concrétise, chasser les Yudæln si tôt, sans préparation, les condamnerait.

— Si quelques-uns se proposaient pour infiltrer leur clan d’origine et nous en rapporter des informations, a continué Laavel, voilà qui rachèterait le groupe entier.

Ton estomac s’est retourné. Malgré leur prétendue répugnance à user de chantage, les Llëmnoa ont approuvé la proposition. Même Nyemëlls a souscrit à l’idée. Tu as temporisé :

— Je sais pas si c’est possible. D’accord, les Yudæln ont une double allégeance, mais moi, par exemple, je trahirais pas Riao pour Yudæl. À moins que ce soit bénéfique à Riao quelque part. Reste que ce serait mentir au clan.

— La motion vaut la peine d’être débattue.

— L’entreprise nécessite des individus dévoués à la Cité, a observé Oëlevva.

— Cela va sans dire.

Dans quel bourbier avais-tu précipité les Dai ?

Ça change rien, ils trouveront pas de Dai plus fidèles à la Cité qu’à leur clan. Mais tu n’as pas pu taire un doute. Tu regrettais d’avoir parlé.

Quand Lyoonëi est revenue au dôme de Chal, tu lui as demandé un entretien seule à seule. À la requête de l’Apræncal, une Sooyolane outrée s’est enfermée dans ses appartements sous bonne garde.

— Tu aurais dû solliciter sa permission, t’a fait remarquer Lyoonëi.

— Ça m’est égal. Je peux plus remonter la pente de toute façon, alors ça sert à rien de me soucier de ce qu’elle pense.

Lyoonëi s’est abstenue de répondre. Elle ne paraissait pas en désaccord.

— Je crois que j’ai fait une connerie au conseil.

— Ce n’est pas ce que j’ai entendu. Ton idée enthousiasme les Llëmnoa.

— Je me fiche des Llëmnoa. C’est pas… c’est pas honorable.

— En quoi ?

— C’est mentir aux clans. Riao compris.

— Les Dai n’en souffriront pas.

— Qu’est-ce que t’en sais ? Personne sait.

— Tu fais confiance aux Yudæln ?

— Plutôt, mais… eux-mêmes seraient pas au courant de tout, alors comment ils savent qu’ils sont pas en train de nuire à leur clan ?

— Pourquoi nuiraient-ils à leur clan ?

— Mais…

Lyoonëi ne comprenait rien. Les Ælvn rêvaient d’un monde sans Dai et tu venais de leur apporter la première pierre de cet édifice.

— Tu ne m’as pas habituée à tant de réticence, a commenté Lyoonëi. Va jusqu’au bout.

Tu t’es impatientée.

— Tu fais partie du problème, Lyoonëi ! Toi aussi, t’as essayé de me changer en Ælv avec ton tir à l’arc et tes casques, alors qu’est-ce que ça dit sur l’espionnage ?

— Je vais au plus efficace, a-t-elle dit sans s’émouvoir. J’ai vu des Dai viser l’utilité et s’en empêcher par des partis pris.

Ses propos t’énervaient, mais tu les as considérés. Même si la Cité recourait aux Yudæln qui retourneraient dans leur clan, ils pouvaient toujours contribuer à faire progresser l’espèce dai, d’une manière ou d’une autre.

— T’as pas fait de moi une Ælv, as-tu concédé.

— Je n’ai pas essayé.

— J’en ai juste assez que tout soit pour eux. J’étais censée aider une akci et au lieu de ça je sers les Oreilles Froides.

— Elle se battra pour les Dai aussi, tu verras.

— J’en doute. Et puis qui a eu l’idée de mettre une akci sur le trône ?

Lyoonëi a pouffé.

— Tu as des qualités, Caei. Mais la perspicacité n’en fait pas partie.

— On dirait pas que tu t’es fait sérieusement botter le cul par une gamine.

— Le duel était plutôt serré, me semble-t-il.

Tu as fait mine de devoir fouiller dans tes souvenirs.

Nyemëlls a frappé à la porte, dont tu trouvais la poignée ronde et dorée de fort mauvais goût.

Cᴜɪᴠʀᴇ́ᴇ.

Cuivrée ?

Tᴜ ᴛ’ᴇs ᴍᴀʟ sᴏᴜᴠᴇɴᴜ. Lᴀ ᴘᴏɪɢɴᴇ́ᴇ ᴇ́ᴛᴀɪᴛ ᴄᴜɪᴠʀᴇ́ᴇ sᴜʀ ᴜɴ ғᴏᴜɪʟʟᴏᴛ sᴏᴍʙʀᴇ.

Impossible. Ma mémoire est parfaite, à présent.

Dᴇ ᴍᴇ̂ᴍᴇ ᴏ̨ᴜᴇ ʟᴀ ᴍɪᴇɴɴᴇ, ᴍᴀɪs ᴛᴜ ɴ’ᴀs ᴘᴀs ʙɪᴇɴ ᴠᴜ.

Ta mémoire est parfaite ? Tu te moques de moi ?

Jᴇ ᴍᴇ sᴏᴜᴠɪᴇɴs. Tᴏᴜᴛ ᴄᴇ ᴅᴏɴᴛ ᴛᴜ ᴍᴇ ᴘᴀʀʟᴇs, ᴊᴇ ʟᴇ ʀᴇᴠᴏɪs ᴇɴ ᴅᴇ́ᴛᴀɪʟ. J’ᴇɴ sᴇɴs ʟᴇs ᴏᴅᴇᴜʀs ᴇᴛ ᴊ’ᴇɴ ᴇɴᴛᴇɴᴅs ʟᴇs sᴏɴs. Jᴇ ʀᴇssᴇɴs ʟᴇ ʙʀᴜɪssᴇᴍᴇɴᴛ ᴅᴇs ғᴇᴜɪʟʟᴇs, ʟᴇ ғᴏᴜʀᴍɪʟʟᴇᴍᴇɴᴛ ᴅᴇs ᴘᴇᴛɪᴛᴇs ᴠɪᴇs ᴇᴛ ʟᴀ ᴘʀᴇ́sᴇɴᴄᴇ ᴅᴇ ᴄʜᴀᴄᴜɴ ᴅᴇs ᴇ̂ᴛʀᴇs ᴏ̨ᴜɪ ᴘᴇᴜᴘʟᴇɴᴛ ʟᴇs ᴛᴇʀʀᴇs ᴅᴇ Cʜᴀʟ. Eᴛ ᴊᴇ sᴀɪs ᴏ̨ᴜᴀɴᴅ ᴛᴜ ᴛ’ᴇᴍʙʀᴏᴜɪʟʟᴇs. Jᴇ ɴ’ᴀɪ ᴏ̨ᴜ’ᴀ̀ ᴘᴏsᴇʀ ʟᴀ ᴍᴀɪɴ sᴜʀ ʟᴇ ʟᴀᴄ ᴅᴇ ᴍᴀ ᴍᴇ́ᴍᴏɪʀᴇ ᴘᴏᴜʀ ᴇɴ ғᴀɪʀᴇ ʀᴇᴍᴏɴᴛᴇʀ ʟᴇs sᴀʙʟᴇs. Mᴀɪs ᴄᴇs sᴏᴜᴠᴇɴɪʀs ɴᴇ ᴍᴇ sᴇʀᴠᴇɴᴛ ᴘʟᴜs ᴇᴛ ᴊᴇ ɴ’ᴇɴ ᴀɪ ᴘʟᴜs ᴇɴᴠɪᴇ.

…

— Ëlla-Chal s’impatiente, vous a informées Nyemëlls.