Traîtres Mots - 2

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Le lendemain, avant la réunion suivante du conseil, un serviteur distribuait des vëlleu à chaque membre. Nyemëlls consultait ses notes et tu as songé à lui adresser la parole. À ta surprise, c’est lui qui t’a interpellée lorsqu’il a croisé ton regard.

— Ëlla-Nëluuj, a-t-il commencé, visiblement embarrassé, j’espère que vous ne le prendrez pas mal, mais je n’ai jamais trouvé la bonne manière d’aborder le sujet.

Tu as penché la tête sur le côté, intriguée.

— Je… euh… Je ne suis pas certain d’avoir à m’excuser, mais je n’ai pas la conscience parfaitement tranquille, donc je suppose que c’est un signe…

— Va au but.

Il s’est frotté la nuque, gêné.

— Royan m’a parlé de votre enfance… Je vous assure que je ne l’y ai pas forcé !

— Je sais, il me l’a dit.

— Ah ? a-t-il fait interloqué.

Tu as profité de l’occasion pour discuter du loup. Il te manquait.

— C’est un jaseur, hein ?

Nyemëlls ne savait pas comment réagir.

— Vous… ne lui en voulez pas ?

Tu as fait non de la tête.

— Vous seriez en colère s’il s’était agi de quelqu’un d’autre.

— Oh, je suis partiale, et alors ? Il peut se rétamer tant qu’il veut, ça change rien au fait qu’il en a fait plus pour moi que n’importe qui d’autre.

— Il m’a l’air d’une personne aimable.

— Il est trop pur.

Nyemëlls s’est laissé sourire. Il avait déjà entendu remarque similaire.

— Tout ce qu’il fait, c’est pour les autres. Je vais pas lui en vouloir parce que de temps en temps il se foire en croyant bien faire.

— J’admets très peu le connaître, mais il me donne une impression d’aisance. Comme s’il flottait à travers la vie.

Tu n’as pas répondu. Royan avait ses épreuves.

— Il est décontracté, dans sa tête. Personne a rien fait pour l’y aider, mais je crois que quand il était môme il s’est débarrassé de toutes les conneries que le reste du monde se traîne. Genre il a trouvé le sens de la vie ou un truc comme ça.

Tu as marqué une pause, laissant Nyemëlls visualiser Royan nimbé d’une aura mystique.

— Ou alors c’est juste un Rokian lambda qu’a toujours été trop con pour réaliser qu’il était dans la merde.

Nyemëlls s’est passé une main devant la bouche, comme s’il avait lui-même dit du mal du loup.

— Mais je m’en fous, c’est mon kaida tout pareil.

Le conseiller s’est rassuré.

— Quoi qu’il en soit, je ne vous ai toujours pas présenté mes excuses…

— J’en veux pas.

Il a semblé peiné.

— Tu peux répondre à une question, à la place ?

— Je vous écoute.

— Lyoonëi a eu l’air de dire que j’avais rien capté, alors je comprends toujours pas pourquoi quelqu’un a cru que ce serait une bonne idée d’avoir un Chal akci. C’est une base beaucoup trop fragile pour tenir le pays. On est d’accord qu’en général, Dai ou Ælv, quand ils nous voient, ils voient ce qu’ils détestent ?

— Peut-être que tu es juste antipathique, est intervenue Sooyolane.

Les Llëmnoa s’étaient arrêtés de bavarder, guettant ta réaction. Nyemëlls béait, interdit.

Tu as laissé échapper un rot sonore au milieu des conseillers estomaqués. Un silence pesant s’est installé, pendant lequel ils se sont regardés les uns et des autres, comme pour vérifier qu’ils n’avaient pas rêvé.

— Nan, ça doit être autre chose, as-tu conclu.

La réunion du conseil a commencé. Comme d’habitude, un tas de préoccupations insignifiantes encombraient l’ordre du jour. Après avoir longuement discuté de la nouvelle teinte des vases du quatrième étage et des rideaux du couloir extérieur du premier, Oanae est sorti de sa torpeur :

— Sapristi ! Qui a mangé mes petits vëlleu ?

Les Llëmnoa se sont tus un instant pour la regarder, sourcils arqués.

— Donc, a repris Ödhaiya, nous parlions des pompes hydrauliques du dôme des voyageurs…

— Oui, la pompe principale du seizième secteur est en panne, mais les pompes secondaires l’ont relayée sans accroc. Il reste par conséquent assez de temps pour trouver la cause du blocage, a répondu Suəwaj.

— Parfait. J’ose espérer qu’une équipe a déjà été envoyée ?

Suəwaj a gribouillé une note affolée sur son rouleau, qu’il a soulignée et encadrée à plusieurs reprises.

— Tout à fait, a-t-il dit avec une sérénité forcée.

— La question est donc bouclée. Nous passerons aux variétés florales du hall d’entrée du dôme de Chal. Les allées de feveya me fatiguent et j’imagine qu’il en est de même pour tous.

Le conseil a enfin évoqué l’infiltration yudæl. Un vote a décidé d’introduire un espion dans chaque clan, à l’exception de Kwashil, à la fois non violent et éloigné. La Cité abritant trop peu de leurs ressortissants, les insectes de Nis et le fluvial Aigir échapperaient également à la surveillance. Ce dernier ne participe que de manière sporadique aux guerres claniques, autrement accaparé par son propre lot de problèmes dont le reste du pays n’a qu’une vague idée. Nul besoin de s’en préoccuper.

Le conseil s’est bien douté que les anciens esclaves n’adopteraient pas tous la cause ælv. La sélection s’opérerait donc sur la base du volontariat et il faudrait recruter dans le secret. Il est apparu que seules Niashæl et toi étiez en position de distinguer les fidèles des infidèles envers la Cité, alors, à contrecœur, les Llëmnoa vous ont chargées de l’enrôlement.

À la fin de la réunion, Sooyolane a avoué son larcin pâtissier à Oanae. Elle a eu l’air peinée, mais a ravalé ses griefs devant l’absence de remords de sa souveraine.

Nyemëlls était toujours mortifié par ton émission gastrique.

— Ce n’était pas drôle, t’a-t-il fait remarquer.

Tu as ricané.

— C’était un petit peu drôle, surtout vos tronches.

— Pour un Dhaemon de trois cycles, peut-être.

— Eh. Certains d’entre nous ont loupé leur enfance, faut nous laisser le temps de vous rattraper.

Nyemëlls t’a regardée avec suspicion. Te moquais-tu de lui ?

— Je dis la vérité, Nëm. Un jour j’aurai un humour subtil comme le tien, qui sait !

— Eurh, a-t-il fait. Ne m’appelle pas ainsi.

Vous avez fait route vers le dôme des voyageurs pour notifier sa mission à Niashæl et repérer des candidats à l’enrôlement. Nyemëlls réalisait que c’était toujours lui que le conseil envoyait chez les Yudaeln : la rétribution de son métissage.

Trouver des Yudæln dévoués aux Ælvn s’est révélé difficile, sinon impossible. La double allégeance que beaucoup d’entre eux avaient développée valait pour les Yudæln, pas pour la Cité. En fait, la plupart l’exécraient et n’hésitaient pas à t’en faire part puisque tu partageais notoirement leur avis. Ceux qui la défendaient le faisaient plutôt par dépit : ils y vivaient, mieux valait s’en accomoder.

Tu aurais peut-être fini par trouver des Dai répondant aux critères du conseil, mais Niashæl a fait remarquer que les Yudæln seraient plus susceptibles de se soumettre à la Nëluuj qu’aux Llëmnoa.

Alors tu as doublé ton jeu. Aux Dai, tu as promis qu’ils ne correspondraient qu’avec toi et que tu ne rapporterais à Chal que de quoi servir la cause yudæl. Aux Llëmnoa, tu as admis avoir menti aux Yudæln pour obtenir leur loyauté, tout en garantissant qu’ils répondaient de fait à la Cité.

Les Llëmnoa se sont d’abord efforcés de paraître navrés de la duperie, puis leur désarroi s’est fait sincère lorsqu’ils ont réalisé qu’ils dépendraient de ton bon vouloir.

Royan s’est porté volontaire en tant qu’espion du clan Rokian. Les Llëmnoa ne risquaient pas de le croire fidèle à eux, mais tu les as convaincus en promettant que toi, il ne te trahirait jamais. Comme les Yudæln, Royan leur serait indirectement dévoué par ton intermission.

Le loup s’est préparé au départ et tu as chassé ta tristesse de le laisser partir. Le pays n’était pas si grand qu’il vous soit impossible de vous revoir, et puis Royan commençait à faner sous le dôme. Il se sentait toujours responsable du décès de Liehm et avait besoin de plein air, de Dai et d’un clan. Tu savais aussi qu’il lui fallait illustrer d’images, de sons et d’odeurs son clan d’origine. Il t’a longuement étreinte, mais frétillait d’impatience.

Je ne partageais pas son enthousiasme, même s’il est vrai que je me reposais de moins en moins sur Royan. Mon occupation auprès de Voelumthə me procurait des rations suffisantes et je m’étais habitué à chasser lorsque c’était nécessaire. L’absence du Rokian laisserait toutefois un vide et je ne comprenais pas qu’il m’abandonne ainsi.

— C’est pas pour long, m’as-tu dit. Dernière étape et après on se casse d’ici.

Dès lors, l'espionnage recevait toute ton attention. Les Llëmnoa dépendraient des renseignements que tu daignerais leur relayer, ce qui te permettrait de détourner leurs entreprises en ta faveur. Connaître les mouvements et affinités des clans rendait possible un projet sans précédent au bénéfice des Yudæln, voire de tous les Dai. Une notion irréaliste et d’une vaste utopie dont mieux valait poser les fondations plutôt que d’en empêcher la concrétisation future. Même Royan y croyait peu, mais l’idée l’enthousiasmait.

— Eh ben ! t’a-t-il dit. Si je racontais ça au Royan de cinq cycles, il dirait « Comment ça, tu viens du futur ? » et « Est-ce que t’as à bouffer ? ».

Quelques Llëmnoa ont songé à annuler l’opération, mais les bénéfices éventuels l’emportaient sur les inconvénients. Qui plus est, ils n’avaient pas le pouvoir d’empêcher des Yudæln de retourner chez eux, d’autant qu’on les y poussait depuis des cycles d’Essea.

Afin de réintégrer les leurs sans éveiller de soupçons, les espions les rejoindraient au compte-goutte, en prétextant avoir erré dans la forêt ou, s’ils préféraient approcher la vérité, avoir abandonné l’idée de vivre dans la Cité. C’était précisément ce que la plupart des anciens esclaves ayant rallié leur clan avaient fait.

— Vous inquiétez pas pour eux, as-tu dit aux Llëmnoa comme s’ils se souciaient des Yudæln. Y’a une seule chose au monde dont on est à l’abri : c’est le clan.

Nyemëlls en particulier n’a pas semblé convaincu.

— C’est aussi pour ça qu’on est dans la merde quand on en a aucun, as-tu admis. Et c’est pour ça que j’ai le droit de vous débarrasser des exilés qui s’amassent à vos portes, alors vous plaignez pas.

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