Niashæl
Du haut d’un arbre, Niashæl attendait l’ennemi insaisissable. Cette fois-ci, elle tuerait sans faim. Sans états d’âme.
Ama lui avait parlé des guerres des clans. Des Dai qui tuaient les Dai. Seuls les plus forts survivaient et l’espèce ne s’en portait que mieux. Aya l’avait écouté avec une tristesse mêlée d’effroi.
Niashæl a sorti l’effigie d’Aya de son kælm et l’a serrée contre son cœur.
Sa mère détournait toujours le regard lors des repas : elle souffrait à la fois pour les créatures que sa famille venait d’achever et pour le fléau qui forçait ses deux amours à voler des vies pour poursuivre la leur.
Qu’avait-elle pensé, le jour où sa propre vie était volée devant les yeux de celui qui partageait son cœur et de celle qui partageait sa sève ?
Mais longtemps avant que sa sève ne s’échappe de la ligne que ses assassins avaient tracée sur sa gorge, elle ne pensait déjà plus. N’était déjà plus, même si son corps respirait encore. Son âme s’en était allée rejoindre les koxjin, ou quiconque veille sur les défunts.
Niashæl n’avait pas compris. Mais Niashæl se souvenait. Et Niashæl n’avait pas pardonné.
Le Riao qui la tourmentait, elle le tuerait. Et quelque part, Aya se cacherait les yeux. Mais Ama serait fier.
Pendant la majeure partie de la nuit, puis de l’aube, Niashæl tentait de contrôler sa respiration et luttait contre le sommeil. La piste que flairerait son poursuivant passerait sous cet arbre. Elle se tenait prête à l’assaut, un couteau rudimentaire à la main.
Soudain, elle a douté.
La piste était-elle trop évidente ? Le Riao soupçonnerait-il un piège ? Elle a envisagé de cacher le reste des baies, qu’elle avait disposées bien trop nonchalamment. Mais elle n’osait descendre corriger son amateurisme et risquer de tomber nez à nez avec son traqueur.
Elle s’est tenue immobile, s’escrimant vainement à taire le galop affolé de son cœur.
Une brindille a craqué au loin et le cœur de Niashæl a oublié de battre.
Une brise légère a transporté l’odeur si semblable à celle d’Ama, chargée d’une nostalgie qui a tourné la tête de la petite sang-mêlé.
La forêt s’est tue et Niashæl s’est décomposée, car les précautions de l’intrus indiquaient qu’il était au fait de sa présence.
Son agitation a obscurci et troublé sa vue, accentuant sa panique. Son pouls a tant accéléré que son cœur allait certainement s’échapper de sa poitrine.
Du seul petit cercle flou qui restait de sa vision, elle a scanné frénétiquement les alentours, pendant que la senteur de son père s’approchait pour la tuer.
Elle serrait son couteau si fort que du sang a dévalé sa paume, là où ses griffes l’avaient percée. Mais la peur et la confusion étaient trop intenses pour que Niashæl le remarque. Aya fait bien de fermer les yeux, parce que je meurs aujourd’hui.
— Caei ? a demandé une voix lourde d’espoir juste derrière l’arbre où s’était perchée Niashæl.
Elle a sursauté et bondi couteau en avant à l’endroit d’où venait la voix. Sans plus aucun contrôle, elle observait ses propres actions depuis une mince ouverture dans son esprit. Distraitement. Indifféremment.
« Forte ? » s’est interrogée Niashæl depuis sa fenêtre intérieure. Le chasseur veut-il seulement me tester ?
Il lui a semblé ensuite qu’elle s’endormait, pendant que son corps continuait d’assaillir le prédateur. Quand elle est revenue à elle, la Riao à l’effluve d’Ama la tenait fermement au sol et du sang coulait de ses bras là où Niashæl avait tranché.
L’inconnue n’était pas Ama. Niashæl le savait, évidemment. Mais quelque part au fond d’elle-même, un doute plein d’espoir avait subsisté. L’odeur différait, bien sûr. Plus ambrée, moins silicée et bien moins vaporeuse.
Néanmoins l’odeur d’une Riao. Celle du clan de son père. De sa propre famille.
Le sang de l’inconnue gouttait sur la tunique de Niashæl. Mais c’était Niashæl qui allait mourir.
— Ama… a-t-elle appelé d’une voix tremblante.
Mais Ama n’était pas là. Et la Riao ne lui ressemblait en rien. Niashæl ne s’en était pas aperçue du temps où ils étaient en vie, mais son père n’avait le visage d’aucun autre animal. Chez l’inconnue, au contraire, on reconnaissait très clairement le faciès d’un riyaw ou d’un yao : sous son petit nez plat, à la naissance des lèvres, sa peau basanée semblait avoir renoncé à se scinder juste avant d’y parvenir, sous l’influence de babines vestigiales. Sa bouche formait ainsi un triangle arrondi, aux coins vaguement souriants. Elle avait aussi le menton fin et le front plus plat qu’Ama. Niashæl a songé qu’elle lui rappelait plus Adramæk que son père, alors même qu’ils venaient de clans différents.
Au lieu des cheveux rêches et laiteux, l’inconnue arborait une longue crinière châtain, implantée en pointe sur son front. Des vibrisses remplaçaient ses sourcils et, dans ses yeux jaune-vert, ses pupilles verticales étaient les premières de la sorte que Niashæl voyait. Ses joues étaient dépourvues des rayures brunes d’Ama.
Comme Niashæl et son père, la Riao avait des oreilles félines plantées sur le crâne et le contour noir de ses yeux tombait en gouttes sombres le long de son nez, entourant un iris si large que le blanc était à peine visible.
La vue de Niashæl a commencé à se troubler de larmes et sa respiration se coupait ; non à cause du bras que la Riao poussait contre sa gorge, mais par la peine accumulée pendant tous ces cycles.
— Ama… a-t-elle répété sans force, alors que l’inconnue la maintenait plaquée au sol.
Son cœur endolori s’est enfin déchiré. La vue et l’odorat brouillés par les larmes, elle imaginait sans mal son père là, juste devant elle.
Elle était prête à mourir, si seulement sa mort pouvait la rapprocher d’Ama et Aya.
Carunae a hésité, puis relâché son étreinte. Elle a battu des cils pour repousser ses propres larmes. Dans un élan d’optimisme absurde, elle avait espéré que l’enfant serait le sien.
La dernière fois que Carunae avait entendu les pleurs d’un enfant, on lui arrachait le sien. Le besoin incontrôlable de consoler la petite éplorée a saisi ta mère, tandis qu’une sombre pensée lui soufflait que tu avais dû mourir bien plus jeune que cela.
Elle a commencé par aider Niashæl à se redresser. Carunae lui a posé une main solidaire sur l’épaule, pour la voir brutalement repoussée.
— Fassayal, s’est excusée ta mère.
Au son nostalgique de la langue ælv, Niashæl a relevé la tête. Sa gorge lui faisait mal. Ses yeux souffraient de tant pleurer. Son cœur mourait de ne plus savoir quoi ressentir.
Sa peau pâle rappelait à Carunae l’Ælv qu’elle avait rencontré, autrefois. Et son odeur, celle du fruit de sa chair.
Les gémissements de Niashæl faisaient écho au moment où la voix déchirée d’une toute petite Caei avait crié « Nᴀᴇ ! Nᴀᴀᴀᴇᴇᴇᴇ ! ». Pendant qu’on t’éloignait de ta mère, tu laissais, toi aussi, mourir sur le sol une pluie chagrine. Carunae t’entendait encore l’appeler. Chaque jour.
Mais tu ne l’attendais plus. Tu l’avais oubliée. Ou tu la haïssais, comme les autres, pour avoir trahi son sang. Qu’il est triste, le destin des sang-mêlés et de ceux qui les ont conçus.
Carunae s’est avancée doucement vers la demi-Riao tremblante. Elle a porté sa main vers elle, mais l’enfant a reculé à son toucher. Toi aussi, tu te soustrayais à l’affection de ta mère quand tu étais contrariée. Alors elle prétendait se sentir plus malheureuse encore que toi. Et tu taisais vite tes sanglots pour l’enlacer. Et elle t’embrassait à son tour.
Carunae s’est agenouillée à hauteur de Niashæl et lui a pris la main. Elle l’a retirée moins brusquement cette fois. La Riao s’est approchée une dernière fois de la demi-Ælv, qui s’est laissée tomber dans les bras de l’inconnue au parfum familier, en pleurant toutes les larmes de son corps et de son âme.
Étreinte par de petits bras d’enfant à la senteur distincte des sang-mêlés, Carunae n’avait qu’à fermer les yeux pour revoir les précieux cycles passés près de toi.
— Tu me rappelles ma fille, a-t-elle dit sans vraiment s’adresser à Niashæl. Elle est sauvage, comme toi.
Niashæl n’a pas semblé l’entendre. Mais quelque part, elle se rassérénait. Elle était en présence d’un parent et, malgré tout, cela la rassurait.
— Tout ira bien, lui a chuchoté Carunae.
Niashæl savait que tout n’allait pas bien et qu’il était peu probable que tout aille mieux, mais elle était soulagée de se l’entendre dire.
Tout irait bien. Une mère le lui avait dit. Tout irait bien. Et Niashæl le croyait. Elle s’est apaisée, comme si on venait de la délester du poids porté pendant des cycles. Elle ne se souvenait plus de la raison de ses pleurs.
Depuis le début, elle avait simplement eu besoin qu’on la prenne dans ses bras et qu’on lui dise que tout irait bien.
Carunae la berçait. Comme sa chair lui manquait ! Bien plus que Riao. D’où cette sang-mêlé était-elle venue ? De la Cité ? Elle avait les cheveux de Katama. Un peu de son odeur, aussi. On l’avait cru mort. Le pauvre Kat avait dû abandonner son surnom en même temps que son clan pour les baisers d’une Ælv.
— Je m’appelle Carunae, a-t-elle dit à voix basse. Tu peux m’appeler Nae.
En guise de réponse, Niashæl l’a serrée plus fort. Elle paierait peut-être cette imprudence de sa vie, mais ça lui était égal. Elle voulait faire confiance à la mère qui avait l’odeur de son père. Et elle n’était pas encore morte, ce qui était toujours bon signe.
Elle s’est soudain redressée, réalisant qu’elle avait laissé l’effigie d’Aya sur sa branche. Elle s’est précipitée pour la récupérer et a défait son kælm pour l’y remettre. Elle a repassé le large tissu autour de sa taille, introduit les trois poupées dans le nœud et lacé le tout dans son dos.
Avant, c’était toujours Ama qui nouait son kælm. Mais depuis qu’Ama était parti, Niashæl avait appris à le faire seule.
— Ce sont tes peluches ? a demandé Carunae en pointant le kælm.
Niashæl a hoché la tête. Elle ne montrerait pas Aya, Ama et Kwa à Carunae : que penserait l’inconnue si elle voyait la poupée ælv ? Carunae n’avait pas encore essayé de la tuer, mais savait-elle que Niashæl n’était pas Dai ?
— Tu vis dans la forêt depuis quand ? a demandé Carunae. Je ne t’ai jamais vue au clan.
Niashæl a haussé les épaules.
Elle ne souhaitait pas parler, mais se réjouissait. Il y avait longtemps qu’on n’avait pas discuté avec elle.
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