Dans les Airs et sous la terre - 1

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Le courageux espion Tsoo-Shiane-Krreh-Satiega à la plus grande koxji de tous les temps

J’ai changé de nom parce que « Royan » ça faisait pas très sérieux. J’ai hésité avec Kheliæl, mais c’est déjà pris. Ça a l’air d’avoir du succès, tout le monde est aux petits soins pour moi !

Tu as redouté d’avoir commis une erreur en envoyant Royan. Tu as songé à dépêcher un second informateur vers Rokian, mais t’es ravisée. Si le loup n’évoquait rien d’intéressant, c’est qu’il n’y avait rien à mentionner.

Pour avoir testé ses créations en situation réelle, tu le savais aussi décent forgeron et, avec de la pratique, il pourrait atteindre l’excellence. Les Rokiann se réjouiraient de le compter parmi les leurs.

Tu culpabilisais d’avoir pour ainsi dire trahi les Dai, surtout Riao. Si tu t’accommodais de faire surveiller Baraghi, tu souffrais d’aider les Ælvn. Tu étais devenue bien trop servile, bien trop vite auprès des Oreilles Froides. Sooyolane ou pas, les Dai, en particulier les Riaon, auraient toujours dû passer en premier.

Il est difficile aux autres espèces d’appréhender l’attachement d’un Dai pour son clan, de comprendre pourquoi, malgré les mauvais traitements, nous lui restons dévoués. Le Dai est en ceci prisonnier de son instinct : il est inscrit profondément dans nos chairs et notre sang que nous formons une dépendance mutuelle avec le clan, qu’il est à la fois la raison et le but de notre existence.

La confiance étendue du clan pour ses membres était à ton avantage. Hormis les esclaves, le clan entier se réunit pour les décisions du Naræs : les informations te parviendraient aisément.

*

Le garde qui t’avait livré la missive s’est pressé dans le luxueux salon alors que tu prenais ton repas.

— Quelqu’un souhaite vous voir. Un petit Dhaemon. J’ai bien essayé de lui dire qu’on ne s’invite pas comme cela, mais il insiste. Que dois-je faire ?

Tu l’as regardé sans bouger, comme si la réponse était logique.

— Euh… Je le renvoie ? a-t-il hasardé.

— De quoi t’as peur ? Que je me fasse tuer ? Laisse-le entrer.

La porte s’est ouverte. J’ai accouru en pleurant et me suis accroché à toi. Tu m’as enserré maladroitement, ne sachant que faire de tes bras.

— Je dois taper qui ?

J’ai grimacé.

— Regarde, ai-je dit en relevant mes manches.

J’avais les bras et le crâne couverts de piqûres.

— Qui t’a fait ça ?

— Personne, je pense. Ça me grattait depuis un moment et maintenant il y a ça, ai-je sangloté.

Ma santé avait toujours été une source d’inquiétude. Avais-je attrapé une nouvelle maladie, en plus de mon handicap ? Que dirait Royan si je mourais après t’avoir été confié ? Tu m’as submergé de paroles plus malhabiles que réconfortantes.

— Je vais chercher un soigneur. Toi… tu vas t’allonger sur le lit et t’en bouges pas, c’est compris ?

— Oui.

Tu t’es ruée dans la salle voisine où tu espérais trouver Sooyolane, à qui les conseillers avaient imposé des guérisseurs qui se relayaient pour l’accompagner dans tous ses déplacements. Tu as empoigné Nyemëlls qui jouait ce rôle ce jour-là et couru vers la chambre où j’attendais. Sooyolane est restée figée par la surprise.

*

Après m’avoir examiné, Nyemëlls a souri.

— C’est drôle ? lui as-tu demandé sans voiler ton indignation.

— Non, a-t-il répondu offensé, il n’y a pas lieu de s’inquiéter, c’est tout.

— Kaz est pas rassuré, en attendant.

— C’est normal. Mais c’est comme perdre une dent de lait : ce n’est qu’une étape.

— Comment ça, une étape ?

Il a eu l’air confus.

— C’est un Kwashil, vous étiez au courant ?

Tu n’as pas immédiatement saisi. Quand les mots de Nyemëlls se sont frayé un chemin dans ton esprit, tu as failli te gifler. C’était tellement évident ! Comment avais-tu pu être si loin du compte ? C’est pourtant moi qui ai eu l’air le plus étonné. Le sang-mêlé a doucement pincé un de mes boutons, dont il a extirpé une sorte de poil épais. Il a aplati sur ma peau ce qui était en fait une petite plume.

— Euh… Kaz est en bonne santé ?

Il a haussé les épaules.

— Je peux établir un diagnostic complet si tu le souhaites, mais il m’a l’air d’un jeune Kwashil vigoureux.

Je n’en revenais pas. Je n’étais pas un Tick difforme. J’étais bien portant ! « Vigoureux », même ! Jamais personne n’avait utilisé ce mot pour me décrire.

— Ne me dis pas que vous n’aviez pas remarqué ses bras ou son squelette ? a demandé Nyemëlls d’un air consterné.

— Honnêtement, as-tu hésité, on pensait qu’il était malformé. Il a ni plumes ni ailes…

— Comme tous les oisillons, voyons !

Tu t’es frotté la nuque, embarrassée.

— Jigokriesh n’était pas un Kwashil, pourtant, ai-je affirmé.

Tu as béé de plus belle, puis pris la parole à contrecœur.

— Kaz, s’il avait pas d’ailes c’est que…

Comment faire passer le message en douceur ?

— … c’est qu’on les lui brûlait.

Le Llëmnoa et toi avez hoché la tête. Je me suis mis à pleurer.

Nyemëlls a pris congé et quitté la pièce.

Tu es restée plus d’un vingtième de ciel auprès de moi malgré les remontrances incessantes des autres Llëmnoa et de mon maître-chroniqueur, Voelumthə. Tu te sentais idiote de n’avoir rien deviné, mais je me savais plus bête encore. Je n’avais ressenti en Jigokriæsh que l’impression d’être diminué, comme en tous les esclaves. Je venais juste d’apprendre à lire les âmes et c’était tout ce que je percevais. Rien sur ses origines, comme si sa condition les lui avait effacées.

Pourquoi Jigokriæsh ne m’avait-il rien dit ? Et que faisions-nous, lui et moi, loin du mont Kwashil ?

— Je te trouverai des vêtements kwashil, as-tu dit pour changer de sujet. T’auras besoin de quelque chose d’adapté pour voler.

Je volerais. Je n’y avais même pas songé.

*

De jour en jour, le duvet gris qui avait recouvert ma peau laissait place à un plumage châtain. Mes bras ne me paraissaient plus disgracieux, maintenant que leur forme étrange avait un sens. Ma dignité retrouvée, je vagabondais dans la Cité, où il m’arrivait de heurter des Dai et de faire tomber des objets par mégarde, peu habitué à prendre tant de place.

En quatre cycles de Pirishæl, de longues plumes de diverses teintes de brun ont remplacé mes cheveux autrefois clairs et duveteux.

Bien avant ma transformation complète, je me suis entretenu avec Lautèg, la seule Kwashil des Yudæln, avais-je cru jusqu’alors.

— Jeune Kaz, m’a-t-elle salué dans la langue de mon clan.

— Alors je suis Kwashil ? ai-je demandé en exhibant mes plumes.

Elle a penché la tête et m’a fixé de ses yeux dorés.

— Hm, je pensais que les fondamentaux seraient acquis. Comment pouvais-tu ne pas le savoir ? À quel clan est-ce que tu croyais appartenir avec ces bras-là ?

Elle m’a soulevé une ébauche d’aile.

— Je pensais être malformé.

— Et tu ne t’es jamais dit : « Lautèg a les mêmes, c’est un signe » ?

— Tu n’avais pas les mêmes. J’avais les bras nus.

— « Elle est aussi courte sur pattes et a le torse aussi large que le mien » ?

— Tu portes toujours des vêtements amples ! Et je suis gringalet en comparaison, ai-je ajouté en m’empourprant.

— Parce que tu es encore jeune. D’ici quelques pirishoan, tu devrais pouvoir faire tes premiers essais dans les airs.

J’ai baissé la tête, mais l’idée de parcourir les cieux m’enchantait.

— Je croyais que tu m’évitais par honte du clan. Tes amis au nez fin ne t’ont donc rien dit ?

— Ils ne savaient pas.

Votre odorat est étrange. Malgré votre habilité à suivre des individus de très loin, vous êtes presque anosmiques à certains égards. C’était ainsi que, sans point de repère, et surtout par rejet, tu n’avais appris ton métissage que sur le tard. De même, vous aviez vu en moi un Tick difforme et aviez ignoré les indices olfactifs qui ne concordaient pas.

— De toute façon, c’est plutôt moi qui aurais fait honte au clan. J’ai évité d’imposer ma présence aux Tickn tout ce temps…

— Ha ! Shtane pensait t’avoir fait fuir avec son haleine. Il sera ravi d’apprendre qu’il n’en est rien.

— C’est quoi, « haleine » ? ai-je dit en répétant le mot kwashil.

Elle a soufflé sur sa main.

— Ah. Tant qu’il ne respire pas, il est sympathique.

Elle a ri.

— Alors tout le monde le savait sauf moi...?

Lautèg est descendue pieds joints de son hamac pour gagner le réfectoire.

— C’est ce que je pensais, mais à vrai dire tu me fais douter. J’étais peut-être la seule.

Elle s’est étirée.

— Je t’en aurais parlé, si j’avais su… Tu t’es cru malade tout ce temps, hein ?

J’ai acquiescé.

— Tu m’as l’air en bonne santé, si ça peut te rassurer. Tu n’aurais pas survécu aux Frréshiéshié si ça n’était pas le cas.

J’étais tiraillé. D’un côté, je déplorais l’horreur et l’humiliation qui m’avaient suivi depuis qu’on m’avait appelé Tokriæsh. De l’autre, un horizon immense s’étendait désormais devant moi et j’appartenais au seul clan de Chal à pouvoir le toucher du doigt.

Lautèg a considéré les provisions du réfectoire.

— Tu veux apprendre une recette kwashil ?

J’ai opiné avec empressement.

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