Dans les Airs et sous la terre - 2
Nyemëlls est venu troubler l’un de tes rares moments de solitude.
— Plus tard, as-tu dit.
Il a hésité.
— Pardon de te déranger, mais je n’ai pas eu l’occasion de répondre à ta question, l’autre jour.
Tu lui as fait signe d’entrer. Il t’importunerait jusqu’à ce qu’il ait dit ce qu’il avait à dire et son registre presque familier t’a radoucie. Il est resté à l’embrasure de la porte et a baissé la voix.
— Tu voulais savoir pourquoi les Llëmnoa ont intronisé une sang-mêlé.
Tu as levé la tête, tout ouïe cette fois.
— En réalité, il ne s'est jamais agi d’élire l’un d’entre nous. Les Llëmnoa ne cherchaient pas n’importe quelle demie. Mais pourquoi ëlla-Lyoonëi ne t’a-t-elle rien dit ?
Il a surveillé les alentours, s’est excusé et est reparti vaquer à ses devoirs de Llëmnoa.
Tu as grogné malgré toi. Ainsi, Lyoonëi t’accordait trop peu de confiance pour te révéler toute l’histoire. Qu’avait Sooyolane de si spécial, mis à part la méfiance sans fin qu’elle te vouait ? Elle n’essayait plus de s’en cacher, elle qui avait pourtant été élevée en Ælv, dans la censure de toute parole offensante. Un jour que Lyoonëi siégeait au conseil, la souveraine lui avait dit ceci :
— Nous avons vu le vrai visage de la Nëluuj, dans la forêt. Lui ressemblez-vous ou est-elle une autre sorte de demi-Dhaemon ?
Lyoonëi n’avait pas su quoi répondre, mais son expression en avait dit long. « Qu’est-ce que tu as fait ? » t’avaient demandé ses yeux. Tu avais détourné le regard, sans chercher à t’expliquer, alors même que Lyoonëi aurait agi de façon similaire. À quoi bon te justifier s’il fallait tout recommencer dès la prochaine crise, et celle d’après, et celle d’après ?
Tu as rattrapé Nyemëlls.
— Qu’est-ce que Lyoonëi veut pas me dire ?
Surpris, il a jeté un œil autour de lui, comme pour vérifier que personne ne vous écoutait.
— Rien de très important somme toute, mais ce n’est pas à moi qu’il revient d’en parler.
Tu as dû prendre un air abattu, car il a décidé d’une compensation :
— Retrouve-moi à l’entrée du dôme à la fin du premier tiers de nuit. Je te montrerai quelque chose.
— Pas possible, as-tu dit en secouant la tête. Je dois garder Sooyolane.
— Ce n’est pas la sorte d’impératif qui te retient, d’habitude. Débrouille-toi.
Tu as fait la moue en regardant Nyemëlls s’éloigner, mais il avait raison. Tu n’étais pas une Nëluuj très dévouée. Était-il si étonnant que Sooyolane te refuse sa confiance ?
*
Nyemëlls t’attendait déjà quand tu as rejoint le hall d’entrée. Sooyolane n’avait rien voulu entendre à tes explications. Serait-ce la désertion de trop ?
— Tu m’incites à désobéir à Chal. J’espère que ça en vaut la peine.
Il a pouffé.
— Allons, allons, ëlla-Nëluuj. Vous faites vos propres choix, ne les reprochez pas à vos prochains.
Il a essayé de te prendre par le bras, mais tu as reculé par réflexe.
— Suis-moi, a-t-il dit à voix basse.
Nyemëlls était possiblement le plus franc des Llëmnoa. En public, il te montrait autant de déférence que les autres, mais tombait le masque en privé. Lui seul ne prétendait pas t’apprécier.
— Es-tu déjà descendue aux étages inférieurs ?
— Y’en a ?
— Oui. Ils servent surtout d’entrepôts, mais certaines salles demeurent inaccessibles.
— Comment c’est possible ? Vous avez perdu la clé ? as-tu dit pour plaisanter.
— D’une certaine façon, oui.
Il a actionné l’un des élévateurs réservés. Celui-là n’aurait pas pu contenir plus de cinq Ælvn. Tu as regardé les portes se fermer, puis scruté la boîte aux dimensions réduites.
— Tu n’es pas claustrophobe ?
— Bien sûr que non, as-tu répondu, vexée.
— Tant mieux, parce qu’il n’y a pas d’escaliers, là où nous allons.
Nyemëlls a trituré le fyëw et l’élévateur a entamé sa descente en ronflant.
— C’est un secret ou quoi ?
— Pas tout à fait. C’est plutôt difficile à expliquer, alors nous préférons l’ignorer.
— Pourquoi j’ai droit à un aperçu ?
— Parce que je pense que tu en as besoin.
Tu n’aimais pas son attitude. Malgré son calme apparent et sa faiblesse manifeste, tu t’es mise sur tes gardes.
Quand l’élévateur s’est immobilisé, Nyemëlls est sorti le premier. Tu l’as suivi, circonspecte, prête à dégainer. Il t’a guidée dans un long couloir bordé d’entrepôts aux portes épaisses qui donnait sur un cul-de-sac.
— Hm, as-tu fait en observant les alentours. Je sais pas ce que tu manigances…
— Ce n’est pas une impasse. Regarde.
Tu as regardé. Ce que tu avais d’abord pris pour une paroi était une porte scellée dépourvue de poignée ou de mécanisme apparent. Tu as poussé la surface en kuxaybi, mais elle ne s’est pas ouverte.
— Étrange, n’est-ce pas ?
Tu as secoué la tête.
— C’est sûrement juste un mur que quelqu’un s’est amusé à faire passer pour une porte.
— Ce serait se donner beaucoup de mal pour une plaisanterie destinée à un nombre restreint d’individus.
Tu as examiné la surface. Elle était lisse et décorée de symboles similaires à ceux des kuxaybin de la forêt. Au son émis lorsque tu l’as frappée, elle paraissait épaisse.
— Mais le plus étrange reste ceci, a dit le Llëmnoa en découvrant un panneau à droite de la porte.
— Krac, es-tu seulement parvenue à articuler.
Nyemëlls a tressailli au juron.
La forme creuse d’une main à deux pouces, en quelque matériau sombre et luisant, semblait toute prête à accueillir l’empreinte d’un enfant difforme… ou plutôt celle d’un Yu.
— Ça veut dire quoi ? Des Yu se sont introduits ici pour accrocher un genre de gravure. Qu’est-ce que ça peut faire ?
— Qu’ils aient scellé une partie de la Cité il y a si longtemps que personne ne sait plus ce qu’il s’y trouve ? Oh, trop rien, je suppose.
— C’est une blague ? Et après tu vas essayer de me faire croire que c’est eux qui ont construit les dômes ?
Nyemëlls a haussé les épaules.
— Tu en sais autant que moi.
— Pourquoi tu me montres ça au juste, Nëm ?
— Je m’appelle Nyemëlls.
Tu as passé la main sur le dessin étrange.
— Nyemëlls, as-tu corrigé.
— Pense à toutes les questions que ceci pose, et pense à la façon dont ton peuple et toi traitez les faibles.
— Ah, je comprends mieux.
— Vraiment ?
— Tu m’as traînée ici pour me faire la morale.
Il a inspiré profondément.
— Chaque jour avec toi soumet ma patience à rude épreuve.
— Donc c’est toi qui as accroché ça ?
— Mais non !
Tu as considéré le Llëmnoa. Tu n’aimais pas ce qu’impliquait le relief, et les Ælvn qui avaient connaissance de son existence n’en paraissaient pas ravis non plus.
Ceci étant dit, tu croyais Nyemëlls susceptible d’inventer pareille farce pour démontrer son point de vue, même si tu voyais mal où il voulait en venir. Essayait-il de dire que, si les Yu étaient capables de davantage que tu ne le pensais, alors tu pouvais te tromper sur les Ælvn ? Mais les Yu survivaient vaguement dans le désert et les quelques spécimens présents dans la Cité n’excédaient pas la médiocrité. En outre, tu avais côtoyé les Ælvn assez longtemps pour te former une opinion appuyée par les faits.
— C’est mystérieux, je te l’accorde. Ça veut pas dire que je changerai d’avis sur les Yu ni sur les Ælvn.
— Ce n’était pas mon intention.
Gêné, il s’est dirigé vers l’élévateur.
— Si je puis me permettre… pourquoi gardes-tu une confiance aveugle envers les Dhaemon, après tout ce qu’ils t’ont fait ?
— Je peux pas haïr le clan.
— Pourquoi pas ? a-t-il insisté. J’y vois de nombreuses raisons.
Ton expression a dû se teinter de mépris.
— Je peux pas haïr mon clan !
— Soit. Mais si tu as besoin de le répéter…
— Aucun Dai déteste son clan. Je serais pas Dai si je détestais le mien. Je peux pas le haïr.
Il a levé les mains en signe d’impuissance et activé l’élévateur.
— Je détestais me faire battre, je détestais la cage, je détestais la faim, mais ça peut pas être la faute du clan. Alors c’est moi, tu comprends ? C’est moi, c’est Baraghi, c’est les Ælvn et Carunae. Juste… pas le clan.
Nyemëlls s’était immobilisé. Tu as détourné les yeux. Pourquoi t’étais-tu abandonnée ainsi ?
— Je ne pense pas qu’il soit très sain de culpa…
— Oh, on t’a rien demandé.
Son nez s’est pincé, mais il a eu l’air plus peiné que fâché.
Vous avez rejoint la surface sans plus parler.
Caei ? Tu m’écoutes ?
Cᴇᴛᴛᴇ ᴘᴏʀᴛᴇ… sᴀ ᴘʀᴇ́sᴇɴᴄᴇ ᴇsᴛ ɪʟʟᴏɢɪᴏ̨ᴜᴇ, ᴄᴏᴍᴍᴇ ᴄᴇʟʟᴇ ᴅᴜ ᴍᴇ́ᴛᴀʟ ᴏ̨ᴜ’ᴏɴ ʀᴀᴍᴀssᴇ ᴅᴜ sᴏʟ, ʟᴇ ᴋᴜxᴀʏʙɪ. Lᴇs ᴀᴜᴛʀᴇs ᴍᴏɴᴅᴇs ɴ’ᴏɴᴛ ᴘᴀs ᴄ̧ᴀ.
Est-ce une question ?
Cᴏᴍᴍᴇɴᴛ ʟᴇ ᴋᴜxᴀʏʙɪ ᴇsᴛ-ɪʟ ᴀʀʀɪᴠᴇ́ ɪᴄɪ ? Dᴇ́ᴊᴀ̀ ғᴏʀɢᴇ́, ᴅᴇ́ᴊᴀ̀ ᴍᴏᴅᴇʟᴇ́. Jᴇ ɴᴇ ʟ’ᴀᴠᴀɪs ᴘᴀs ʀᴇᴍᴀʀᴏ̨ᴜᴇ́, ᴅᴇ ʟᴀ̀-ʜᴀᴜᴛ.
Les Kwashil diraient que c’est le fait des koxjin.
Pᴀs ʟᴇ ᴍɪᴇɴ. Eᴛ ᴛᴏɪ, ᴏ̨ᴜᴇ ᴅɪs-ᴛᴜ ?
Rien. Je pensais que c’était normal. Quoique les Mædn et les Yu que j’ai rencontrés avaient une opinion toute particulière.
Pᴀʀʟᴇ-ᴍ’ᴇɴ.
Plus tard. Je dois d’abord raconter ton départ de la Cité.
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