La Lisière du passé
Taki à Caei
V'là les nouvelles de Riao comme prévu. Pas grand-chose de neuf. Ukte a cuisiné son fameux prrmallei, il a disparu super vite.
Le ruisseau regorge de poiscaille, j'ai jamais eu la pêche aussi facile.
Et puis tout le monde a l'air un peu trop jouasse, ça me fout le cafard.
Campée sur un fauteuil lors d’un de tes rares instants de solitude, tu es restée penchée sur la missive plus longtemps qu'escompté. Elle ne recelait pourtant rien d'intérêt. Le léger effluve du clan te happait-il ? Ou l'idée du prrmallei d'Ukte, loin des plats sans goût des Ælvn et du gibier vite englouti, en cachette, pour épargner à tes hôtes l'abominable festin dai ?
Des bruits de pas feutrés t’ont sortie de ta rêverie.
— Fevaol.
La Llëmnoa a sursauté. Depuis ses mensonges sur la mort de Liehm, sa présence te contrariait davantage encore que celle de ses pairs.
— Ë... Ëlla-Nëluuj...
— C'est moi.
Elle a serré les poings et s’est redressée, tâchant de se prêter contenance. Qui croyait-elle tromper avec ses chamades affolées ?
Tu as gardé le silence. De toute évidence, elle était venue t'importuner. Alors qu'elle parle, au lieu d'attendre une question qui ne viendrait pas.
Le temps s’est étiré. Fevaol a inspiré.
— Ëlla-Chal m'envoie m'enquérir de l'avancée de vos recherches au sujet du trépas de Maafaala.
Ah, celui-là. Tu l'avais presque oublié. Les questions des Llëmnoa à son sujet se raréfiaient, mais devenaient malaisées à esquiver.
— Bah, pareil.
— « Pareil » ?
— Pareil qu'avant, pareil que vos gardes, là. Pourquoi vous leur demandez pas où ç'en est ? Ils piétinent aussi, non ?
Fevaol s’est renfrognée.
— Ce n'est pas faute d'essayer. Vous, par contre, avez-vous progressé ?
— Avec quoi ? Les traces que vous avez virées ? C'est même pas dans mes fonctions. Je protège Sooyolane à l'origine, c'est tout.
La Llëmnoa a tapé du pied.
— Un... assassin rôde dans la Cité, la sécurité d'ëlla-Chal est compromise !
— Ouais, ouais. Enfin entre buter un type au hasard et Chal, y'a une marge.
— Ce n'est pas à vous qu'il revient d'en décider ! On ne vous héberge pas pour réfléchir, mais pour servir !
Tu as montré les crocs. Elle t'avait agacée. Tu te pliais déjà suffisamment à leurs manigances, mieux valait pour eux ne pas surestimer leur emprise.
— Tire-toi.
*
Tu étais restée trop longtemps dans l’enceinte de la Cité. Elle te scrutait, t’étouffait, et le clan t’appelait, celui-là même qui n’avait jamais voulu de toi.
Les espions demeuraient silencieux, en dehors de Royan qui commentait les changements climatiques avec précision et relayait les boutades envers ses habitudes riao. Un seul message avait pris une tournure plus personnelle :
Royan le valeureux à sa kaida
Je me suis renseigné sur mes parents. En vrai c’était l’idée de S’hari. Moi, j’étais trop habitué à pas savoir.
On a demandé si quelqu’un se souvenait d’une Rokian enceinte capturée par Riao, mais ça a rien dit à personne. Par contre, Rokian a bien perdu une bataille contre Riao vers cette époque et il y a eu quatorze prisonniers. Ma mère était forcément dans le lot ! Ça veut dire qu’elle était au tout début de sa grossesse. Donc j’ai posé des questions sur les Rokiann enlevés, voir si l’une des femelles me ressemblait… Figure-toi que d’après le clan, c’est dur à dire parce que je suis le « Rokian moyen par excellence ». Excellent, je savais, mais « moyen », c’est vexant.
Comme, si j’ai bien compris, il faut être deux pour faire un bébé Royan, j’ai cherché les compagnons des six femelles. J’en ai trouvé trois. Le premier s’était fait tuer dans la bataille et les deux autres sont toujours en vie, mais y’en a un qu’a pas la santé. Je l’avais rayé de la liste, mais il allait bien à l’époque, donc peut-être qu’il avait encore droit à une descendance à ce moment-là.
Ces trois-là étaient les compagnons de Puca et Mokyae. Riao a dû oublier leurs noms, mais si jamais ça vous parle, tu me diras.
Lorkhan m’a demandé pourquoi je m’embête avec ça, parce que lui se fiche de ses parents. Mais il est né à Rokian, il a pas besoin d’attaches comme moi.
Tu penses qu’on peut appartenir à un clan qui nous a ni élevé ni vu grandir ?
À part ça, on a pas perdu un seul fyëw depuis que je suis arrivé ! Tout ça grâce à ma vaste science des nombres-à-ponctuation ! J’ai même réussi à en récupérer un qu’on croyait tous foutu. Applaudis moins fort, je t’entends d’ici.
Le calme planait sur les terres de Chal. Les guerres claniques semblaient à l’arrêt et, à l’exception des daxmædn, personne n’avait attenté à la vie de Sooyolane depuis des cycles de Pirishæl.
Sans Royan, qu’est-ce qui te retenait ? Qu’est-ce qui t’empêchait de fuir la prison où tu t’étais toi-même enfermée ?
Le loup tissait des liens avec son clan, s’efforçait de retrouver ses parents. Et toi, que faisais-tu sinon languir, repousser sans cesse le seul dessein à même de restituer ton enfance volée ? Qu’attendais-tu pour enfin détruire le monstre qui se croyait le plus fort des Riaon ? Pour ensanglanter son visage. Peut-être lui arracher une dent ou deux, à ce grakai.
Tu as mis tes affaires en ordre et décidé d’enfin régler son compte à Baraghi. Ce serait aussi l’occasion de se renseigner sur les Rokiann Puca et Mokyae. Pour échapper aux protestations des Llëmnoa, tu t’éclipserais dans le secret, empruntant un sh’shël au cœur de la nuit. Il te déplaisait de dépendre d’une technologie ælv, mais le temps manquait pour te rendre à Riao par tes propres moyens.
Les aéronefs étaient bien gardés, comme tout ce qui avait le moindre intérêt dans la Cité. La responsable des sh’shël a rapidement saisi la situation.
— Mais… Qui protégera ëlla-Chal ?
Tu as claqué la langue.
— La Cité entière est prête à mourir pour elle. Elle s’en sortira.
L’Ælv était troublée et apeurée.
Elle a décroché du mur un lanceur de projectiles que tu l’as forcée à lâcher. Tu t’es positionnée entre elle et le panneau d’armes avant de retirer le fyëw du lanceur. Elle a serré contre elle l’arme rendue inutile avec une expression plaintive, abattue.
— Vous êtes peu aimable, votre réputation ne mentait pas.
Tu as failli t’étouffer. Étais-tu censée te sentir insultée ?
Tu imaginais parfaitement la déception de Sooyolane lorsqu’elle aurait vent de ton escapade, mais les Ælvn avaient accaparé ton attention trop longtemps. Il te fallait te concentrer sur les Dai. Et sur Baraghi.
*
Sous la nuit et les vents apaisés, tu t’es envolée maladroitement. Ton amas d’étoiles indolent scintillait et Salainashra l’immuable observait Chal, impassible. Tu as traversé la forêt sur laquelle Mur se levait paresseusement. Tu pensais à moi qui, bientôt, n’aurais plus besoin de sh’shël pour assister à de tels spectacles : les arbres sous les pieds et les nuages à portée d’ailes, comme un plafond de duvet ; les scintillements de la Rivière si lointaine qu’elle semble un ruisseau.
Tu as ruminé des jours anciens, plus heureux. La fierté de Baraghi et la joie de Carunae. Tu as secoué la tête comme pour en chasser ces pensées. Étais-tu toujours une petite fille pour te languir ainsi des bras de ta mère ?
Tu n’as pas atteint Riao aussi vite que possible. Tu as remarqué ton appréhension grandissante en discernant le clan à l’horizon. Tu t’es remémoré les messages de Taki, d’après qui le clan avait peu évolué. Mais par rapport à quand ? Comparait-il le clan actuel à l’époque de Carunae ou à celle du Naræs qui l’avait précédée ? Baraghi n’aurait pas changé. Tu persistais à imaginer vos retrouvailles, sachant pertinemment que la réalité te surprendrait quoi qu’il advienne. Tu ressassais encore et encore ce que tu dirais, à condition qu’on t’en laisse le temps, te promettant de ne pas bafouiller, de garder ton sang-froid. Et plus tu y réfléchissais, plus tu envisageais de décapiter Baraghi sitôt arrivée et de repartir sans un mot. Mais ce scénario aussi ne se réaliserait pas sans accroc.
Cette pensée à peine achevée, le sh'shël a cogné contre les branchages dans une descente plus rude qu'escompté.
Ballottée d'arbre en arbre et projetée sur un tronc, tu t’es vengée en y plantant profondément les griffes pour enfin rejoindre la terre ferme.
Le fracas risquait d'attirer tous les prédateurs à la ronde, alors tu t’es dépêchée de tirer le sh'shël vers ta destination originelle : ce qui ressemblait le plus à une clairière dans les environs du clan. Tu as caché l'engin sous des feuilles et branchages, repoussant l’instant où il te faudrait approcher les portes du clan. Quelques allers-retours avortés plus tard, ton indécision t’irritait.
Et si Baraghi te tuait ? Et si le clan entier le défendait ? Et si tu te figeais ? Si Riao te rejetait à nouveau ? Tu passais en revue tous les scénarios possibles. Rien ne pressait, après tout.
Perdue dans tes pensées, tu as entendu les craquements répétitifs des pas d’un Dai. Celui-là ne prenait pas la peine de taire le bruit. Soit il te prenait pour un membre du clan, soit les intrus ne l’inquiétaient pas. De sa direction provenait une odeur familière, que tu as immédiatement reconnue sans parvenir à y croire.
En te frayant un chemin à travers la végétation, tu as appelé le fantôme de jours plus heureux :
— Carunae !
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