Sa Faute

11 minutes de lecture

Te rappelles-tu ce moment ?

Nᴏɴ. Cʜᴀᴏ̨ᴜᴇ ᴀ̂ᴍᴇ ᴅᴏɴᴛ ᴛᴜ ᴘᴀʀʟᴇs ᴍᴇ sᴇᴍʙʟᴇ ᴜɴ ᴅᴇ́ᴛᴀɪʟ ɪɴғɪᴍᴇ.

Comment est-ce possible ?

Dᴇᴍᴀɴᴅᴇ ᴀ̀ ᴜɴ ᴋᴏxᴀsᴏ ᴄᴇ ᴏ̨ᴜ’ɪʟ ᴀ ᴍᴀɴɢᴇ́ ᴅᴇs ᴄʏᴄʟᴇs ᴅᴇ Pɪʀɪsʜᴁʟ ᴅᴇ ᴄᴇʟᴀ. C’ᴇsᴛ sɪᴍɪʟᴀɪʀᴇ.

Une Riao sur ses gardes, pas encore bicentenaire et moins immense que dans tes souvenirs, t’a vue émerger des broussailles. D’abord sidérée, elle a eu le souffle coupé par la joie. Son profil et son museau félins avaient hanté tes rêves. Les oreilles d’un yao, désormais abîmées, poignaient sous d’épais cheveux noisette qui lui tombaient dans le dos, qu’elle n’attachait jamais et dans lesquels, autrefois, tu te blottissais. Leur implantation en pointe sur son front hâlé lui donnait de prime abord un air sévère. Dans ses yeux pourtant, tu n’as vu qu’un amour que les cycles n’avaient su faner.

Et tu n’as pas osé croire en ce rêve issu du passé.

— Ma petite Caei... a dit le spectre.

Tu t’es avancée ; as souri sans répondre. Carunae t’observait, tâchant de faire le lien avec l’enfant qu’on lui avait arrachée. Ton sourire s’est figé et a disparu quand tu t’es rappelé être la cause de tous ses déboires. C’était ton sang qui avait mené Carunae à sa perte. Elle, Baraghi et le clan tout entier se seraient mieux portés sans ta naissance.

— Ta parure est magnifique.

Tu as passé une main sur les quatre rayures qui parvenaient jusqu’à ta mâchoire, le maigre reliquat de ton héritage riao. Celles de Carunae s’arrêtaient au milieu du dos, une anomalie vis-à-vis de sa lignée. La Dai avait toujours regretté qu’elle ne soit pas plus visible et avait craint que le même défaut se transmette à sa descendance. Elle avait d’autres préoccupations, ces temps-ci.

Elle a hasardé une main dans ta direction ; tu t’es figée pour ne pas fuir son contact ; et enfin, enfin ! ta mère t’a enlacée.

Tu as fermé les yeux, inspiré l’effluve du passé et t’es détachée. Même les étreintes de Carunae t’oppressaient.

Un voile humide dans le regard, elle t’a laissée décrocher ses mains de mère.

— Je pensais que t’étais morte, as-tu avoué dans un souffle.

— Et j’étais sûre que tu serais en vie et en bonne santé ! Raconte-moi tout ce que j’ai manqué.

Des souvenirs sont remontés, sans enchaînement précis. Les coups de Baraghi, les ordres des Ælvn, les premières nuits de terreur dans la forêt, vos ventres vides à Royan et toi, les disputes des Llëmnoa, les exilés que tu tuais. Rien qui seyait à vos retrouvailles. Ta victoire sur Lyoonëi sortait du lot, mais tu préférais la garder pour la fin.

— Et toi, t’es-tu dérobée, tu t’es faite à la vie en forêt ?

— Les Dai se font à tout, a-t-elle répondu avec un haussement d’épaules.

Tu n’as rien trouvé à ajouter et t’es gratté la tête en quête de sujets de discussion. Vous ne pouviez pas vous regarder sans rien dire après tous ces cycles.

— Pourquoi t’as laissé Baraghi te battre ? as-tu demandé plus fort que tu ne l’aurais souhaité.

Carunae n’a pas caché sa surprise. Il était suffisamment humiliant d’avoir perdu, pourquoi ressasser les causes d’une vieille défaite ?

— Tu m’as abandonnée, as-tu poursuivi malgré le désir conscient de lâcher l’affaire, de parler de choses plus gaies. Tu m’as abandonnée à Baraghi.

Il était trop tard pour s’arrêter. Tu as laissé s’écouler le flot des réprimandes.

— T’as même pas essayé de me récupérer, de m’emmener loin de lui. Tu m’as abandonnée et tu t’en veux même pas.

Elle a tenté de répondre, mais tu lui as coupé la parole.

— J’étais gamine, et tu m’as abandonnée.

Elle ne savait pas comment réagir à tes griefs froids, presque apathiques. Résignés.

— T’étais mon tovæl tout entier, et tu m’as abandonnée à lui. T’avais honte de moi, c’est ça ?

— Je n’ai jamais voulu t’abandonner. J’étais faible, c’est tout.

Tu as serré les dents. Ce n’était pas ce que tu souhaitais entendre.

— Je veux dire… Il pouvait pas t’exiler. T’aurais dû réclamer ta revanche.

— Non, ma faiblesse était impardonnable.

— Je sais ! Mais tu lui as laissé le clan !

— Tu ne l’as pas repris ?

Cela sonnait comme un reproche.

— Non… J’étais seulement esclave. D’ailleurs, tu l’aurais su, si j’avais récupéré le clan, parce que je t’aurais permis d’y retourner.

Le visage de Carunae s’est figé de colère.

— Cet… enfoiré !

Tu as reculé d’un pas.

— L’esclavage ! Il y est revenu !

Tu as fouillé dans tes souvenirs : Riao n’avait-il pas d’esclaves sous Carunae ? C’était si loin…

— Caei, tu dois absolument apprendre à te battre !

Tu l’as regardée, incrédule, puis as ri silencieusement, sans joie.

— C’est pas nécessaire. J’ai déjà battu l’Apræncal.

— Comment… ? Tu… C’est vrai ?

La surprise de Carunae a laissé place à un sourire.

— Et tu es si jeune… C’est bien que les sang-mêlés soient de si bons guerriers, ça montre aux Dai que le métissage n’est pas un défaut.

Tu as baissé la tête.

— Tu ne le savais pas encore ? a-t-elle demandé.

— Si, si… Je le savais. Mais… Comment ? Je veux dire… avec un Ælv…

Elle a éclaté de rire.

— Quoi ?

— Tu ne crois pas qu’il soit possible d’aimer un Ælv ?

— Si j’étais pas moi-même akci, non, j’y croirais pas.

Tu avais su. Tu savais depuis longtemps qu’elle s’était salie, mais cette réalité ne concordait pas avec tes souvenirs. Qu’était-il arrivé à Carunae, la puissante Naræs à la tête du clan Riao, qui ne tremblait devant rien ni personne, qui détruisait ceux qui s’opposaient à elle ? Pourtant, elle avait rencontré et même aimé cet immonde Ælv bien avant ta naissance : avait-elle toujours été ainsi ? Faible et encline aux excuses ? Avais-tu laissé ta mémoire la sublimer ?

Tu ne riais pas. Elle a poussé un soupir. Elle avait tout tenté pour qu’au moins les Riaon intègrent des idées nouvelles, acceptent la différence. Abolir l’esclavage n’était rien, elle avait rêvé de faire cesser les guerres claniques et d’unifier les trois espèces, dans l’intérêt de sa propre descendance.

— Caei… Toi-même, qu’est-ce que tu reproches aux Ælvn ?

Tu as pris un moment pour répondre. Comment accuser les Ælvn sans incriminer ta mère ?

— C’est parce que les Ælvn existent… que j’ai été esclave.

Tant pis.

Elle a paru déconfite. Elle se dévoilait facilement, pour une Dai. Peut-être cela venait-il d’une fréquentation trop assidue des Ælvn. Tu préférais ne pas y songer.

— Caei…

Elle t’a considérée avec une compassion déplaisante.

— Les Ælvn n’y sont pour rien… C’est…

La faute à qui ? À Baraghi ? Au clan ? À toi… ?

Ëlanël fassayël, a-t-elle dit. Tout est de ma faute.

Tu as froncé les sourcils. Pourquoi s’excuser ? Elle aurait dû te démontrer que ses actions révélaient sa force, d’une façon ou d’une autre. Que sa valeur dépassait de beaucoup les apparences. Elle aurait dû se racheter à travers des actes, pas des mots d’Ælv. Si elle-même s’excusait, si elle-même reconnaissait sa faiblesse… Alors il n’y avait plus d’espoir.

Quand je pense à tous les orteils qu’on m’a coupés pour avoir essayé de la retrouver, as-tu songé avec rancœur.

— Ça va pas du tout. C’est les Ælvn qui s’excusent, pas les Dai !

— Caei…

— Arrête de m’appeler comme ça ! Je m’appelle Cháká ! Cháká !

Le nom yu l’a attristée.

Pardonne-moi

Tu as explosé et ne lui as accordé d’autre réponse que ton ressentiment. C’était la moindre des choses pour qu’elle s’arrête de te demander pardon. Chaque excuse te brûlait et t’emplissait de honte. Tu voulais seulement qu’elle cesse.

Carunae t’a fixée de la même expression amère qui t’inquiétait jadis.

— Tu n’as rien compris. Si tu t’es rendue chez l’Apræncal, tu as bien dû rencontrer des Ælvn, non ?

— Oui. Je les déteste.

— Tu les détestes ou tu veux les détester ?

Tu as fait « non » de la tête. Tu avais vu leurs regards méprisants. Ils abhorraient les Dai. Tu le savais de première main.

— Ils n’ont rien contre nous, mis à part notre haine envers eux.

Tu as levé les yeux au ciel. Quand avait-elle mis les pieds dans la Cité pour la dernière fois ? Elle ne savait rien.

— On n’est pas si différents, au-delà des apparences.

Tu as eu un mouvement de recul : comment une Dai pouvait-elle s’abaisser à ce point ?

— Les Dai ne sont pas particulièrement stupides, mais ils ont le sang plus chaud que les Ælvn.

— « Ils » ? as-tu répété. « Nous », tu veux dire ! T’es sûre d’être toujours Dai ?

— Et toi, tu renies la moitié de toi-même.

Tu avais entendu une phrase similaire quelque part, probablement de la bouche de Lyoonëi. C’était la sorte de choses qu’elle te disait.

— Les Ælvn ne sont pas plus intelligents : ils sont plus érudits et leur technologie est plus avancée que la nôtre parce qu’ils ne passent pas leur temps à se chamailler.

Tu as pensé aux conseils où les Llëmnoa s’égorgeaient en tout sauf en gestes.

— Tu te trompes, c’est tout. Mais pourquoi tu prends leur défense ?

— Parce que mes enfants sont à demi ælv !

Le contre-argument a fait mouche. Puis tu as saisi l’implicite.

— « Mes » enfants ?

*

Passé le choc initial, tu as appris tout ce que tu pouvais sur ce frère dont on t’avait séparée. Un jumeau. Carunae avait dû l’abandonner à Shayen, son amant ælv – et ton père, incidemment –, avant même de lui donner un nom. Aux dernières nouvelles, vieilles de plus d’une décennie, il vivait dans la Cité.

Ton cœur sombrait mais tu as choisi d’ignorer l’évidence.

— Comment il s’appelle ?

— Je ne sais pas. J’ai préféré ne pas le savoir. C’était plus facile.

Tu as évité de commenter qu’elle avait choisi la difficulté longtemps auparavant.

— Mais je ne pense pas que tu voudras le rencontrer.

— Pourquoi ? as-tu demandé alors que tu connaissais la réponse.

Mal à l’aise, Carunae a sorti de son kælm un couteau pour s’occuper les mains.

— J’aurais voulu qu’on soit une vraie famille. Malheureusement… les sang-mêlés ne peuvent pas vivre normalement.

— Ça, fallait y réfléchir avant.

— Est-ce que tu comprends pourquoi tu as été élevée à Riao plutôt que dans la Cité ?

— Je suppose que j’avais pas vraiment le type ælv… Le géniteur aurait pas pu m’emmener.

L’ancien chef du clan Riao n’a pas sourcillé pas malgré ton ironie marquée. Elle a ramassé un baye d’un tas préalablement accumulé et l’a coupé en quartiers.

Ses pensées se tournaient vers son fils inconnu. Son pauvre fils. La dernière fois qu’elle l’avait vu, il n’était qu’un nourrisson pâle dans les bras blancs du père auquel il ressemblait tant… « Ne lui dis pas pour moi », avait demandé Carunae.

Ses deux enfants grandiraient en se croyant de sang pur. Vous ne vous rencontreriez jamais, ni ne verriez jamais vos parents réunis. Tant mieux. Il ne s’abat que du malheur sur ceux qui mélangent les espèces.

— J’aurais préféré vous élever dans la forêt, avec ton père, comme une vraie famille.

— Ah, comme Nash.

Carunae a plissé les yeux.

— L’enfant de Katama, aux cheveux blancs ?

— Oui ! Tu la connais ? as-tu questionné avec suspicion. La forêt a rétréci ou quoi ?

— C’est moi qui l’ai escortée jusqu’à la Cité il y a… six essoan ? Je l’avais trouvée en te cherchant.

— Pas besoin de me chercher : je moisissais au clan où tu m’avais lâchée.

Sans prêter attention à tes reproches, Carunae a fini de mâcher le baye rêche, t’a proposé le suivant que tu as refusé, puis a commencé à le couper.

— C’était un rêve impossible, quoi qu’il en soit. Ne serait-ce que parce qu’il aurait fallu choisir entre les rôles de Naræs et de mère.

— Pourquoi t’as choisi Riao ? Je veux dire… On se connaît pas vraiment, mais… tu disais vouloir fonder ta petite famille pendant que les clans s’entre-déchirent.

— Non. Je me suis dit que le meilleur moyen de vous protéger était de transformer le monde qui ne voulait pas de vous. De toute évidence, j’ai vu trop grand.

— Eh ben, dis-toi que la mégalomanie est le propre du Dai.

Elle a souri.

— Tu m’as pas répondu. Pourquoi je voudrais pas rencontrer mon frère ?

— Je pensais que tu aurais compris. Il ressemble à un Ælv.

Ton pouls s’est accéléré. Tes craintes se confirmaient. Tu connaissais tous les sang-mêlés de la Cité. Tu avais rencontré ton frère, sans même le savoir.

— Nyemëlls. Fait chier.

*

Tu avais vraiment envie d’écraser la face de Baraghi, à présent.

— Je vais pulvériser du Naræs. Tu veux venir voir ?

— Quel Naræs ?

Le faisait-elle exprès ?

— Baraghi, évidemment. Je vais lui prouver qu’il s’est planté, que je suis pas faible. Il m’a blâmée pour des foutaises et il va le regretter. Il ferait bien de regretter. Je vais le buter et tant pis si on me bannit pour de bon.

Carunae finissait de mastiquer. Son regard s’est égaré un court instant.

— Mais il est mort.

— Quoi ?

Carunae ne s’est pas répétée. Sa phrase s’est perdue en échos tandis que la terre se dérobait sous tes pieds. Tu as cru entendre le rire de velours de Baraghi, parti sans t’accorder ta revanche, sans te laisser l’occasion de lui montrer que même à demi ælv, tu restais riao. Ta colère te filait entre les doigts, sans plus rien pour la retenir. Et au creux de tes entrailles, une lourde pierre s’enfonçait, te rappelait à la perte d’un membre de ta famille clairsemée. Comme pour te faire avouer que quelque part, tu voulais qu’il te revienne. Malgré sa haine et malgré la tienne.

Ça n’allait pas. Ça n’allait vraiment pas. Combien d’autres mauvaises surprises t’attendaient ?

— Il est mort ? as-tu demandé bêtement. Mais… il peut pas être mort. Comment je vais le tuer s’il est mort ?

Carunae a tranché une nouvelle lamelle de baye, mais hésité à le manger. Elle te considérait avec un trop plein de compassion. Tu as ravalé tes émotions.

— Il a même pas eu la décence d’attendre que je lui botte le cul !

— Tu ne viens pas du clan ?

— Non ! Je viens de la Cité ! J’ai rangé le sh’shël ici !

— C’était mon abri, a dit Carunae en touchant les branchages qui dissimulaient l’engin.

Tu n’as rien dit.

— Tant pis. Je m’étais rapprochée du clan pour savoir qui serait le futur Naræs, voir s’il serait possible de retourner à Riao. Mais puisque tu es là, ça n’a pas d’importance.

Tu as levé un sourcil circonspect. Pensait-elle que votre simple réunion effaçait le gouffre qui vous séparait ? Tu n’avais pas besoin d’elle. Tu t’étais passée d’elle jusque-là.

Tu as dégagé le sh’shël.

— Le clan est juste ici, a fait remarquer Carunae.

— Je sais. Je retourne à la Cité.

— J’aimerais voir Riao revenir à sa véritable propriétaire.

— Il serait temps, en effet.

— Je voudrais que tu participes aux luttes.

Tu t’es immobilisée. Tu avais espéré qu’elle s’était enfin décidée à reprendre le titre qu’on lui avait volé.

Annotations

Vous aimez lire Gaëlle N. Harper ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0