Niashæl

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Carunae avait beau essayer d’arracher des paroles à Niashæl, l’enfant restait obstinément muette. Elle semblait aussi sur le point de disparaître à chaque instant.

La sang-mêlé, éplorée dans ses bras quelques septièmes de ciel plus tôt, était à nouveau contenue, distante, et visiblement en alerte. Carunae la sentait guetter du coin de l’œil.

Comment lui prouver qu’elle ne craignait rien de son propre clan ? Mais l’ancienne Naræs s’est rembrunie, car les sang-mêlés ne sont d’aucun clan. Baraghi lui avait durement rappelé cette leçon. Niashæl avait dû l’apprendre également. Elle avait toutes les raisons de craindre ta mère.

— Celle que j’appelais quand tu m’as attaquée… a commencé Carunae.

La demi-Riao a pris un air renfrogné. Elle n’avait pas attaqué… Elle a baissé la tête, forcée de se rendre à l’évidence. Son délire paranoïaque l’avait persuadée que son poursuivant lui voulait du mal. Et pourtant, l’enfant avait été la seule à nourrir la moindre soif de sang.

Mais elle savait avoir eu raison. Elle devinait que, partout, on tuait les gens comme elle. Plus jamais elle ne s’attendrait à autre chose qu’au pire.

Elle a relevé la tête, fière. En guise de réponse, la Riao a souri, désarçonnant Niashæl.

— Celle que j’appelais, tu lui ressembles un peu.

Niashæl a roulé des yeux. Tout le monde ressemblait à quelqu’un d’autre, non ? Ama lui avait dit que les Ælvn ressemblaient tous à Aya. Et la petite tigresse lui avait demandé comment, alors, il avait pu reconnaître Aya. Ama avait ri et lui avait répondu que c’était pour cela qu’il l’avait emmenée dans la forêt : pour ne plus risquer de la confondre.

Les Dai qui partageaient la forêt avec l’enfant pâle se ressemblaient aussi, à leur façon. Ils sentaient tous le sang. Niashæl comprise.

Elle a fixé le sol, une ombre dans le regard. C’était la première fois qu’elle ne surveillait pas nerveusement Carunae.

— Elle est vaillante, comme toi. Sauvageonne. Inapprivoisable. Terrible, même. Elle aussi se cachait pour m’attaquer par surprise, a raconté la Riao avec nostalgie.

Niashæl a relevé des yeux maussades. Carunae était… bizarre.

Peut-être avait-elle marché trop longtemps seule dans la forêt. Les mauvais moments me manquent aussi parfois, a rationalisé l’enfant.

— Mais on me l’a arrachée, a continué ta mère. Parce que son père était un Ælv.

Niashæl a tenté de garder un air neutre, mais ses oreilles dressées la trahissaient. Avait-elle bien entendu ? Elle croyait déjà mortes les seules personnes à voir son existence d’un bon œil. Mais Carunae, si elle disait vrai, était une alliée !

— Prouve que tu mens pas, a ordonné la sang-mêlé avec circonspection.

Ta mère a écarquillé les yeux puis lentement baissé la tête. Quelle preuve avait-elle, autre que l’enfant confinée derrière les barricades du clan Riao ?

*

« Je viens d’une famille aimante et prestigieuse, a commencé Carunae. Mon père était un Naræs sage et fort, estimé même des autres clans. Je l’adorais, et je rêvais de lui ressembler.

Mon frère est né peu après. Les naissances consécutives de deux enfants en bonne santé prouvaient la force de notre lignée. Nous étions très proches, et j’ai encore beaucoup d’affection pour l’enfant qu’était Baraghi. Moins pour l’adulte qu’il est devenu.

Quand mon père est décédé, j’ai remporté les luttes et lui ai succédé. J’ai fait de Baraghi mon bras droit. Contrairement à la plupart des membres du clan, je n’avais pas de remords à m’éloigner de Riao pendant des cycles de Pirishæl. Et avec Baraghi pour me remplacer, je ne m’inquiétais pas pour les Riaon.

Un jour, je me suis approchée des portes de la Cité, comme une exilée. J’ai vu des Ælvn libres pour la première fois. Je les effrayais, au début, mais ils ont compris que j’étais seulement curieuse. Comme je ne cherchais pas à nuire, ils m’ont confié que la Cité accueillait les Dai pacifiques depuis peu. Chal avait changé d’avis sur nous et sa politique était à l’ouverture depuis vingt cycles.

J’ai donc foulé le sol ælv et pénétré les dômes magnifiques. J’avais l’impression d’être la première arrivée en terre inconnue, je frétillais. Les Ælvn n’étaient pas si extatiques, bien sûr. Ils se tenaient à l’écart tant que possible. Sauf un.

Il s’appelait Shayen. Il était différent des autres Ælvn. Déjà, parce qu’il osait s’approcher et me parler. Il s’est proposé de me faire visiter les dômes et j’ai accepté. Quand nous avons eu fait le tour de la Cité, il cherchait des excuses pour continuer à passer du temps ensemble. Nous avons infiltré des lieux plus intimes.

Je suis retournée à Riao, et Baraghi s’est étonné que je sente l’Ælv. J’ai inventé une histoire, comme quoi j’étais tombée sur des Ælvn près du clan. Que j’avais commencé à les chasser, évidemment, mais que j’avais croisé un bugi et que j’avais décidé de le suivre à la place. Comme le bugi que j’avais ramené était en train de cuire sur une broche, Baraghi n’était pas suspicieux, d’autant qu’il n’aurait jamais imaginé que je fraternise avec l’ennemi.

— Mais il faut montrer aux Ælvn de quoi on est capables, il m’a dit. Qu’ils n’oublient pas.

Je lui ai répondu que j’avais terrifié les Ælvn et qu’ils vivraient pour raconter le jour épouvantable où ils sont presque morts des griffes d’une Riao.

— Ils diront qu’on est en train de perdre la main, qu’on n’est plus si effrayants. Ou pire, que tu ne courais pas assez vite.

— Oh, ils savent que je cours assez vite, je t’assure.

Baraghi m’aimait et me faisait confiance. Alors il n’a pas douté de moi.

Je suis retournée à la Cité quelques fois, et même si Baraghi commençait à remarquer que l’odeur d’un même Ælv persistait, il croyait mes contes de bon cœur, parce que l’alternative l'aurait horrifié, j’imagine. Je lui ai dit qu’un seul Ælv survivait, que je m’amusais à l’effrayer, que lorsque j’en aurais assez, je le tuerais et le mangerais.

— Ramène-le juste au clan ! On n’a plus d’esclaves ælv depuis qu’Alv et Ꜵlv sont morts. Pense aux jeunes qui doivent apprendre la langue.

Plutôt que de risquer d’attiser sa suspicion, j’ai décidé d’arrêter de voir Shayen. Mais je voulais le lui dire en personne, lui expliquer. J’imagine qu’il aurait compris malgré tout, mais… Je crois que je m’en suis entiché, et ma raison a fermé les yeux.

Dans un excès de sentimentalisme, j’ai même choisi de tomber enceinte. Shayen m’a priée de ne pas le quitter, mais je restais une âme du clan. La Cité ne le remplacerait jamais. En désespoir de cause, il a proposé que nous allions dans la forêt, comme tes parents, et j’ai rêvé avec lui. Mais lui et moi, nous n’imaginions pas élever un enfant loin des nôtres.

Le cœur lourd, je suis retournée à Riao.

Le terme de ma grossesse approchant, je me suis mise à chasser de plus en plus. Je comptais accoucher en dehors de Riao pour protéger l’enfant en cas de métissage flagrant, et cette excursion ne devait pas sortir de l’ordinaire.

Baraghi s’inquiétait, mais je me prétendais soucieuse de nourrir le clan. Il ne m’a pas crue, parce que je n’avais pas agi de cette façon la dernière fois. J’ai menti à mon frère, encore, et lui ai dit craindre de donner naissance à un nouveau bébé mort-né ou difforme sous les yeux du clan.

Il a tenté de m’apaiser, de m’assurer que personne ne me jugerait et que toutes les naissances étaient difficiles.

— Je sais que ce n’est pas rationnel, je lui ai dit, mais tu ne me feras pas changer d’avis. Riao verra un enfant en bonne santé, ou rien du tout.

Il a été compréhensif, mon pauvre Agi. Je me suis jouée de lui jusqu’au bout et j’ai accouché dans la forêt de jumeaux bien portants.

La première passait aisément pour une Riao au sang pur, mais pas le second. Je suis à nouveau partie pour la Cité, où j’ai confié notre fils à Shayen et leur ai fait de douloureux adieux.

Baraghi s’inquiétait trop pour se poser des questions, mais ça n’allait pas durer. Sans avoir besoin de mentir, je lui ai dit avoir perdu l’un des bébés, après quoi j’ai cherché un peu de solitude. Lui-même avait déjà fait le deuil de deux nourrissons, il comprenait.

Je lui ai présenté Caei. Elle était parfaite, et lui fou de joie. Son tovæl avait enfin produit un enfant viable.

Elle n’a pas hérité de la mâchoire féline de notre lignée, mais Baraghi n’avait pas encore fait le rapprochement. J’ai laissé entendre que son père était l’un des Riaon typés Yu, et j’insistais sur la ressemblance avec la mère de notre mère.

— Si tu avais les cheveux roux et un peu de fourrure, je disais à ma fille en présence de Baraghi, tu serais son portrait craché.

Elle n’aimait pas être comparée.

— Mais elle est morte jeune, non ? elle m’a dit. Elle était faible.

— Non, elle n’était pas faible. C’était juste une tête brûlée.

— Pourquoi ?

— Elle était trop confiante, ça l’a tuée. Même les forts peuvent mourir, tu sais.

— … Même Nae ?

— Même moi.

— Mais pas Agi ?

— Si, Agi aussi.

Baraghi l’adorait, la seule descendante de notre lignée à sa connaissance. Elle marchait sur les traces de nos ancêtres : elle tenait de leur caractère, de leur fierté, de leur courage et de leur autorité. Elle nous rappelait beaucoup notre père.

De son propre père, elle avait aussi du cœur.

— Je veux pas tuer le pꜵpiksi, Nae !

Elle a pleuré le jour où je l’ai emmenée faire sa première chasse.

— Il le faut pour vivre.

— Je mangerai des fruits ! Je mangerai même du pukkara ! Tue pas le petit pꜵpiksi !

— On ne peut pas survivre de fruits.

Les premières chasses répugnant fréquemment les jeunes Dai, elle ne se trahissait pas encore. Même s’il était possible que les fruits lui suffisent réellement, il fallait lui porter ce coup. Pour lui en éviter de plus douloureux.

— Tu dois manger des animaux.

— Pas le pꜵpiksi ! Laisse-le partir !

— Je le laisse partir. Mais tu devras tuer le tien bientôt, ou tu mourras de faim.

Je m’inquiétais. Si elle refusait d’abattre un pꜵpiksi, comment s’en sortirait-elle ? Est-ce qu’elle passerait pour une Dai ?

Au fil des saisons, mes doutes se sont envolés. Le clan était fou d’elle, Baraghi en particulier. Elle a finalement chassé tôt et avec brio. Du haut de ses quatre cycles, elle était tenace et n’imaginait pas céder avant le dernier adulte. Personne ne l’y obligeait, elle savait qu’on n’en attendait pas autant d’une enfant, mais elle visait l’inatteignable. La difficulté l’amusait. Je pense que tout le clan sentait qu’elle me succéderait comme Naræs. Elle était parfaitement sauve.

C’est là que mes erreurs ont commencé. »

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