La Tanière du scion - 1
Aux abords de Riao, les vents sentaient la viande grillée et portaient les rires et bavardages.
Irritée, tu as violemment frappé la porte du mur d’enceinte. Le vacarme a attiré l’ensemble du clan qui, croyant à une attaque ennemie, s’était armé.
Tu reconnaissais chacun des visages dépassant des fortifications.
— C’est une Riao ! Posez vos armes !
— D’où elle sort ? Y’a encore des fuyards ?
— T’as déjà vu un esclave habillé comme ça ?
Leurs yeux s’égaraient sur ta tunique. Malgré une coupe indéniablement dai, les détails n’étaient pas riao, ni d’aucun clan spécifique.
L’œil valide de Kashæl s’est attardé sur ta parure.
— Cháká... ?
— Baraghi l’avait pas tuée ?
— Non, on l’avait bannie.
— Vous avez tous la mémoire en décomposition. Elle est partie.
— Elle a pas crevé ?
— Tu vois bien que non !
— Mais… c’est juste une akci. Pourquoi elle a pas crevé ?
Le visage de Priac trahissait son dégoût. Tu l’avais ridiculisée, le jour où tu t’étais enfuie.
Tout en parlant les uns par-dessus les autres, les Riaon examinaient l’intruse, plus fine, quoiqu’aussi grande que les Dai de son âge. Tu leur paraissais plus jeune encore que tu ne l’étais. Un jour, tu rattraperais la musculature de tes pairs.
— D’où tu sors ?
— Baraghi est mort quand ? as-tu demandé.
Les Riaon se sont regardés. C’était à eux de poser les questions.
— Ça fait un moment, a dit Askai, le doyen. C’est Dranan, son successeur, qui vient de rendre l’âme. On organise les luttes.
Plusieurs Riaon ont jeté un regard anxieux au vieux Dai qui avait parlé. Et si tu te mettais en tête d’y participer ?
Tu as remarqué Taki, qui observait la scène avec détachement, un sourire en coin. Tu lui as lancé un bref regard noir. Pourquoi n’avait-il pas relayé ces informations ?
— Il est mort comment, Baraghi ?
— À la cha… chasse, a répondu Ukte, les mains serrées pour les empêcher de trembler. Tu veux pas sa carcasse aussi, pendant qu’on y est ?
— Tu vas enfin nous dire ce que tu fous là ?
C’était Escæl, une Riao agacée et plutôt jeune, d’à peu près soixante cycles, qui venait de parler.
— Je vais participer aux luttes. Je suis Riao aussi, j’ai le droit.
Des rires ont éclaté.
— T’es akci, gamine.
— Je suis Nëluuj.
— De quoi ?
— C’est pas le Naræs des Ælvn, ça ?
— Pff, et alors ? a craché Escæl en s’approchant. T’es plus forte que les Ælvn, bravo. Tu crois que ça nous impressionne ?
— Eh… a fait Taki avant de se retenir de parler.
Tu as empoigné Escæl par le cou et, d’un coup de genou suivi d’une clé de bras, l’as immobilisée. Les Riaon ont dégainé. En réaction, tu as refermé les griffes sur la carotide de ton otage, plus irritée qu’autre chose.
— Relâche-la !
Taki s’est décidé à intervenir.
— J’ai entendu parler de la Nëluuj, moi, hein. Je vous dis pas de vous méfier, mais quand même. Méfiez-vous.
— Taki ?
— Je dis juste. Paraît qu’elle a battu l’Apræncal.
— C’est pas des conneries ?
— L’Apræncal existe ?
Tu as sondé la foule, qui considérait que contre eux tous, tu ne représentais pas une menace. Ils se sont élancés ; tu as encaissé quelques coups, mais évité la majorité en plaçant Escæl entre le clan et toi.
— Vous tous contre moi ? Vous avez le même sens de l’égalité que les Ælvn ou quoi ?
Aoka a mal pris l’insulte et s’est avancé.
— Lâche Escæl et je te botterai le cul à la loyale.
Tu as regardé autour de toi, méfiante.
— T’inquiète, Cháká, a dit Ellja. Y’aura pas besoin de s’y mettre à deux pour te renvoyer direct à la Cité.
Elle a mimé un coup de pied et un vol en arc de cercle pour illustrer ses propos.
Tu as relâché ton étreinte puis poussé Escæl vers le reste du clan. Elle a fait volte-face pour empoigner son sabre à deux mains.
— C’est moi qui l’y renvoie, a-t-elle dit.
Les Riaon n’ont pas attaqué, ce que tu as pris pour un encouragement. Tu as dégainé et surveillé la foule.
Escæl s’est élancée sans attendre, et tu l’as déviée avant de lui bloquer le cou entre tes lames.
— Tch, a-t-elle fait. J’ai pas la forme, aujourd’hui.
Tu l’as libérée, restant en position défensive.
— À ton tour, Aoka.
Armé d’une épée et d’un marteau, Aoka a eu la présence d’esprit de feinter, mais avant d’exécuter son attaque, il a senti une pointe froide sur sa trachée.
Un brouhaha s’est répandu dans le clan. D’après ce que tu parvenais à entendre, on envisageait de te laisser participer aux luttes.
— Non, mais vous êtes dingues ? On serait la risée des autres clans !
— Sont pas obligés de savoir que c’est une Ælv.
— Honorez la mémoire de Baraghi un peu, bande de rapaces ! a imploré Priac. Dégagez l’akci.
— Elle a ses chances, la force donne le droit.
— Moi, j’ai toujours dit que c’était un vrai petit démon, pour une demi-Ælv.
Tu as laissé les Riao se disputer, profitant de l'agitation pour pousser Taki contre un mur, à l'écart.
— Ouoh, t’es un peu jeune pour moi.
— Taki, tu m’expliques ?
— J’explique quoi ?
— Pourquoi j’apprends seulement maintenant que deux Naræsn sont morts ? T’étais pas censé me tenir au courant ?
Taki a repoussé ton bras. Il avait perdu deux doigts. Cela, il t’en avait parlé. Et puis ça repousserait.
— C’est ce que j’ai fait. T’as dû arriver avant le message parce que Dranan vient juste de raidir. Et Baraghi… je sais pas quoi te dire, c’est de l’histoire ancienne. Il était tout gamin la dernière fois que je l’ai vu.
Baraghi ne découvrirait jamais que tu lui avais survécu. Tu aurais voulu voir sa tête, s’il l’avait appris. Et la lui clouer.
— T’étais esclave depuis quand, au juste ?
— Un bail. J’ai fait le tour de plusieurs clans. Z’ont jamais réussi à me récupérer, les Riaon. P’tet qu’ils ont pensé que j’en valais pas la peine, eh.
Il parvenait presque à t’attendrir.
— Y’a d’autres surprises qui m’attendent ou on a fait le tour ?
— Nan, tout est vieux. Surtout mes os. Ah si, les vieux ont vieilli, les mômes ont grandi, et apparemment y’a le droit de doubler au sarejhi maintenant, mais j’ai pas trouvé que ça méritait son propre message.
Tu as approuvé. Et tu ne manquerais pas de le réprimander s’il mentait.
— « Cháká », hein ? a-t-il repris d’un ton moqueur. Joli nom.
— Tu veux savoir l’effet que ça fait une épée dans le derche ?
Tu l’as seulement fait ricaner.
En rêve, cette nuit-là, le crâne abîmé de Baraghi se riait de toi avant de s’envoler en poussière. Nyemëlls empoignait la cendre d’une main et l’examinait. Il arborait un sourire plus aiguisé qu’à l’accoutumée et te mordait le bras, qu’il grignotait progressivement. La voix désincarnée de Baraghi s’est moquée lorsqu’il ne t’est plus resté que l’os.
À ton réveil, tu entendais encore son rire.
Les jours suivants, quand tu laissais ton esprit vagabonder, tes pensées revenaient inlassablement à Baraghi, à la lâcheté dont il avait fait preuve de mourir avant que tu ne le tues. Il t’avait vexée jusqu’au bout, par-delà la mort. Sa dernière victoire.
Regarde-moi, la sale akci qui t’a survécu.
Mais Baraghi ne répondait pas. Même le vent t’ignorait.
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