La Tanière du scion - 2

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Taki à Caei

Dranan a clamsé. On va organiser les luttes, là. Si tu veux venir faire un tour, c’est le moment.

C’était la première fois que tu assistais aux luttes de succession. Tu les savais l’occasion de se prélasser, servir de grands banquets, se réunir autour d’un feu le soir et oublier temporairement les guerres. Tu as aussi appris que les clans s’assurent qu’elles durent le plus longtemps possible.

Une partie de toi appréciait cet aspect de Riao, mais tu aurais préféré que les réjouissances prennent fin. Sooyolane t’attendait et Baraghi ne cesserait de te hanter que si tu t’emparais de son clan.

Tu serrais les dents en songeant au Naræs défunt. « C’est du passé », fallait-il sans doute penser, mais la formule n’aidait en rien à accepter l’immuable. Peut-être le passé t’avait-il rendue plus forte ; qui pouvait le dire ? Mais il t’avait indéniablement amochée. Tes réflexions se tournaient vers Nyemëlls ; ton propre sang. Tu détestais son existence calme et facile, tu te fichais de savoir qu’il n’y était pour rien, qu’il ne te l’avait pas volée. Tu détestais envier quelqu’un qui n’avait jamais eu à craindre pour sa vie.

Riao restait vigilant car, même si la pratique était honnie, sans gloire aucune, il arrivait qu’un clan attaque pendant les luttes.

Sous le sourire amusé de Salainashra, la chasse, les banquets, la fête, les jeux et quelques affrontements rythmaient les journées. Pirishæl, la Scintillante, avait fait le chemin depuis l’autre bout du ciel pour prendre part aux célébrations, et allumé ses feux de joie pour l’occasion. Que le décès d’un Naræs provoque de telles réjouissances te semblait une incongruité typiquement dai. Pour se donner bonne conscience, on prétend parfois que les festivités permettent à l’âme du Naræs de s’envoler emplie d’allégresse. En vérité, chaque opportunité de se retirer un moment des conflits claniques est avidement saisie. Aussi guerrier soit le peuple dai, la paix lui procure une liesse étonnante.

Par-delà la Rivière, l’ambiance était tout autre. Tu recevais les messages courroucés de Llëmnoa réclamant des explications. Que faisais-tu à Riao ?

Caei aux Llëm-lëm

Je sais même pas, en vrai. J’étais partie aérer la trachée d’un Naræs, mais il s’en est chargé tout seul. Et puis je me suis dit que, bon, puisque j’étais sur plac

Tu as déchiré la lettre, puis l’as brûlée pour faire bonne mesure. Sur une nouvelle feuille, tu as tracé ton nom en dai avant de couper cette partie pour recommencer en ælv. Autant limiter les raisons de t’en vouloir.

Estimé Chal, estimé Llëmnoa

Lorsque j’ai eut vent du décés du Narës riao, il m’a parut primordial de profiter de l’ocasion pour ralier le clan à la Cité. Vous comprenez sans doute le bennéfice que Chal retirerait à être protégé des griffes de Riao.

L’urgence de la tache ne m’a pas permit de vous prévenir. Je comte toutes fois sur votre présence d’esprit pour en réaliser l’importence.

Repsec Respectueusement, Caei.

Ils seraient peut-être aveugles au sarcasme. Sûrement.

Tu as attaché la lettre au pacik venu de la Cité avant de lui donner une baie d’alma. La petite bête a décollé avec un vrombissement joyeux.

Tu as envoyé un second message à Royan pour lui relater ce que tu avais appris de Puca et Mokyae. Assez peu, somme toute : l’une des deux avait effectivement donné naissance à Royan, mais les Riaon ne connaissaient que leurs noms d’esclaves. Inja se souvenait que la mère de Royan était celle dont la fourrure s’étendait jusque sur les bras, sans certitude. Les deux étaient décédées depuis longtemps.

Tu as également évoqué la disparition de Baraghi. Comme tu ne savais trop qu’en dire, Royan devrait se contenter d’une phrase concise.

Une troisième lettre m’était destinée, m’invitant à te rejoindre dès que mes ailes me le permettraient. M’avoir abandonné dans la Cité déshonorait selon toi la semblance de parentalité que Royan t’avait léguée.

Au clan, tu avais préparé le terrain pour mon arrivée, me présentant comme un kaida.

— V’là ’core aut’ chose, ont réagi les Riaon lassés.

À bout de souffle, j’ai pris un moment pour récupérer. Mes ailes avaient bientôt atteint leur taille définitive et j’étais parvenu à faire le trajet par mes propres moyens.

Lᴇs ᴘʀᴇᴍɪᴇʀs ᴇssᴏʀs ᴅᴇ ʟ’ᴀɪɢʟᴇ ᴏ̨ᴜɪ ᴀ ɢʀᴀᴠɪ ᴅᴇs ᴍᴏɴᴛᴀɢɴᴇs ᴘᴏᴜʀ ᴍ’ᴀᴛᴛᴇɪɴᴅʀᴇ.

Pour la première fois de ma vie, j’ai enfin pénétré un autre clan que Frreshie. J’avais imaginé tous les clans humides et spartiates, mais Riao dégageait quelque chose de chaleureux. Peut-être était-ce la félicité des luttes.

Mes yeux se perdaient sur les murs et fortifications ornés de bas-reliefs. L’esthétique riao me fascinait. Malgré les esquisses innombrables de Royan, j’ignorais que des clans, pourtant occupés à la guerre, prenaient le temps d’embellir leurs armes, leurs vêtements et leurs huttes. L’enceinte protectrice en particulier m’a touché : les enfants y avaient gravé, tout en bas, des dessins parfois méconnaissables ; et les œuvres des adultes, plus en hauteur, n’avaient rien à envier à l’art ælv, quoique d’un style tout à fait différent.

Chaque dessin obéit à un motif caractéristique du clan. Les mêmes symboles, les mêmes formes et une sorte de patte clanique reviennent souvent. Chaque artiste possède pourtant sa griffe personnelle et l’on devine aisément que tel Riao a sculpté les tabourets de la hutte du Naræs, la barricade au couchant du clan et les murs de la forge, tandis que tel autre a décoré le hall commun, la hutte de Riakej, Maleikh et Inja, et celle de Naiak et Adrekam. Comme si chaque graveur avait trouvé un équilibre entre sa volonté farouche d’appartenance et celle de se démarquer.

J’ai observé de près la conception d’une épée, puisque je n’avais jamais trouvé l’occasion de voir Royan travailler. À peine forgée, un graveur se chargeait de décorer le manche et la lame de motifs claniques, qui allaient des animaux bien connus ou mythiques aux scènes de batailles épiques, en passant par les inscriptions louant le courage et la force. Ton nom revenait souvent sur les armes, et j’imaginais qu’elles t’invitaient ainsi à les manier.

La plus vieille bâtisse abrite des rangées d’étagères poussiéreuses, débordées d’innombrables tablettes de bois ou d’argile. Des récits et légendes riao y sont gravés, ainsi que les chroniques d’événements importants, les listes des anciens Naræsn, des recettes de cuisine, anecdotes et tant d’autres documents.

Contrairement aux archives ælv, on trouve dans cette hutte un chaos débridé. Par manque de place, des tablettes s’entassent en piles sur le sol, et de l’aveu des membres de ton clan, il est vain d’y chercher quoi que ce soit de précis. Le Dai en quête de divertissement parcourt les titres et emprunte celui qui aura retenu son attention. Le Dai en quête d’information ressort avec des réponses, mais jamais à ses questions. Cette génération-ci, Nꜵsai s’est donné pour mission de classer les documents, mais elle aura besoin de plusieurs vies.

Malgré son amour des récits, Voelumthə aurait défailli à la vue de cette anarchie. Personne ne s’était non plus chargé de traduire les écrits les plus anciens, si bien qu’ils étaient devenus incompréhensibles. J’ai repéré de nombreux textes au bord de l’inintelligibilité, où presque chaque mot requérait un effort pour en retrouver le sens originel.

J’ai découvert les histoires des arbres aux racines volantes, celles des liseurs de pluie, des forgerons de futurs et des tisseurs de destins, de l’oiselet mangeur de mondes, du fleuve des morts qui porte les âmes des défunts vers le cœur d’Essea, le récit antique des griffes et du souffle d’Essea qui rejettent le vivant, ou encore celui des dunes d’eau.

Le plus mémorable, à mon sens, est celui du dernier Rreu, qui errait dans la forêt après la destruction de son clan, seul jusqu’à son trépas. Sa solitude le transperçait tant que ses cornes se sont courbées, courbées, courbées, jusqu’à lui perforer le crâne. Ainsi est mort le dernier Rreu, trahi par son propre corps, sans plus personne pour le pleurer.

— Qu’est-ce que tu fous ? m’as-tu demandé alors que je griffonnais sur une écorce plane.

— J’essaie de réécrire ce texte en dai moderne, mais je pense que j’en ai choisi un trop ancien. Il y a des lignes entières que je ne comprends pas. Je peux en deviner la plupart parce que le dai a surtout abrégé les mots avec le temps… Et je t’ennuie avec ça.

— Non, ça va.

— Je le sais bien, ai-je insisté.

— Un peu seulement.

J’ai tendu une seconde écorce, poncée et traitée.

— J’ai terminé la traduction de celle-ci. Tu veux la voir ?

Tu as pris la tablette et l’as parcourue.

f brash'shase Trois idolâtres

cikrampaku Au sommet de la montagne

f brash'shase Trois idolâtres

caeyo blæiya haiaya maka L’un psalmodie pour la force

krac krampa kaeo La montagne l’écrase

e brash'shase Deux idolâtres

cikrampaku Au sommet de la montagne

e brash'shase Deux idolâtres

peiso blæiya haiaya prama L’un psalmodie pour des faveurs

krac krampa kaeo La montagne l’écrase

d brash'shase Un idolâtre

cikrampaku Au sommet de la montagne

d brash'shase Un idolâtre

oomerꜵ blæiya haiaya markam Psalmodie pour l’oubli

yaor krampa kaeo La montagne l’engloutit

— Tu réalises que c’est pour se moquer des Kwashil ?

J’ai rougi.

— Vraiment ? Mais les Kwashil ne sont pas comme ça.

— Tu savais même pas que t’étais Kwashil y’a quelques pirishoan ! t’es-tu amusée. C’est une caricature, de toute façon. Enfin, je pense. Ça colle pas à Lautèg, mais ça, ça prouve pas grand-chose.

Je savais des Kwashil qu’ils vénèrent les koxjin et s’adonnent à des rituels. Visiblement, le reste des Dai trouve cela cocasse, mais le clan de l’Aigle n’entend plus les moqueries depuis qu’il s’est isolé sur les cimes.

— Les Kashln étaient plus terre à terre, apparemment, ai-je expliqué. C’est l’arrivée des Wasili qui a changé leurs mœurs. Ce poème date donc d’après Peliamin.

— C’est pas un poème, c’est une comptine.

— Ah.

J’ai survolé à nouveau ma traduction.

— Au moins, on ne pourra pas dire que ça ne prépare pas les enfants à la violence du monde.

— C’est dai, as-tu conclu en haussant les épaules.

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