Niashæl
« Ma confiance exagérée m’a amenée à évoquer des sujets de plus en plus risqués avec Baraghi. Parallèlement à la Cité, je dirigeais Riao avec une bienveillance accrue. Le nombre d’esclaves diminuait rapidement, ceux qui restaient étaient mieux traités. J’essayais aussi d’adoucir l’animosité envers les Ælvn, rêvant stupidement que ma fille brandisse un jour fièrement son héritage.
Baraghi ne comprenait pas mes décisions, mais j’étais Naræs, alors ça lui était égal. J’insistais. Je voulais qu’il embrasse mes opinions. Il s’est montré réticent.
— Qui t’a mis ces idées dans la tête ? il a dit. Les Ælvn sont hautains, et faibles par-dessus tout !
— Comment est-ce que tu peux être si sûr qu’ils sont tous ainsi ?
— Parce que je le sais ! Montre-moi un Ælv qui soit différent.
— Ta nièce.
En un mot, j’avais scellé le sort de mon enfant. Baraghi était estomaqué. Dans mon arrogance, je l’ignorais encore et j’ai poussé un avantage que je n’avais pas.
— Voilà une Ælv avec une âme de Dai. Et tu l’adores !
Il tremblait, parvenu à des rapprochements épouvantables. Mon odeur, l’odeur de ma fille, mes absences prolongées, mon accouchement en cachette…
Quand il a ouvert la bouche, sa voix était glaciale. Même à ses ennemis, je ne l’avais pas entendu parler si froidement.
— Je veux me battre contre toi, pour le titre de Naræs.
Je n’ai pas répondu. L’énormité de ma bêtise m’enserrait la gorge.
— Tu n’es plus saine d’esprit. Le clan est en danger.
— Agi, arrête... j’ai plaidé faiblement.
J’ai pensé à mon enfant. Que Baraghi prenne ma place, qu’il m’exile, qu’il me tue, soit. Mais qu’elle ne souffre pas par ma faute. Il pouvait taire son secret. Il pouvait encore fermer les yeux.
— Tu as amené l’ennemi au cœur du clan. Je fais ce que j’ai à faire.
Je ne reconnaissais pas mon frère. Ni sa voix, ni son expression.
— Agi, c’est Caei ! Elle n’a pas changé ! C’est la même qu’avant ! Une vraie Dai, rappelle-toi !
Il s’est senti trahi. Il y avait l’acte horrible que j’avais commis, il y avait aussi les années de mensonges. Je m’étais moquée de lui.
Il n’avait pas entièrement tort. Et je n’avais pas été la Naræs la plus impliquée de l’histoire, ma fille en était la preuve. Je pensais alors que Baraghi ferait un meilleur Naræs que moi.
Il n’a rien dit aux nôtres, pas dans l’immédiat. Mais j’étais enfin suffisamment désabusée pour abandonner mes illusions. Il réfléchissait à la marche à suivre. Je crois qu’il nous aimait toujours, mais à ses yeux, nous mettions Riao en péril.
Un jour, il m’a défiée pour la succession.
— Tu as souillé notre lignée et la mémoire de nos parents.
— Alors tu te souviens mal d’eux, j’ai répondu.
Il n’a pas réagi. Il n’écouterait plus rien de ce que je lui dirais. Je pense aujourd’hui que ce sont mes souvenirs qui défaillaient. Nos parents n’auraient pas foulé du pied des interdits vieux de plusieurs éons, comme je l’avais fait. Jusqu’à la fin, j’ai refusé de voir la réalité en face. Je l’ai voilée, adoucie. Je l’ai colorée de pigments ælv et mon enfant en a payé le lourd tribut.
J’ai peu de souvenirs du combat contre mon frère. Je pourrais me chercher des excuses, raconter qu’il m’a attaquée par surprise ou que je n’avais pas le cœur de le blesser, mais le futur de ma fille était en jeu. J’ai perdu. Baraghi avait la rage de son côté. Je n’avais que la tristesse.
Elle a tout vu. Je me souviens de ses hurlements effrayés, ses pleurs d’incompréhension. Pourquoi Agi frappait-il Nae ? Pourquoi la faisait-il saigner ?
Devant le clan entier, devant mon enfant trop petite pour réaliser, il m’a traitée de grælttakr… Tu ne connais pas cette insulte, si ? Amante d’Ælv, ou une incitation à le devenir.
Par-dessus les mots acérés de Baraghi, les pleurs de ma fille retentissaient. Je l’entendais crier mon nom, la voix de plus en plus brisée. Elle était si petite. C’est le jour où elle a découvert l’impuissance. Elle avait tellement peur. Elle a titubé dans ma direction. J’avais du mal à respirer et Baraghi m’avait blessée à la tête.
J’ai ouvert l’œil. Baraghi n’était pas en forme non plus, mais il se tenait debout. J’ai réussi à lever la main et j’ai caressé les cheveux de mon enfant pour la dernière fois. Par mégarde, je les ai maculés de sang. Elle m’a enlacée et Baraghi a fait son choix. Il s’est débarrassé de la faiblesse de sa lignée.
— Dégagez la grælttakr ! Elle pourra se souiller autant qu’elle le veut quand elle sera partie, cette fattsa !
Le clan était mortifié. Le chagrin de ma fille résonnait à travers le silence.
Comme personne ne bougeait, Baraghi m’a traînée lui-même, brutalement. Elle s’est accrochée à la jambe de l’oncle bien-aimé qui, croyait-elle, allait aider sa mère. Quand la jambe l’a repoussée, elle était si surprise qu’elle s’est arrêtée de pleurer.
Baraghi m’a tirée à la sortie du clan, suivi de sa nièce confuse. Quand il m’a jetée à terre, le bruit sourd a déclenché une nouvelle vague de sanglots.
— On ne peut pas exiler un enfant en bonne santé, quelqu’un a dit. Tu dois la laisser grandir d’abord, lui donner une chance.
— On a tous été des enfants sans défense, un autre lui a rappelé.
— Dans le meilleur des cas, elle est aussi faible que sa mère, Baraghi a répondu.
— Carunae n’était pas faible !
— C’était juste une abomination. Comme Cháká.
Tu parles un peu yu ? Baraghi venait d’utiliser l’équivalent yu du nom de Caei. C’est humiliant. Si des Dai avaient encore des doutes, je pense qu’il est devenu clair, à ce moment-là, qu’elle n’était pas Dai. Pas vraiment.
Et Pareik a attrapé ma fille avant qu’elle me rejoigne. Elle a paniqué. Elle ne comprenait pas pourquoi on l’arrachait à sa mère, pourquoi son monde était en train de se vider de son sang par terre, en dehors du clan. Elle a tendu sa petite main en essayant de m’atteindre. Elle l’a tendue aussi fort qu’elle le pouvait, mais elle était trop petite, trop faible. Tellement, tellement faible.
« Naaaaaaeee ! » elle a crié. « Naaaaaaeeeee ! »
Je l’ai vue mordre Pareik, qui l’a assommée, et ils l’ont portée comme un fagot. »
*
Quand Carunae a terminé son histoire, Niashæl a pris son temps pour l’assimiler. Elle a décidé de croire la Riao. Il y avait quelque part des êtres qui lui ressemblaient ; c’était à la fois rassurant pour elle et malheureux pour eux.
Alors elle a suivi ta mère. S’est assoupie auprès de son feu. Elle parlait toujours peu, se contentait de l’essentiel, mais une curiosité encourageante l’a bientôt dévorée.
— Tu n’as pas essayé de revoir le deuxième enfant ?
— Non, a avoué Carunae. Ni Shayen. Je n’avais pas l’impression de mériter de les revoir, si ça a du sens. Je ne voulais pas m’imposer dans leur vie. Et si ce fils l’ignore… je préfère qu’il ne l’apprenne jamais. Je ne connaissais pas bien Shayen non plus, à vrai dire. C’est étrange de penser ça d’une personne pour laquelle j’ai perdu ma chair et mon clan…
— L’enfant chez les Ælvn, est-ce qu’il est possible qu’il aille… bien ?
Carunae a souri, l’air rêveuse.
— La Cité est très différente des clans. Je pense que oui. Mais c’est peut-être mon optimisme qui s’emballe.
Niashæl est restée songeuse un moment. Elle n’avait pas imaginé que sa vie pouvait changer à nouveau. Il n’y aurait toujours que la forêt. Mais peut-être… peut-être qu’elle pourrait rejoindre la Cité d’Aya. Peut-être qu’on ne chercherait plus à la tuer.
Elle en a fait part à la Riao. Elle n’avait pas de raison de s’épancher, mais une mère serait de bon conseil, elle saurait quoi faire.
Carunae a lutté contre l’envie d’enlacer l’enfant. Elle paraissait tellement vulnérable, cette pâle petite chose perdue au milieu de la forêt, seule au monde et terrifiée par ses pairs.
Quel âge avait-elle ? Neuf cycles ? Depuis combien de temps bravait-elle la forêt et ses dangers ? Nombre de Dai adultes et aguerris avaient survécu moins longtemps.
Quoi qu’en pense Baraghi, les sang-mêlés étaient loin d’être faibles.
*
Niashæl était restée aux côtés de Carunae. Si même une Riao à la recherche de son enfant au sang ælv la menait à sa perte, elle ne voudrait plus se mêler du monde des vivants.
Carunae a profusément épanché sur Niashæl ses instincts maternels inusités. À défaut de serrer ses enfants dans ses bras, elle étreindrait celle d’une autre. Elle n’avait qu’à fermer les yeux pour t’imaginer. Vos odeurs étaient si proches.
Conformément aux souhaits de la petite fauve, ta mère l’escortait chez les Ælvn. La forêt ne lui apporterait plus rien et Niashæl brûlait d'espérer, de créer des liens, d’échanger avec les siens.
Elle qui avait connu si peu de personnes qu’elle les comptait sur les doigts d’une main, que penserait-elle de la Cité ? Carunae essayait de lui raconter la foule, la forêt de gens, mais Niashæl ne comprendrait qu’en la voyant. Quelque part, elle n’y croyait pas encore. Il ne pouvait pas exister tant de monde.
Elle cauchemardait souvent. Les rêves sont tissés par nos expériences, savait ta mère. Or, mis à part le vide de la sylve, l’enfant n’avait connu que la tragédie.
La Cité lui ferait du bien, la bannie en était convaincue. Elle aurait des difficultés à surmonter, mais là-bas, elle échapperait enfin aux fantômes du passé.
Niashæl s’ouvrait de plus en plus. Elle s’est livrée un jour, cette petite chose recroquevillée, enserrée depuis bientôt trois cycles d’Essea entre les mâchoires de la culpabilité. Même ses peluches ne savaient rien de ce qu’elle a confié à Carunae.
— C’est de ma faute s’ils sont morts.
Avant que ta mère ne puisse la contredire, l’enfant a poursuivi, confessant son crime au seul témoin qu’il lui restait.
— Je voulais voir les gens de la forêt. Je les ai laissés nous trouver. Je pensais… Je sais pas, je pensais qu’on pourrait jouer.
— Ça ne…
— Je savais qu’ils étaient dangereux, a-t-elle coupé. Mais je savais pas vraiment ce que ça voulait dire jusqu’à…
Elle n’a jamais achevé sa phrase. Carunae a posé la tête de l’enfant sur son épaule, mais Niashæl ne cherchait pas de réconfort. Elle avait conscience de ses fautes. Elle n’avait pas le droit qu’on la console, qu’on lui fasse croire en son innocence. Aya et Ama avaient payé son crime de leur vie ; il aurait été injuste qu’on l’absolve.
Elle n’était somme toute pas si différente d’Adramæk.
Carunae a estimé que la bulle de paix qu’avaient créée ses parents, encerclée de danger, les avait menés à leur perte. Les clans, noyés dans la violence depuis leur naissance, y font face sans y penser. Niashæl n’était pas en tort, qu’elle souhaite l’entendre ou non : on lui avait caché le deuil, il ne faisait pas partie de son monde. Puis il est arrivé, et l’enfant n’y était pas préparée.
Carunae la menait vers une autre bulle, tout aussi paisible. Faisait-elle le bon choix ?
En chemin, l’ancienne Naræs a confectionné quelques protections légères, qu’elle a gravées de motifs riao malhabiles pour faire plaisir à la petite tigresse. Entre sa résilience, le couteau d’Adramæk et l’équipement de Carunae, l’enfant était armée pour la vie.
Ta mère nourrissait également la fierté de Niashæl à l’égard de son double héritage, comme elle aurait aimé le faire pour toi. Elle lui a dit bien des choses qui t’étaient destinées. En quelques cycles de Pirishæl, l’idée qu’elle se montrait meilleure mère pour l’enfant d’inconnus que pour les siens propres a commencé à la ronger. Mais qu’y pouvait-elle ?
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