Les Luttes
Les premiers duels venaient de commencer : l’essentiel du clan se rassemblait sur des gradins bricolés pour y assister entre deux banquets. C’est là que tu as croisé le regard de Priac. Sa mélancolie habituelle a laissé place à la colère. Elle avait été proche de Baraghi. Tu n’étais pourtant pas responsable de la mort du Naræs, même si tu l’avais souhaitée. Priac te haïssait parce que c’était tout ce qu’il lui restait de lui. Et tu ne parvenais pas à lui en vouloir. Toi aussi, il y avait un Baraghi que tu regrettais. Mais il n’aurait jamais réussi à t’aimer de nouveau... n’est-ce pas ?
D’autres que Priac te regardaient avec méfiance. Ton sang ælv faisait de toi l’une des créatures les plus abjectes qui puissent exister. Une telle erreur de la nature n’était pas supposée naître, encore moins survivre.
Pourtant, cette erreur venait à bout de ses adversaires avec une facilité déconcertante. Les Riaon braves, robustes et entêtés perdaient invariablement conscience au premier coup porté. Mais ils ne renonçaient pas et l’ensemble du clan t’a affrontée en combat singulier, des vétérans expérimentés aux jeunes et courageux guerriers.
Son tour venu, Priac a refusé de capituler. La seule force de sa haine lui a permis de tenir debout après le premier assaut. Les bras bloqués et la gorge enserrée dans tes griffes, le clan a dû admettre la défaite à sa place pour lui sauver la vie.
Ces exploits ont fini par t’attirer la faveur du clan : la puissance appelle le respect. Et puisque tu restais une enfant du clan, quelques Riaon t’ont enfin considérée comme l’une des leurs. De plus, mieux valait bien se conduire envers celle qui risquait fort de devenir la prochaine Naræs.
Non loin de mes oreilles indiscrètes, Yeꜵn était en train de remettre en ordre la petite arène.
— Ah là là, se lamentait-elle en balayant.
— Impressionnant, hein ? lui a lancé Utan-Uka, perché sur un poteau qui faisait office de poste de guet.
— Hmm… Je suppose qu’il faut se réjouir de l’aubaine.
— Le guerrier invincible, tombé du ciel.
— Comme un koxji.
Utan-Uka est descendu à sa hauteur.
— Justement, c’est le genre de bruits qui commencent à courir.
— C’est bien normal. T’as vu l’état d’Aryo ?
— Si notre Naræs a l’âme ancienne, on pourra facilement écraser les autres clans. Et même en finir avec les Ælvn ! Le pays entier nous reviendrait.
— J’imagine qu’on devrait louer les koxjin de nous l’avoir envoyée.
J’ai quitté les deux bavards pour me coucher. À force de conversations similaires, tu es passée d’indésirable à invitée. Les Riaon ne t’évitaient plus ni n’hésitaient à t’adresser la parole. Les plus jeunes t’assaillaient de questions. Le clan se transformait.
La veille du dernier jour des luttes, à l’aube, deux étrangers ont fait leur apparition. L’une portait une tenue de voyage et des lames incurvées. De sous ses cheveux blancs dépassaient des oreilles noires, velues et arrondies, ornées d’une tache claire. L’autre, indiscutablement Rokian, agitait ses oreilles de loup au moindre bruit. Sa tignasse, gris clair sur le devant du crâne, noircissait à l’arrière.
Le clan leur a réservé l’accueil armé ordinaire, mais t’a fait appeler, supposant que tu devais être responsable de l’intrusion, de quelque façon.
Kheliæl a sifflé en reconnaissant Royan, qu’on pensait mort depuis longtemps.
— Z'ont pas voulu de toi à Rokian non plus ?
— La Riao ressemble à Kat, a remarqué Brokma. Vous vous souvenez de lui ? Je l’aimais bien. Il lui est arrivé quoi ?
— La routine habituelle, a répondu Niashæl depuis l’autre côté de la barricade. Il est mort.
— Oh.
— Tu serais bien sa gamine, non ?
— Oui.
Submergée d’odeurs, de voix et de couleurs chargés des souvenirs de Katama, Niashæl parlait d’un ton plat malgré l’émotion. Son cœur se gonflait à l’idée de rencontrer les amis de son père. Elle avait tant de questions à leur poser. Elle s’est laissée aller à un enthousiasme dissimulé.
— C’est toi qui les as fait venir ? a demandé Aoka quand tu as rejoint l’entrée du clan.
— La ménagerie qu’elle nous ramène pas.
Tu as répondu par la négative, mais la présence de Royan était une surprise agréable. Une embrassade franche l'a accueilli. Niashæl s’est contentée d'un signe de tête amical.
Quelques Riaon se sont amusés de voir « Roca » réunis, comme ils vous avaient surnommés à l’époque. « Ici, maintenant ». Deux syllabes pour à la fois vous appeler et vous donner des ordres.
— Comment vont les recherches ? as-tu demandé au loup. Avec tes parents.
Il a secoué la tête.
— Hé, d’ailleurs ! a-t-il fait. Tu savais que Carunae était dans le coin ?
— Oui. Elle attend les résultats des luttes, voir si elle pourra revenir au clan.
— On n’est plus vraiment à ça près, a remarqué Kheliæl. Et y’a pas de Naræs pour lui dire de pas rentrer.
— C’est la mère de Cháká, a rappelé Priac sur un ton qui évoquait l’infamie qu’elle avait commise.
— Par contre elle s’appelle Caei, a grondé Royan.
— C’est pas un esclave qui va me faire la morale.
— T’as perdu contre elle, Priac. Respecte un peu. Pour ce qui est d’autoriser Akmako à revenir, y’a que ceux qu’ont pas encore été éliminés qui peuvent le décider.
— Moi ça m’est égal, a dit Utan-Uka, ton prochain adversaire.
— Elle a été bannie, vous abusez, s’est plainte Priac.
— Son crime est bientôt Naræs, alors pour ce que ça change.
— Je suis toujours en course, a rappelé Utan-Uka, faussement blessé.
Priac s’est renfrognée, mais n’a plus protesté. On est allé quérir Carunae pour lui annoncer la nouvelle.
Tu as invité Niashæl et Royan à te suivre. Tu les menais vers la hutte en retrait où je dormais pendant que Niashæl dévorait du regard le clan qui avait vu grandir son père. Tu m’as doucement secoué et j’ai entrouvert des yeux gonflés de sommeil avant de m’enfouir dans un kælm. Tu m’as secoué de nouveau : j’ai jeté un rapide coup d’œil alentour et battu des ailes de joie.
— Oh ! Vous êtes venus !
— Ouah, où est-ce que t’as chopé ces trucs-là ?! a grogné Royan que la surprise avait fait reculer.
— Elles ont poussé pendant que tu étais parti ! ai-je répondu en souriant.
— C’est quoi cette histoire ?!
— J’ai complètement oublié de t’en parler ! as-tu dit, effarée.
— Tss, je te confie Kaz un moment et tu me l’échanges contre un Kwashil. T’as cassé ou perdu le vrai ?
— Cassé.
— Hmm… Tant pis, on fera avec celui-là.
J’ai fait la moue. Niashæl s’est avancée.
— Ça faisait longtemps, Karezial. Toi aussi, Caei. On ne se voit plus beaucoup…
— Hmm. Pas que je sois mécontente, mais qu’est-ce que vous faites ici ?
— Eh bien… En fait, je viens sur ordre de Chal.
Tu as levé les yeux au ciel.
— C’est Taki qu’a pleurniché auprès des Llëmnoa ?
— Je ne crois pas, a-t-elle dit avec un petit rire. Elle pensait qu’il t’était arrivé quelque chose.
Tu t’es sentie en faute.
— Tu me ramènes de force après ?
— C’est à peu près ça. Même si je vois mal comment te forcer.
— Et Royan ?
— Quoi ?! T’es pas contente de me revoir ?
Il a fait mine de pleurer.
— Y’a que toi pour surveiller les Rokiann.
— Je viens t’encourager !
— C’est gentil.
— Chal ne sait pas que je suis passée le récupérer, a précisé Niashæl.
— Toi aussi tu te mets à faire des cachotteries à Sooyolane ?
— C’est mon côté dai. Et je voulais t’affronter encore une fois.
Voilà qui a piqué ton intérêt.
— C’était ma condition pour venir te chercher. Les autres ont refusé : les Ælvn ont peur de toi et Lyoonëi refuse d’abandonner son dôme. Alors me voilà.
— Donc tu veux le clan ?
— Non ! Juste m’opposer à toi.
— Mais tu viens pendant les luttes de succession. On se battra forcément pour Riao.
Niashæl a haussé les épaules.
— Je n’espère pas gagner. Je ne suis pas orgueilleuse à ce point.
— C’est pas très dai, as-tu plaisanté.
— Trouve-moi un seul Riao qui pense te vaincre, c’est un défi.
— Lyoonëi.
— Ha ha ! T’as perdu, Niashæl ! a jubilé Royan.
— Tout de même…
— Nan, nan, nan ! T’as perdu ! Maintenant il te faut un gage…
— Tais-toi, Royan !
— Alooors… Tu dois manger des vers kepꜵk !
— Quoi ? Mais c’est immonde !
— Qu’est-ce que c’est, un ver kepꜵk ? ai-je demandé.
— Une petite bête dégueu, pleine de bave, de jus et qui colle aux dents ! a répondu Royan.
— Ah…
— C’est très nourrissant.
Le loup a gloussé.
— Quoi ?
— Nos batailles de vers, a-t-il dit.
Devant l’expression interloquée de Niashæl, il a poursuivi.
— Quand on était petits, on faisait des concours pour savoir lequel de nous deux en mangerait le plus.
— Quelle horreur, a gémi Niashæl.
— La faim aidant.
— C’est vrai, a-t-il acquiescé.
— Et qui gagnait ? ai-je demandé.
— Royan, la plupart du temps.
— C’est vrai ?
— Oui ! Et je la battais pour attraper les poissons, aussi. Même eux, ils ont peur d’elle.
Tu as esquissé un sourire gêné. L’agitation au-dehors trahissait l’arrivée de Carunae. Tu as soupiré, sans bouger.
— On va pas voir Ak… je veux dire Carunae ? a demandé Royan.
— Elle est décevante. À tous les coups Nash la connaît mieux que moi, maintenant.
Niashæl s’est figée, interloquée.
— C’est pas contre toi, as-tu repris. Elle a juste changé. Ou je m’en souviens mal, je sais pas. C’est pas grave.
Tu t’es toutefois dirigée vers l’entrée du clan, sans précipitation. Nous avons suivi.
L’ancienne Naræs sous bonne garde, les Riaon débattaient de la situation actuelle. Était-elle débannie ? La laisserait-on circuler librement ?
Elle s’est réjouie en t’apercevant, mais tu es restée stoïque. Niashæl écarquillait des yeux candides et te regardait comme pour solliciter ta permission. Tu ne l’as pas vue. La demi-Riao s’est donc avancée vers ta mère pour l’enlacer. Ton expression n’a pas changé, mais j’ai lu un soupçon d’envie.
— On s’est croisées dans la forêt, a expliqué Carunae aux Riaon. Tu as bien grandi. Et… Royan ? Ça alors, tu n’es toujours pas sorti du clan ?
— Euh, je reviens de Rokian. Je t’ai sentie dans la forêt en arrivant.
— Je perds la main si je me fais repérer par autant de monde.
— C’est surtout que t’as installé ta planque au seul endroit où on peut poser les sh’sh…
Un coup de coude de Niashæl l’a interrompu.
— Bref, on parlera de ça plus tard.
On a refermé les portes du clan, gardées par les crocs et griffes de gravures félines.
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