Karezial
Ce jour sans retour... Je me demande souvent si c'est là que tout a basculé.
Cᴇᴛ ɪɴsᴛᴀɴᴛ ? Aᴜssɪ ᴇ́ᴘʜᴇ́ᴍᴇ̀ʀᴇ ᴇᴛ ᴀɴᴏᴅɪɴ ᴏ̨ᴜᴇ ʟᴇ ʀᴇsᴛᴇ ?
Plus tôt alors, quand tu t'es engagée sur ce chemin ? Ou plus tard, quand aucun retour n'a plus été possible ?
— Elle a mal choisi, tu sais. La Nëluuj, m’avait un jour dit Haölillyo.
J’avais affiché un air confus. J’espérais qu’il ait tort.
— Si elle avait pris le parti des Ëlvessei et qu’elle avait soumis les Dhaemon en notre nom… Les clans se seraient tous unis, n’est-ce pas ? avait-il supposé. Je ne suis pas expert en doctrine dhaemon, mais il est possible que vous auriez opté pour une alliance avec la Cité afin de rester du côté des ssajianü. Ensuite… Chal aurait trouvé la paix.
— Je… non.
— Je suis ouvert aux critiques.
— Je ne sais pas… lui avais-je répondu. Ça m’a l’air optimiste. Les clans auraient attaqué la Cité pour se venger.
— La Cité a des défenses. Elle aurait aussi eu la Nëluuj.
— Mais si…
J’avais eu du mal à respirer, pris d’une soudaine panique.
— Et si tu avais raison ? avais-je demandé, le souffle irrégulier.
— On ne le saura jamais. N’y pense pas trop.
Mais je ne pouvais qu’y penser. Je ne pouvais que me rejouer mille fois un scénario qui n’aurait jamais pu arriver, parce que ce choix n’existait pas en toi. J’étais prisonnier de conjectures utopiques, irréelles. Comme l’assoiffé qui apprend, après sa traversée du désert, qu’un lac l’attendait tout près de son point de départ, dans la direction opposée.
Jᴇ ʟᴇ ᴠᴏɪs, ᴍᴀɪs ᴊᴇ ɴ’ʏ ᴇ́ᴛᴀɪs ᴘᴀs.
Non, c’est arrivé après ton départ, quand je te cherchais dans les terres yu.
Rᴀᴄᴏɴᴛᴇ-ʟᴇ-ᴍᴏɪ. Rᴀᴄᴏɴᴛᴇ-ᴍᴏɪ ᴛᴏɴ ᴠᴏʏᴀɢᴇ.
Des cycles avant que je ne te retrouve sur ce sommet, j’ai dévalé les monts Kwashil, mais mon entrain a prématurément décroché la colle protectrice dont j’avais enduit la plante de mes pieds et j’ai dû finir la descente caillouteuse par les airs.
Je venais de quitter Chal pour la première fois, laissant la civilisation derrière moi. La chaîne de montagnes qui embrassait le pays s’effaçait peu à peu sous l’horizon. En face, une steppe que je savais bordée d’une seconde rangée de pics à faire pâlir les Kwashil marquait les limites de nos terres. J’ai traversé à la hâte ces étendues sèches à la vie raréfiée. Un vent de plus en plus chaud et fort repoussait mes pas jusqu’aux massifs montagneux, que je me suis déterminé à escalader plutôt qu’à contourner. L’air y était frais et épars malgré l’altitude moindre du col par lequel je passais. J’étais de moins en moins certain de ma décision.
J’ai enfin atteint le pied du pic enlacé par les dunes brûlantes, balayées par le fouet des rafales. Le sable jaune s’étendait jusqu’à l’horizon, sans rien pour en briser la monotonie. Je me suis soudain soucié de mes réserves : il faisait plus chaud que je ne l’avais anticipé, le gibier semblait tout sauf abondant et l’eau me manquerait dans cet immense fleuve aride aux lents remous ardents.
Au-delà de mon inquiétude, ce paysage étranger, si proche et minimaliste, m’a choqué. Le sol ondulait sous la lumière de Mur.
À Chal, des plantes, mortes ou vivantes, se trouvaient où que je pose les yeux. Ici, aucune herbe ni aucun roc ne perturbait le décor régulier.
Labaşh l’avait appelé « le pays où ne pousse que la haine », mais je n’ai compris qu’en le voyant. Il me semblait pourtant que même la haine éprouverait des difficultés à prendre racine en ces terres maudites.
J’avançais lentement. J’avais toujours considéré Mur comme un astre bienveillant et chaleureux. Ici, il avait soif de sang. Il voulait me cuire, me griller avec ses autres proies. Une froide réalisation m’a fait vaciller : les vivants ne pouvaient se rendre ici que pour mourir. Si je parvenais à te retrouver, je n’aurais que ton corps à rapporter à Riao. Si je ne mourais en route moi-même, embrasé par l’astre impitoyable.
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