Naræs - 1

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Niashæl a dû sciemment fermer la bouche en parcourant Riao. Il y avait tant d’odeurs, de sons et de textures, à la fois familiers et parfaitement nouveaux. Elle n’avait jamais vu tant de Riaon en un même endroit et réalisait enfin les compromis des Yudæln pour vivre avec d’autres clans et parmi les Ælvn.

— C’est quand la dernière fois que tu les as affûtées ? lui a demandé Royan désignant ses lames.

Elle a hésité.

— Jamais, à vrai dire.

— Quoi ?! Mais c’est super important, c’est un coup à te retrouver dans la mouise le jour où t’en auras besoin.

— Elles n’ont pas servi tant que ça…

Royan les a inspectées.

— Je peux m’en occuper, si tu veux. Si le clan me laisse utiliser la forge.

Elle a tendu ses armes, rigide, comme s’il lui coûtait de s’en séparer.

— En fait, est-ce que je pourrais te regarder faire ? On n’a pas appris ça, au dôme.

Il a écarquillé les yeux.

— Bien sûr ! C’est pas difficile, je vais juste te montrer et tu pourras continuer.

Elle lui a rendu un sourire chaleureux.

— Je peux t’entraîner, en échange.

— Haha ! T’es restée trop longtemps à la Cité, y’a pas d’échange qui tienne. Et dans tous les cas : non.

— Pourquoi pas ? C’est toi qui parlais de savoir se défendre.

— J’ai un gros marteau pour les urgences.

— Je croyais que tu t’en servais pour forger ?

— C’est ça qu’est merveilleux !

Quand Royan a demandé à utiliser la forge, Brokma a poussé un long soupir accompagné d’un haussement d’épaules.

— T’es plus esclave du coup, c’est ça ?

— Ben non, je suis Rokian-Rokian, maintenant.

— Hm. Tout fout le camp.

— Je te manquais ?

Elle a gloussé.

— C’est ça.

— Je m’installe, du coup.

— On n’est pas alliés avec Rokian…

— Brokma, enfin : c’est moi, Roro ! J’ai réparé combien d’armes pour Riao ? Je sais même plus ! Là, je veux juste affûter celles d’une autre Riao. T’es pas jalouse, quand même ?

— Je m’en fiche, à vrai dire. Fais ce qui te chante.

Le loup a rassemblé l’eau, les lames et le tour à aiguiser.

— C’est toi qui avais parlé d’Ama, non ? a demandé Niashæl à Brokma.

— Ama ?

— Mon père, Katama.

— Ah, on l’appelait Kat. Alors il a changé de surnom…

— Tu sais pourquoi ?

Royan a installé la première épée et commencé l’aiguisage.

— Certains le font pour marquer de grands bouleversements. On le croyait mort, mais il a quitté le clan. Je pense que ça remplit les conditions.

— Oui, a précipitamment confirmé Niashæl.

— Qu’est-ce qu’il est devenu alors ? Il s’est trouvé une exilée, visiblement ?

— Oui, a-t-elle menti en se frottant la nuque.

— Il est mort comment ?

— D’autres exilés.

— Ah, j’imaginais qu’entre eux, au moins, ils se serraient les coudes.

Royan a arrêté le tour à aiguiser.

— T’as bien regardé ? Tu penses pouvoir le faire ?

— Je ne peux pas me rater, tu es sûr ?

— Carrément que si ! Tu peux faire un angle trop obtus, un fil pas droit, des microcassures…

Niashæl a pâli.

— Tu veux t’entraîner sur de vieux couteaux avant ?

Elle a hoché fébrilement la tête, arrachant un rire au Rokian avant qu’il lui cède sa place et son couteau de chasse.

— Mais… et si je l’abîme ?

— C’est là que mes talents servent ! J’en referai un, c’est tout.

— T’as forgé celui-là ?

— Oui. Regarde pas le profil de trop près, je me suis laissé emporter…

— Tu sais que je ne verrai pas la différence.

— Elle t’a rien appris Lyoonëi ou quoi ? C’est super important de vérifier la qualité de ses armes.

— Lyoonëi ? a répété Brokma, les sourcils froncés.

— L’Apræncal.

La Riao a écarquillé les yeux.

— T’as tes chances face à Cháká, alors ?

— Elle s’appelle Caei, a rappelé Royan en soufflant.

— Non, a répondu Niashæl à Brokma. Et je serais surprise qu’un Riao la batte.

— Ah, t’as trouvé le pli, a commenté le loup.

— C’est assez relaxant. J’aime bien.

— Après je te montrerai quel profil donner à quel type de lame, mais pour l’instant c’est bien.

— Je n’ai aucun mérite, je ne fais pas grand-chose…

— Au moins tu blesses personne.

— Pourquoi je blesserais quelqu’un ?

— … Demande pas à Cari, a-t-il dit avec un sourire malicieux.

Ils ont continué à bavarder. Brokma écoutait d’une oreille distraite, quand Royan a paru se remémorer quelque chose.

— Dis, Brokma, tu te souviens de ma mère ?

— Je pense pas. Y’a eu plein de Rokiann.

— Même son nom ?

— Sûrement Rokriæsh, Drash, Fattsa ou un nom comme ça. On essaie d’alterner, mais ce sont souvent les mêmes qui reviennent.

Royan a tâché de masquer sa déception. Niashæl s’efforçait de lui remonter le moral et Brokma n’en avait cure. Elle a dû estimer qu’il n’était pas nécessaire de les surveiller et s’est retirée. Et puis deux autres Riaon se dirigeaient vers la forge.

— Erm, a fait le premier en remarquant les deux étrangers.

— Brokma a dit qu’on pouvait.

Ellja a laissé échapper un monosyllabe et les a ignorés.

*

Carunae pensait s’être remise du décès de Baraghi, mais t’annoncer la nouvelle l’avait chamboulée. Le soulagement et l’amertume la tiraillaient. Elle chérissait la mémoire de son frère ; en tout cas de ce qu’il avait été avant de vous haïr.

Elle ne mesurait pas son bonheur de t’avoir retrouvée, de marcher à nouveau au sein du clan. Pourtant, tu ne trouvais rien à lui dire. Tu craignais qu’elle ne saisisse l’occasion pour te décevoir. Ta présence suffisait toutefois à la réjouir et tu as décidé de ne pas l’éviter.

Elle s’entendait avec Niashæl. Leur rencontre, des essoan auparavant, avait été brève, mais la sollicitude de Carunae avait touché la sang-mêlé. Sans elle, Niashæl n’aurait jamais rejoint ni la Cité ni le dôme et vous ne vous seriez jamais connues. Elle aurait survécu ou trépassé. Dans les deux cas, elle n’aurait pas vécu.

Comme Niashæl cherchait des traces de Katama, Carunae lui a montré une série de tabourets que la tigresse a trouvés familiers.

— On dirait ceux de notre hutte…

— Celui-là, a dit Carunae en pointant un tabouret de bois clair, c’est le sien de bout en bout.

Les dessins sculptés racontaient une suite d’événements. Niashæl a reconnu le riyaw aux crocs d’argile dont Katama lui avait récité les aventures dans les dunes d’eau et les rivières sans bords. Puis elle a remarqué des lignes de texte autour des gravures. C’était bien le conte de son enfance, des mains mêmes de son créateur à elle. Elle a laissé ses doigts s’égarer sur l’objet. Il restait quelque chose de lui. C’était étrange.

Elle croyait ne plus jamais entendre sa voix, et voilà qu’il lui racontait son histoire préférée. Comme avant.

Elle a tremblé. Si seulement elle avait caché le corps de Katama pour apaiser son âme. Pauvre Ama.

— Tu peux le garder, si tu veux, lui a dit Naiak en parlant du tabouret. Katama était quelqu’un de bien. Je pensais qu’il était mort le jour où il est parti. Je suis content qu’il ait eu une vie un peu plus longue et une enfant forte.

Niashæl s’est retenue de le remercier, laissant son sourire exprimer sa gratitude. Naiak a souri à son tour.

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