Chapitre 1
Si je devais choisir ce que je déteste le plus, après le travail épuisant dans les champs sous ce soleil de plomb, ce serait bien la manie qu’a Elwinn de chanter pendant que nous accomplissons cette tâche éreintante. Ses fausses notes éparses m’agressent les oreilles, chaque syllabe écorchée me fait l’effet d’une torture. Mais il est mon tuteur légal, et cette seule raison m’a empêchée jusqu’ici de l’assommer d’un coup de faux. Je reste stoïque, concentrée sur chaque mouvement répétitif de mes bras qui fauchent les tiges de blés. Je balance la lame tandis qu’Elwinn rassemble nos récoltes dans une vieille charrette. Le bruit s’éloigne enfin lorsqu’il prend le chemin du moulin pour décharger. Durant ces précieuses secondes, mes oreilles jouissent d’un répit bien mérité. Puis, comme une vague qui revient inexorablement, il revient et ses fausses notes reprennent leur assaut. Ma tête va exploser.
A genoux dans la terre, mes mains plongent dans les épis dorés, mes doigts glissent et se referment autour de ces tiges que j’ai apprises à connaître par cœur. Ce blé, grogé de soleil et de vie, se balance sous ma caresse, et je ressens la promesse de la récolte qui se profile. À mes côtés, Elwinn manie la bêche avec une force tranquille, dévoilant les rangées ordonnées de cette mer dorée qui s’étend à perte de vue. À côté de notre champ, celui de notre voisin est également prêt à la récolte. Le soleil, haut dans le ciel, me caresse le visage et me chauffe les oreilles. La récolte imminente embaume l’air, mélange suave de terre fraîchement retournée et du parfum enivrant du blé arrivé à pleine maturité.
Depuis la mort de notre mère, Elwinn et moi devons prendre soin de la plantation.Son décès n’a pas adouci le cœur de la royauté, ni épargné notre dû aux impôts. Il y a dix ans, alors que je commençais à peine la lecture, je me suis retrouvée agricultrice malgré moi. Elwinn avait quatorze ans quand il avait hérité de la garde pleine d’une enfant chétive et dépendante. La responsabilité aurait pu l’accabler, mais il s’était élevé au-dessus de tout cela et avait juré de faire prospérer notre famille. C’est-à-dire, lui et moi. Je l’admire. Ses blagues, ses chansons me font lever les yeux au ciel plusieurs fois par jour. Cependant, je ne sais pas ce que je ferais sans lui. Notre oncle ne s’est pas précipité pour s’occuper de nous quand maman a attrapé la Maladie. Nous étions seuls au monde.
Les champs occupent les trois quarts de notre temps. Pour le reste, Elwinn s’occupe de la paperasse pendant que je tente de m’instruire, tant bien que mal. Je sais compter, lire et écrire contrairement à la plupart des filles du village. Elwinn et moi ne sommes toujours pas riches, et ne le seront sans doute jamais.
Elwinn s’approche soudain, interrompant mon travail. Il me regarde un instant avant de déclarer :
— Tu devrais aller te reposer Holly. Tu as l’air épuisée. Tu n’es pas malade j’espère ?
— Mon dos me fait mal. Ce n’est rien de grave, je peux continuer, je dis, essayant de minimiser la douleur.
— Non, insiste-t-il d’un ton ferme que je ne connais que trop bien, je vais finir seul. Rentre, repose-toi. Cet après-midi tu dois aller vendre le pain. Tu ne vas pas y aller toute courbée.
Je capitule. Je laisse échapper un soupir de soulagement à peine perceptible. La fatigue me ronge depuis ce matin, et j’ai envie de me laisser tomber sur le sol. Soudain, mon ventre gargouille bruyamment, ce qui me fait baisser les yeux, gênée.
— Et mange quelque chose, ajoute-t-il de son faux air sévère. Prends les carottes que j’ai amenées hier soir.
— Mais, et toi ? je m’enquiers.
Il hausse les épaules avec nonchalance, comme si cela n’avait pas d’important. Il se sacrifie pour moi, comme d’habitude. Je ne discute pas davantage, je sais que cela est vain. Silencieusement, je lui adresse un regard de remerciement avant de tourner les talons pour rentrer.
— Demain, je ferais cette partie, j’explique en lui montrant le dernier carré de la plantation, tu as juste à finir ici…
Elwinn me regarde, un sourire amusé au coin des lèvres.
— Tu veux m’apprendre mon métier ? réplique-t-il. Je rapporterai du pain frais ce soir, tu peux inviter les voisins pour partager le repas avec nous. Ils ramèneront des œufs de leur poule, ils m’ont dit qu’en ce moment, elles pondent bien.
Je lui rends son sourire, un élan d’affection me réchauffant le cœur. Elwinn, tu es formidable. Avec lui, même les jours les plus rudes semblent adoucis. Fatiguée, je me mets en route, rêvant déjà de la sieste qui m’attend. Levée avant l’aube, tous mes muscles ne demandent qu’un peu de repos, surtout après la nuit agitée que j’ai passée.
En approchant de la maison, j’aperçois le toit et ressens un soulagement palpable. J’imagine déjà le moelleux de ma cuche qui m’enveloppera quelques instants… Mais mes pensées sont interrompues par la silhouette frêle de la fille Petitclerc. Elle habite trois maisons plus loin avec sa mère et son père, paralysé depuis des années. Elle me sourit en voyant. Un sourire sincère, si lumineux que l’on oubliera presque les épreuves qu’elle traverse au quotidien.
— Comment vas-tu Holly ? me lance-t-elle.
— Je vais bien, et toi ? Je vois que tu transportes de la marchandise. Je t’ai aperçu ce matin, en train de laver le poulailler.
— Tout va bien. Je dois aller au marché, ma mère s’occupe des petits. Ils sont malades.
Les petits… Elle est l’aînée d’une fratrie de six, bien qu’elle n’ait que treize ans elle-même. Je l’observe tandis qu’elle essaie de garder le dos droit malgré la charrette bien remplie.L’un des gros barils vacille dangereusement sur le côté. Mon envie de repos s’efface aussitôt. Comment pourrais-je la laisser ainsi ? Elle a besoin d’aide, et je ne peux pas me résoudre à l’ignorer.
— Tu te rends aux Sanettes ? Laisse-moi t’accompagner, je propose en m’avançant vers elle pour prendre un coin de la charrette.
— Oh, Holly ne t’inquiète pas, je peux me débrouiller...
Je l’interromps en lui prenant la main.
— A deux, nous irons plus vite ! Et ce sera moins difficile.
Ses yeux pétillent de gratitude, elle opine du chef et nous nous mettons en route. Le village des Sanettes est situé à vingt minutes de marche vers le Nord. Le petit chemin y menant n’est pas le plus sûr de toute la contrée, des bandits y sévissent régulièrement. Elwinn et moi n’y allons jamais seuls. Le voisin qui vend de la brioche sur le marché nous accompagne à chaque fois. Si Elwinn savait que nous n’étions que deux filles marchant sur le sentier, il fustigerait de rage. Mais, je ne pouvais pas la laisser partir ainsi, seule et vulnérable. Le long chemin serait une épreuve pour elle, et le raccourci, un danger.
Alors que nous avançons, un silence pesant s’installe, seulement brisé par le grincement de la charrette. Finalement, je tente de faire la discussion :
— Comment va ton père ? je demande timidement, sachant que sujet risquait d’être sensible. On ne le voit plus très souvent, ces derniers temps.
— Il ne va pas très bien, murmure-t-elle en baissant les yeux, la voix empreinte de tristesse. Sa jambe s’est infectée, le médecin veut l’amputer, comme nous n’avons pas les moyens de payer pour les lourds traitements.
Elle fixe l’horizon de ses beaux yeux bleus, secoue sa chevelure rousse et esquisse un sourire. Célandine dispose d’une force intérieure monumentale. Je l’ai su dès que je l’ai rencontré pour la première fois. Elle tenait tête à trois petites brutes alors qu’elle n’avait que six ans. J’étais venu à son secours, les faisant fuir. Nous ne nous voyons pas souvent, nous sommes bien trop occupées, mais chacune de ses visites me prouve à quel point elle grandit pour devenir une jeune femme exceptionnelle. Tous ses soucis et ses responsabilités auraient brisé le plus vaillant des guerriers.
Nous poursuivons notre marche, plongée dans nos pensées. Nous tournons à gauche, empruntons un sentier boueux, puis bifurquons à droite pour suivre le chemin sinueux qui nous rapprochera du village. Soudain, au loin, deux silhouettes apparaissent. Deux hommes nous dévisagent avec insistance. Une tension sourde monte en moi.
— Je crois que nous allons devoir faire le grand tour Célandine, je lui annonce d’une voix calme.
Elle hoche la tête et nous commençons discrètement à faire demi-tour pour retrouver le chemin qui mène à l’autre route. Au moment de tourner le dos aux deux inconnus, je ressens une boule au creux de mon ventre. Les bandits se précipitent dans notre direction. Mon estomac se noue d’angoisse. Encombrées comme nous le sommes, cela ne sert à rien de courir. Nous allons être dérobées de notre marchandise, ou pire, tuées.
— Reste derrière moi, j’ordonne à la jeune fille.
Elle m’écoute sans dire un mot. Je fais un pas en avant, sachant pertinemment que mon corps ne pourra pas les empêcher de nous voler. Je respire un grand coup pour ne pas paniquer. Mon cœur bat à tout rompre.
— Messieurs, que nous voulez-vous ?
Ils s’arrêtent devant moi, me toisent de haut en bas avec un sourire carnassier qui déforment leurs traits. L’un d’eux, le plus grand, s’approche de moi. Il me fixe d’un regard brillant de malice.
— Tu es mignonne toi dis donc ! Passe-nous ton cargo et peut-être qu’on ne te touchera pas.
Un mélange de colère et d’indignation monte en moi. Mon sang bouillonne, je plisse les paupières et l’envie de les gifler me prend. Je me sens vulnérable, mais en même une rage sourde m’envahit.
— Ses parents ont travaillé très dur, je vous en supplie, laissez-nous, je tente d’apaiser la situation, espérant toucher une once d’humanité en chez eux.
Le plus petit des deux, un gaillard à la moustache grasse se rapproche de mon visage. Il empeste l’alcool.
— Bouge. Toi. Avant que je ne m’énerve, murmure-t-il d’une voix rauque.
La fureur m’envahit à présent, du pourpre s’insinue dans mes yeux. Il pense pouvoir me marcher dessus car je ne suis qu’une jeune femme. Je ressens un étrange picotement. Dans un ultime geste, je serre le poing gauche pour me donner de la contenance et l’agrippe de ma main droite. Les deux bandits ouvrent grand les yeux. Je m’attends à recevoir un coup. Au lieu de cela, ils se mettent à hurler. Je relâche ma prise sous la surprise.
— Tu es un monstre, lance le petit gros. Un monstre !
Il part en courant. Le deuxième titube à sa suite. Je me retourne vers Célandine, apparemment sidérée de notre altercation.
— Qu’est-ce que tu as fait pour les faire partir Holly ? demande-t-elle, aussi stupéfaite que moi.
Je secoue la tête, toujours sous le choc.
— Je… je n’en sais rien. Est-ce que… Est-ce que mon poing leur a fait peur à ce point ?
Mon amie éclate de rire et je ne peux m’empêcher de l’accompagner.C’était étrange.
Les pavés irréguliers de la place du marché nous guident à travers un dédale animé. Célandine prend sa place, pour laquelle sa famille paie trois pièces par semaine, et je l’aide à disposer le gros tonneau sur la table. Elle y dispose les carottes et les pomme de terres, que je devine ramassées de bon matin par ses petites mains. Tout est soigné, elle ne laisse rien transparaître. Les premiers clients accourent. Ici, j’adore l’ambiance, l’odeur des légumes frais, des épices spécifiques à notre si belle région, des étals de bois où reposent des tissus aux teintes riches. L’air est empreint de l’odeur âcre de la fumée des étals de nourriture, où des broches chargées de viande rôtissent lentement. Des éclats de rire et le brouhaha des négociations résonnent, tandis que des musiciens ambulants ajoutent des notes festives à l’atmosphère.
Toutes les maisons se ressemblent, avec leur toit en paille qui laisse passer le froid en hiver, et la chaleur écrasante en été. Le village des Sanettes est particulièrement connu pour sa pauvreté, contrairement à mon village, Baris, où des travaux ont été financés par le roi il y a plusieurs années. Ainsi, nous jouissons du confort de la pierre, quand les paysans d’ici se contentent de murs en torchis. Elwinn m’avait expliqué que si nous avions eu cette chance, c’était simplement par hasard. Le roi avait choisi un village pour faire une bonne action, et gagner en popularité auprès du peuple. Je ne sais pas si on peut dire qu’il a réussi.
— Je vais vous prendre un kilo de carottes, mesdemoiselles, nous lance un paysan du coin, mettant fin à mes pensées.
— Tout de suite ! répond Célandine, déjà en action.
Elle pose un poids de un kilo sur un des plateaux en laiton et pèse ses carottes. Elle s’applique à la tâche, malgré son jeune âge, elle est plutôt douée pour les mesures. Un instant, je me demande si elle va à l’école. Vu toutes les tâches qui l’incombent, j’en doute fort.
Les regards échangés entre clients et veneurs, les discussions à mi-voix qui courent d’un étal à un autre, créent une ambiance vibrante. La voix d paysan rompt la cadence des murmures alentours.
— Vous avez entendu la rumeur madame Beigne ?
Intriguée, je tends l’oreille. Ce n’est pas que je raffole de rumeurs, mais j’ai bien besoin de distraction.
— Quelle rumeur ?
— Il se dit que le roi Eloi est malade. Il va mourir dans très peu de temps. On dit que la reine lui succédera.
— La reine ? Mais n’est-elle pas pire que lui ? Elle a toujours été très riche et avide de pouvoirs… Rien que son portrait me donne des frissons ! s’exclame la dame en haussant les sourcils.
L’homme remercie Célandine et continue sa conversation plus loin si bien que je n’entends plus leurs paroles. Je sais que le roi se fiche pas mal du bas peuple, mais la reine ? Son visage m’apparaît, si hautaine que l’envie d’arracher son portrait me prend dès que je le croise. J’espère que cela n’est qu’une rumeur. Le roi n’a pas d’héritier, peut-être que son frère, ou son oncle prendront sa place. Aucun roi ne laisserait une femme au pouvoir, aussi futée soit-elle.
— Bonjour mademoiselle Holly ! me salue un homme au visage familier. J’aimerais deux kilos de pomme de terre. Est-ce que vous acceptez le troc ?
Je me tourne vers Célandine, interrogatrice. Je tente de me souvenir de son prénom et me sens honteuse de ne pas y arriver. Elle prend la commande en main avec un sourire malicieux.
— Cela dépend, qu’avez-vous à m’offrir ? enchérit-elle, digne d’une vraie marchande.
— Je n’ai que ce poulet à échanger, j’ai un élevage mais au vu de la sécheresse, je n’arrive pas à les vendre. Personne ne veut manger de viande, quand ils ont à peine de quoi acheter de la farine.
— Marché conclu ! Deux kilos de pomme de terre et un kilo de carottes pour ce poulet. Mon père va être aux anges.
Elle retourne à sa tâche près de la balance, en chantonnant, toute fière d’avoir mené sa transaction. Son enthousiasme est contagieux, et je souris malgré moi en la regardant.
— Holly, vous remercierez votre frère. J’ai eu un contrôle comptable hier, et je m’en suis bien tiré. Les inspecteurs m’ont même félicité pour un tel travail.
— Elwinn s’amuse beaucoup à tenir les comptes. Je lui transmettrai vos remerciements.
Il hoche la tête. Soudain, des cris retentissent de l’autre côté du marché. Je sursaute et me tourne dans sa direction. Un homme, maigre, aux vêtements usés est emporté par deux inspecteurs vêtus de blouses noires et rouges. Ils le traînent dans la boue, et il se débat en hurlant de toute son âme.
— Je vous jure que je n’ai pas trafiqué les comptes, ce n’est qu’un oubli, je vous en supplie !
Les fonctionnaires demeurent impassibles face à ses supplications. Des murmures inquiets s’élèvent parmi la foule, je détourne la tête, sachant ce qui l’attend. Le bruit assourdissant de la lame traversant l’air est suivi d’un cri étouffé : celui de Celandine qui n’a pas eu le même réflexe que moi.
— Mon dieu, ils lui ont pris son doigt…
C’est la punition officielle requise pour falsification des comptes. La fois suivante, ce sera la main, puis la seconde. Ses pauvres hommes savent à peine compter, comment sont-ils sensés tenir un journal de cette envergure ? Bien sûr, le roi met à la disposition du peuple des comptables professionnels, mais leur prix est exorbitant. C’était pour cela qu’Elwinn aide autant qu’il le peut. En rentrant, je lui donnerais l’adresse de ce pauvre homme. Pour le moment, je ne peux rien faire que d’assister à ses cris et ses supplications quand ils emportent toute sa récolte. Ce système m’écœure, je suis témoin d’injustice tous les jours, au point de ne plus être choquée de voir un homme avec la main en sang. Je prends Célandine dans mes bras, la pauvre fille vient de perdre une partie de son ignorance aujourd’hui. J’aimerais la protéger, mais la réalité me rattrape : elle doit s’endurcir si elle veut survivre.
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