Les intentions brumeuses

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Le lendemain, j’avais rendez-vous avec une polonaise rencontrée trois semaines plus tôt à Cracovie. Elle avait emménagé à Reykjavík depuis quelques années et vivait en colocation avec trois compatriotes. Comme elle était revenue la veille de son séjour en métropole, elle m’a proposé de la retrouver dans un coffee shop. Cheveux rose et grande cape verte, Beata était étudiante en design textile et travaillait par ailleurs dans l’entretien d’une piscine municipale. Le café douillet qu’elle avait choisi était à son image. Des tricots aux couleurs variées y décoraient aussi bien les murs que les fauteuils. Nous avons eu une belle conversation pendant sa pause déjeuner. Il se trouve que mon interlocutrice était aussi une adepte du couchsurfing. Bien qu’elle aie une semaine chargée, elle m’a proposé de m’héberger pour les trois nuits suivantes puisqu’un des colocataires était parti en road trip. J’ai volontiers accepté, car je ne souhaitais pas envahir Naia et sa petite famille davantage.

 Lorsque Beata est partie à son travail, j’avais deux heures de libre avant la débauche de Bilal qui m’avait promis de passer un moment ensemble. Je suis partie me promener le long de la côte, en contrebas de la ville. Le plafond de nuages transportait des averses de neige brèves et pleines de charme. Entre celles-ci, les montagnes se dessinaient, blanches et imposantes de l’autre côté du fjord. Fascinée par ce tableau vivant, je sentais une joie puissante s’emparer de moi. Besoin de rien. Respirer. Contempler. Laisser le vent soutenir mes arrières et la neige décorer mon manteau. Exister au milieu de toute cette splendeur et en être le réceptacle.

 Bilal m’avait prévenue que cette promenade menait à une source d’eau chaude face à la mer. J’avais donc prévu un maillot et une serviette que j’ai sortis pour prendre un bain avant son arrivée. Entre deux averses de flocons, je me suis changée à toute vitesse derrière un paravent prévu à cet effet. Le creuset en pierre rempli d’eau était tout juste spacieux pour laisser une personne s’immerger entre ses parois. Au chaud dans liquide qui sentait fort le souffre, je profitais d’un moment de silence en accueillant le coucher de soleil dans mon cœur. Il était à peine plus de seize heures et le ciel se parait de lueurs tout aussi incroyables que la veille, allant du rouge au gris bleu des nuages en passant par des zones de rose chatoyant.

 Bilal a fait son apparition au moment où je venais de me rhabiller. Alors que l’obscurité nous amenait un vent menaçant, nous avons trouvé refuge dans son véhicule. Il nous a conduit jusqu'au supermarché où il s’est procuré deux bières de la même marque que la veille, comme si une sorte de rengaine s’installait entre nous. Après quoi, il s’est garé quelque part à côté d’une église et d’un minuscule cimetière, loin des éclairages citadins, au cas où des aurores boréales se présenteraient. Mon ami parlait toujours et semblait en avoir besoin. Il me racontait sa vie présente et passée, comme si j’étais la seule personne à qui il pouvait se confier. En effet, il fallait avoir du temps libre pour l’écouter.

 À son tour, il m’a exposé plus en détails l’aventure qui avait eu lieu entre lui et cette fameuse française déjà évoquée. “Elle s’appelait Léonore, prononçait-il avec un fort accent. On s’est rencontrés dans la rue. C’est elle qui m’a repéré. Elle a senti en moi quelque chose de spécial et s’est présentée spontanément pour me demander un renseignement. Une magnifique brune avec les cheveux jusqu’aux fesses, saine et sportive. Dès le premier soir, ça s'est terminé sur la banquette arrière de la voiture. Elle parlait peu mais quand elle ouvrait la bouche, c'était pour dire quelque chose d’utile. To the point. No extra. Elle est rapidement devenue folle de moi, et moi de même. Elle était originaire de Strasbourg, où je lui ai rendu visite deux fois. Comme elle habitait avec ses parents, nous avons également fait connaissance et ils se sont vite attachés à moi. Tu aurais dû voir comme son père m’adorait. Je songeais à m’installer dans son terroir et faisais des plans sur la comète. Elle avait ton âge, à peine plus, et faisait des études de biologie. Comme toi, elle ne savait pas quoi envisager pour son avenir, et cela la rendait anxieuse. Alors, tu commences peut-être à me connaître, j’ai toujours des solutions dans mon tiroir. Je lui ai donc soumis l’idée d’avoir un enfant. Car j’en suis certain, un bout de chou aurait eu le pouvoir de l’apaiser et de lui donner la certitude que sa vie à un sens, la stabiliser.

 Bilal a noté mon air consterné.

- Je suis sérieux a-t-il ajouté en notant ma réaction. Tu me croiras ou pas, mais la vérité, c’est que mettre au monde une créature que tu verras grandir peut apporter à une femme d’incroyables bienfaits. Même chose pour une homme, d’ailleurs, s’il est assez mûr pour se sentir investi. C’est une aventure qui t’assure un ancrage dans la vie et t'ouvre à une forme de joie toute particulière. Je le recommande grandement.

- Et de son côté, que pensait-elle d’avoir un enfant à son âge ?

- Au début elle n’y songeait pas, mais l’idée a rapidement fait son chemin. Alors, la partie conception ne posant aucun problème, elle est tombée enceinte en peu de temps. Elle était heureuse et j’étais tellement ravi. J’allais donc m’installer en France avec elle. Entre-temps, j'étais rentré en Islande et je songeais à faire mes bagages. Puis, finalement, c’est elle qui a pris l’avion vers moi, précipitamment. Et là, tout comblé que j’étais, voici qu’elle m’annonce une fausse couche… Jusque là, pas de problème. Enfin, je veux dire que cet accident n’aurait rien eu de compromettant pour notre relation à tous les deux. Mais le plus incroyable dans tout ça, c’est qu’elle m’a brandi un air satisfait ! Elle a osé me dire que c’était “probablement un signe”, et qu'après une longue discussion avec ses amies, elle en venait à la conclusion que c’était sans doute mieux ainsi. Tu te rends compte ? Peut-être même qu’elle avait avorté. Cette hypothèse m’est tellement insupportable que je ne préfère pas savoir. C’était vraiment la pire chose qu’on pouvait me faire. Je l’ai quitté avec beaucoup d’amertume. Je pense souvent à elle. Comme on s’est aimé et comme elle m’a dégoûté.

 En l’écoutant, j’éprouvais beaucoup d’empathie pour cette fille qui s’était fait influencer par ce beau parleur et avait certainement bien fait de revoir sa décision. Franchement, ce type était aussi talentueux que dramatique et louche. J'étais bien contente de n’éprouver aucun désir à son égard. Il est bien plus amusant comme compagnon d’étape sur ma route pensais-je. Cette position me permettait de ne pas le craindre. Ses expériences diverses, son point de vue si différent du mien me déroutaient autant qu’ils m’instruisaient sur la complexité humaine. Ils étaient aussi l’occasion de me livrer à un de mes exercices favoris en voyage, le non-jugement. Me confronter à différentes logiques et les respecter bien qu’elles s’opposent parfois totalement à mes idées, m’entraîner à l’ouverture bienveillante et à l’écoute au-delà des barrières culturelles. Pour moi, on pouvait ne pas être d’accord, mais ce n’était pas une raison pour fermer son cœur à l’autre.

 Puisqu’il était en congé le lendemain, Bilal et moi avions convenu de faire un circuit à l’intérieur des terres. Comme le temps passait vite et qu’on ne voyait pas le bout de la conversation, il m’a fait une proposition :

“Que dirais-tu si au lieu de concentrer notre périple sur une journée, nous partions dès ce soir ? Si nous passons la nuit dans un hôtel, cela nous permettra d’explorer une zone plus large demain puisque nous aurions déjà fait un bout de chemin. D'après la météo, on aura plus de chances d’observer des aurores boréales si on s’éloigne des côtes.” Il précisait que c’était une invitation, donc il réglerait les frais pour l’auberge. À cet instant, une alarme de voyageuse solo en potentielle exposition au danger s’est allumée dans ma tête. De toute manière, nous avions convenu avec Beata qu’elle m’hébergerait à partir de ce soir-là. Je ne souhaitais pas lui faire faux-bond à la dernière minute, surtout pour me retrouver seule, la nuit, avec Bilal.

-C’est vraiment gentil de ta part, mais pas besoin de dépenser inutilement pour une chambre, j’ai déjà un hébergement de prévu. Nous n’avons qu’à partir assez tôt demain matin ? ai-je tenté.

- Les frais ne sont pas du tout un problème pour moi, a-t-il insisté. Tu n’as pas à te sentir redevable. J’aime beaucoup discuter avec toi, et malheureusement je ne peux héberger personne dans ma maison ces temps-ci. Je connais un endroit super pour passer la nuit. Nous achèterons de quoi cuisiner et nous aurons toute la soirée pour papoter !

 J’ai employé diverses excuses pour le dissuader de ces projets impromptus. Finalement, il m’a déposée devant une auberge de la ville dans laquelle j’allais patienter avant de rejoindre Beata.

 J’ai pris mes aises dans un canapé mou du hall d’accueil. C’était le bon moment pour appeler ma famille et leur communiquer les nouvelles dans un enthousiasme incrédule. Je n’en revenais pas de cette rencontre et de ce voyage. J'étais impatiente pour l’excursion du lendemain dans les terres. Nous devions emprunter le circuit du cercle d’or pour voir les geysers et les cascades.

 J’étais sur mon petit nuage de satisfaction jusqu’au moment où un message de mon ami m’a brusquement fait redescendre. Il disait qu’il était heureux d’avoir fait ma connaissance mais préférait annuler nos prochaines rencontres. Je suis restée interdite. À la fois énervée et perplexe. Ce type avait fait en sorte que je compte sur lui, et au bout du compte, je marchais complètement dans son affaire. Il m'avait parlé de nous voir toute la semaine et de faire des excursions ensemble. Effectivement, ses services facilitaient beaucoup mon séjour très improvisé : je n’avais rien à prévoir et surtout, je n’avais pas à louer de voiture, ce qui n’était pas envisageable pour mon budget étroit. Ainsi, même si son comportement me semblait parfois étrange, je le considérais comme la seule personne susceptible de m’accompagner pour explorer les bons endroits en dehors de la ville, sans trop me mettre la pression sur le porte monnaie ni avec les préparatifs.

 Lui soutirer des explications était vain. J'étais déçue et n’arrivais pas à me résoudre à ce changement soudain. J’avais la sensation de mettre fin à une folie et une rencontre insolite plus que risquée. En guise de réponse, je lui ai écrit combien j’étais ravie de nos moments passés ensemble, que je trouvais notre amitié insolite et qu’il serait tellement dommage de ne pas prolonger cela tant que nous en avions encore l’occasion. J’essayais de m'accommoder de cette rupture étrange, mais une fois chez Beata et ses amis, j’avais beaucoup de mal à penser à autre chose.

 Finalement, j’ai tressailli de soulagement devant mon téléphone sur le coup des vingt-trois heures. Contre toute attente, ce cher Bilal avait fini par retourner son veston, comme après avoir longuement cogité. Il me donnait rendez-vous le lendemain à dix heure pour le Cercle d’Or.

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