Le cercle d'or

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 Ce jour-là a été l’un des plus précieux de ma vie de voyageuse. Dalil m’a cueillie dans son véhicule bleu pas loin de chez Beata, à l’heure précisément convenue. Le jour peinait à se lever. Tandis que je prenais place sur le siège passager, j’ai constaté un sourire ému sur le visage de mon camarade. Il m’a tendu la main en signe de réconciliation. “Je suis heureux de te retrouver” m’a-t-il confié. Tout de suite, j’ai voulu clarifier les raisons de son comportement de la veille, mais il est resté vague. Il prétendait n’être pas du genre à changer d’avis, habituellement. Cependant, comme il voyait bien que je n’étais disposée à entamer un autre sujet, il a fini par accepter de soulager mes interrogations. Il m’a fait part de son désappointement lorsque j’avais refusé de commencer notre excursion la veille. Il était vexé parce que, de toute évidence, je lui prêtais des intentions qui n’étaient pas les siennes. “Ton attitude s’est modifiée en tous points dès lors que je t’ai fait cette proposition, m’a-t-il fait remarquer. Moi qui pensais que ce matin, nous ouvririons les yeux dans un cottage autour de Þingvellir, avec toute la journée devant nous ! J’ai été sidéré que tout à coup tu te tretrouves sur tes gardes comme une biche suspectant l’arrivée des chasseurs. Je me suis senti tellement idiot d’être à l’origine de si violentes inquiétudes. Après réflexion, j’en suis venu à me dire, bien à contre-cœur, qu’il valait mieux qu’on en reste là toi et moi.”

 Nous avons clos le sujet en nous éloignant de Reykjavik, d’humeur fraîche et avides d’aventure. Bien que je ne lui aie rien demandé, il avait prévu tout ce qui me manquait pour la journée : une gourde, des moufles chaudes et imperméables, ainsi qu’une paire de crampons. Il avait probablement l’habitude d’accompagner des touristes insouciantes.

 Alerté par les gargouillements de mon estomac, mon chauffeur a proposé de s’arrêter dans une boulangerie-pâtisserie.

 Une fois attablés à l’intérieur avec nos viennoiseries et boissons chaudes, il m’a indiqué une table dans un coin. “C'était la place favorite de Léonore, a-t-il mentionné, nostalgique. Elle prenait toujours un pain au chocolat et se chargeait de finir ma pâtisserie. Elle mangeait avec appétit et gardait toujours une silhouette parfaite. Tous les matins, elle était debout à six heures et partait faire un jogging.” Bref, Léonore allait nous accompagner tout au long de la journée.

 Quand nous avons repris la route, la neige était partout. Au bout de quelques minutes, il n’y avait plus aucun bâtiment à l’horizon. Le blanc du ciel et des plaines se confondaient en un espace infini. La route jalonnée de piquets jaunes se tordait à perte de vue, appelant au voyage et à la liberté. Les musiques que nous écoutions ne faisaient que renforcer la magie du moment. Ne sachant plus que faire de mon enthousiasme, je dansais avec mes bras sur le siège, et dehors lorsque nous faisions des arrêts. Mon guide s’allumait une cigarette en appréciant ma joie expansive.

 Nous avons commencé par nous promener le long de la faille géologique entre les plaques tectoniques européenne et américaine, un lieu de patrimoine historique aussi bien que naturel et géologique. Une cascade se trouvait au bout du sentier. Je suis restée longtemps en extase devant le jet d’eau turquoise jusqu'à ce que mon guide s’impatiente gentiment. Sur la route, il me relatait des anecdotes de couch-surfing, drôles et croustillantes. J’en avais aussi quelques-unes dignes d’être partagées.

 Ensuite, nous nous sommes arrêtés au bord du lac au nom imprononçable de Laugarvatn. Immobile, l'étendue d’eau reflétait les montagnes avec autant de précision qu’un miroir. Accroupie sur le rivage, je tâtais une zone d’eau en ébullition qui émettait des clapotis sur le sable noir. Il s'en dégageait une forte odeur de soufre. Ma bague d’argent virait au cuivre. Une fois de plus, Dalil constatait mon émerveillement.

 J’ai toujours en mémoire la photo que nous avons prise à Gullfoss avec mon appareil argentique. J’étais tout de même munie d’une cape bleu-flash imperméable et d’un parapluie de Stockholm, jaune à motifs, dont j’étais assez fière. Dès notre arrivée sur le parking, les nimbus violets ont commencé à verser de grosses gouttes. C’était donc l’occasion de sortir mon précieux objet suédois, bien que Dalil m’ait prévenue que ce serait illusoire. À l'issue de la marche menant à la cascade, les bourrasques se faisaient plus virulentes. La météo donnait du chic à notre expérience. Une fois n’est pas coutume, une éclaircie à l’ouest a provoqué un arc-en-ciel au-dessus des puissantes chutes d’eau. Des stalactites ruisselantes ornaient la paroi située de l’autre côté du ravin. La tapisserie de mousse végétale recueillait des gouttes d’eau scintillantes. Plus en hauteur, la neige clairsemait le terrain en amont de la crevasse. J’ai demandé à un touriste espagnol de nous prendre en photo devant la cascade. Juste avant que le cliché ne s’imprime sur la pellicule, le parapluie que je tenais au-dessus de nous s’est brusquement retourné, dans la direction opposée à Dalil. Lorsque j’ai fait développer l’image, je n'ai pas été déçue. Sous un demi arc-en-ciel, on voit mon compagnon, qui, par réflexe pour attraper le pébroc, me barre le visage. Ma cape bleue soulevée par le vent lui arrive sous le menton. On le croirait emporté par une vague, appelant au secours.

 De toute évidence, mon chauffeur connaissait par cœur chaque étape du circuit. Il s'attachait plus à examiner mon comportement qu’à profiter du paysage. Lorsque je m’attardais en contemplations, il retournait à la voiture et fumait calmement un joint. Sans vouloir l’importuner, je me suis permis de souligner qu’il devait conduire avec toute sa tête. “Ne te fais pas de souci, la dose est tellement faible. Je ne prends aucun risque. Si ma conduite n’est pas irréprochable, tu peux me donner une amende”, avait-il répondu.

 Dans la voiture, le voilà qui s’emballait :

“Toi et moi, nous sommes faits pour être amis. En tout cas c’est ce que je recherche à présent : une amitié simple et pure dans laquelle on peut tout se dire, sans arrière-pensée ni jalousie. Sérieusement, imagine si nous finissions par coucher ensemble, il y aurait une tension jusqu'à ce que ça se passe. Ce serait sans doute une belle partie de plaisir, mais ensuite ? Ensuite rien, toute la beauté de notre échange s'effondre et chacun repart faire sa vie de son côté.”

 Ses paroles incongrues ne faisaient qu’ajouter de la folie à notre escapade au milieu des terres de glace. Je l'écoutais d’une oreille vigilante, tout en prenant le parti d’intégrer son personnage extravagant au tableau.

Dehors, Dalil et moi réalisions un tri des stocks de bois. Il fallait évacuer les nombreuses planches moisies ou bien tordues. Durant cette après-midi à Timburland, des nuages sombres pesaient sur nos activités.

“Les nimbostratus menacent, ai-je déclaré en jetant un regard à mon coéquipier.

 Celui-ci a marqué une pause. Un sourire satisfait s’est doucement répandu sur son visage.

— Toi, tu avances sans faire de bruit dans le manuel de pilotage… C’est parfait, nous sommes sur la bonne voie. As-tu terminé le chapitre sur la météo ?

— C’est en cours. J’aime beaucoup la partie sur l'atmosphère. Moi qui suis de nature rêveuse, les nuages sont mon domaine ! ai-je rajouté pour le taquiner.

— Si tu peux faire évoluer le rêve vers une vision consciente et savante, tu seras pardonnée… Autrement, tu connais l’enjeu. Pas besoin de te faire un dessin.

— Pour l’instant, je suis capable de reconnaître neuf types de nuages. Tu n’auras qu'à m'interroger chaque jour pour que je te fasse un bilan de mes observations météo.

— Je n’ai aucun doute sur le fait que tu deviendras pilote d’ici quelques temps. Tout est question de détermination et de patience.

— J’aimerais en être aussi sûre que toi, mais je t’avoue que l’aspect financier m’y empêche. Je me suis renseignée : l’Islande ne propose aucune bourse pour ce genre d’études…

— Je t’ai déjà dit de laisser les sous tranquilles, a-t-il objecté. C’est mon domaine, je m’en charge. Concentre-toi sur le livre. Les cours que tu prendras à l'école sont en anglais, donc si tu sais à l'avance de quoi il s’agit, ton approche sera beaucoup plus sereine.

— Enfin Dalil, vas-tu finir par me dévoiler tes plans ? Cet argent ne va pas nous pleuvoir dessus sans raison. Entre nous, c’est moi qui vais suivre cette formation, alors si tu as une idée sur laquelle je peux m’appuyer, elle sera bienvenue, mais partage-la avec moi. Il n’y a pas de raison d’en faire un secret.

 Il m’a dévisagée à nouveau, prenant une bonne respiration.

— Écoute, il semblerait que le temps soit venu pour que je te parle d’un projet que je fomente depuis longtemps…

Nous avons saisi les derniers items indésirables pour les rassembler en tas. Dalil est venu poser son derrière sur le pavé formé par les planches correctes.

— Juliette, a-t-il entrepris d’un ton solennel, j’estime que nous en avons vécu assez, tous les deux, pour savoir que je peux te faire confiance. Effectivement, tu as le droit et tu mérites que je t’explique.

 Ses prunelles cherchaient à l'intérieur de lui-même les ressources pour énoncer. Devant sa poitrine, il a rejoint l’extrémité de chaque doigt avec ceux de la main opposée.

— L’idée, a-t-il repris en agrippant mon regard, est de créer une association pour les jeunes, entre douze et vingt-cinq ans, disons. Le service proposé est celui-ci : aider nos clients à cibler l’activité dans laquelle ils souhaitent se réaliser. Il peut s’agir aussi bien de patinage artistique que d’équitation, de réalisation de films, de voyage avec un but précis, ou que sais-je, de pilotage également. Donc, première partie : accompagner ces jeunes pour cibler le domaine dans lequel ils ont du potentiel. Il y a beaucoup trop de jeunes comme toi, de nos jours, qui sont angoissés à propos de leur avenir et ne savent pas vraiment où donner de la tête. Voilà pourquoi, une bonne partie du travail consistera à être simplement disponible et à l'écoute de ces jeunes personnes. Nous aurons aussi recours à des psychologues et nous inviterons des personnes âgées à se joindre à nous dans cette entreprise. Celles-ci pourront nous enrichir de leurs expériences, en partageant aussi bien leurs succès que leurs échecs, leurs regrets également. Bref, il s'agit d'une étape tout à fait croustillante. Seconde partie, absolument nécessaire: promouvoir des fonds. Le but est que n’importe quel enfant ait accès à son rêve le plus cher. Que le revenu des parents cesse de décider pour eux de leur avenir. La troisième partie consiste à offrir un suivi attentif et toujours bienveillant à nos clients en phase de réalisation. Être derrière eux pour les soutenir lorsqu'ils se trouveront face au doute ou au découragement. En Inde, sans le savoir, j’étais déjà en train cogiter et d’agir pour ce projet, à l'échelle des jeunes de mon quartier. Il me manquait juste de l'argent. Autrement, on m’envoyait volontiers des gamins pour que je les conseille sur leur orientation professionnelle.

— Beau projet. Ce n’est pas rien… Alors, d'où proviendront les fonds ?

— De partout, puisque tout le monde sera forcé de reconnaître que l’idée est excellente ! Les grandes entreprises comme Timburland verseront des dons, le gouvernement également, les particuliers pourront compléter la tirelire aussi, sur la base du volontariat. Crois-moi, derrière un tel objectif, les portes s’ouvriront. Il suffira de nous faire connaître.

— Effectivement, le principe est louable. Je prends ton parti. D’ailleurs, je me verrais bien travailler dans ton association pour ce qui est de la partie exploration des possibles et connaissance de soi. Par contre, c’est un projet d’envergure à concevoir sur le long terme, ça ne se mettra pas en place du jour au lendemain.

 Il a haussé les épaules, effaré.

— Tu vois, tu crées toi-même des limites partout, même sur l’océan vierge de ce qui n’existe pas encore. Il faudra vraiment que tu explores le ciel d’avantage afin de te rendre compte du vaste terrain de jeu qu’est la vie.

— Sacré Dalil ! ai-je fait avec une moue affectueuse. Je pense qu’on aura besoin de ton invincible ambition tout autant que de ma lucidité.

— Soit. Mais nul besoin de repousser ce qui nous attend vers les limbes d’un futur trop lointain. En réalité, tout cela est sur le point de prendre forme. Je me suis creusé le ciboulot pendant des soirées entières. J’ai garni plusieurs carnets avec mes observations, mes idées et mes plans. J’ai également commencé à entrer en contact avec des personnes cruciales. Tu n’imagines pas à quel point j’ai débroussaillé le chemin jusqu'à présent. Une telle réaction de ta part est légitime, car tu viens seulement d'être tenue au courant. Pour ma part, il ne manquait plus que la situation adéquate pour venir craquer l’allumette. C’est ici que tu interviens. Sans le savoir, tu es un déclencheur. Ta présence ici, fraîche et inopinée, ton enthousiasme fertile pour le projet de pilotage… Tous ces éléments sont un signe de l’univers qui me susurre à l’oreille de me lancer. Si tu veux mon avis, l’amitié, c’est l’avenir, a-t-il renchéri. J’y vois une bien plus grande possibilité de croissance personnelle qu’en amour. Si tu regardes, les couples sont ravagés par le besoin de séduction, dès le départ, ce qui compromet toute la suite. Les amis, au contraire, jouissent d’une grande liberté. Me permets-tu de te demander si tu as un ou une meilleur(e) ami(e), dans ta vie ?

— Je n’aime pas trop faire de classement, mais on peut dire que j’ai une copine de longue date qui est ma meilleure amie, oui. Même si nous nous sommes un peu éloignées ces derniers temps…

— Ah ! C'est classique, ça, malheureusement. Prends garde, tout prétexte peut être bon pour s’ignorer, et au final, laisser faner la relation. D’ailleurs, toi et moi, nous devrions songer à notre mariage, un jour. Afin de sceller notre amitié, a-t-il déclaré, tout sourire. Pas besoin de sexe, je te vois venir. Nous sommes bien au-dessus de ça. Juste pour le fun ! Tu couches avec qui tu veux, ce n’est pas mon problème. Ce serait tellement drôle, imagine !

— Un mariage amical ? Chiche ! Jusque-là, je n’avais jamais songé à m'appeler madame Elbaz… Pas sûr que ça m'aille, ai-je plaisanté en me tournant vers lui.

— Tu as raison, ce n’est pas assez bien pour toi. Mais en Islande, tu as le droit de garder ton nom de famille, donc ce n’est pas un problème.

— Bon, Dadji, ça n'a pas l’air de t’aider ce que tu fumes, je me trompe ?

— Ha ha ! Sacrée Juliette, elle prend tout au sérieux. Détends-toi, je te charrie, voyons ! Je veux voir si tu sais enfin dire non. J’aime bien rendre les gens confus. Nous sommes là pour nous amuser, non ?

Quel étrange bonhomme, ai-je pensé. On ne sait pas trop sur quel pied danser avec lui. Portée par la musique, je choisissais de me focaliser sur la vue plutôt que sur ces âneries. J’enchainais sur un morceau aussi envoûtant que l’espace autour de nous.

 Le soir chez mes hôtes polonais, je changeais complètement d’environnement. Ils étaient artistes et tous pratiquaient le yoga. Ils m’ont parlé de leurs cérémonies de pleine lune au son de tambours chamaniques, dans une vallée boisée. Ils se concoctaient des breuvages de cacao pour accéder à des états de conscience modifiés. Ils avaient l’air d’avoir leur propre communauté en Islande. Nous avons regardé un reportage sur les fonds marins avant d’aller au lit. Au moins, Dalil ne m’avait plus reparlé de coucher à l'hôtel.

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