La vie locale

5 minutes de lecture

 Le matin suivant, Beata et moi nous sommes rendues ensemble à la piscine où elle travaillait. Dans l’obscurité matinale, nous avons pris le bus en bâillant mais de bonne humeur.

 Une première surprise pour moi : dans les vestiaires, (non-mixtes), il fallait se rendre impérativement nu aux douches collectives afin de se nettoyer pour de vrai, ainsi que l’indiquaient plusieurs dessins légendés en islandais et anglais. Ensuite, presque tous les bassins se trouvaient à l'extérieur et aucun mur n’encerclait le parc aquatique. Je me suis allongée paisiblement dans la pataugeoire, prolongeant ainsi l’état de demi-sommeil dans lequel je nageais depuis que j’étais sortie du lit. J’aurais pu me permettre de dormir davantage, mais je souhaitais profiter un maximum de la journée qu’il me restait sur cette île extraordinaire. Mon regard s’attardait sur la vapeur des bains qui renvoyait les flocons dans une danse rythmée par les coups de vent. À mesure que le jour se préparait, je découvrais la vue sur une forêt de conifères saupoudrés de blanc. Le soleil est apparu progressivement dans un lit de nuages roses, encore d’une beauté scandaleuse.

 Les moments où il fallait marcher dehors en maillot de bain pour passer d’un bassin à l’autre laissaient encore plus apprécier le confort brûlant des jacuzzis. Un grand tableau digital affichait en pointillés rouges -1°c /10:47. Je songeais à ma position sur le globe. C’était euphorisant. Trois semaines plus tôt, je découvrais la ville de Beata aux températures glaciales, et encore quelques mois auparavant, j’arpentais, sous un soleil agressif, le pays qui avait vu naître Dalil…

 J’ai passé plusieurs heures à me prélasser dans les différents bassins et le sauna, ainsi qu’à nager dans l’eau tiède. La piscine semblait être un véritable repère de vie sociale pour les locaux. Des groupes de personnes âgées, notamment, conversaient volontiers dans les jacuzzis. J’ai eu moi-même l’occasion d’échanger avec plusieurs personnes. “Tu vois, ceux dans le bassin à 42 degrés, c’est le groupe qui discute politique, m’a expliqué un papi islandais. Moi, ça ne m’intéresse pas plus que ça, étant donné que les élus ne tiennent jamais leurs promesses. Je suis dans le groupe qui s’intéresse aux sports. Nous nous retrouvons tous les jours à la même heure dans le même bassin.”

 L'après-midi, j’ai pris le bus pour me rendre, cette fois, sur le lieu de travail de Dalil. Il s’était enthousiasmé à l’idée de me faire visiter son “second lieu de vie”. “Maintenant que nous avons essuyé les endroits touristiques, une expérience de la vie locale s’impose ! Tu verras, tu ne seras pas déçue”. Par le biais du couch-surfing, j’avais l’habitude de ce genre d’expériences qui étaient parfois les plus dépaysantes. J’ai donc pris la ligne de bus numéro 12 qui m’a déposée à l’arrêt Vogar, remplie de curiosité.

 Accueillie par mon ami, j’ai mis les pieds pour la première fois dans cette entreprise qui vendait des matériaux de construction. L’enseigne “Timburland” de couleur vert fluo s’imposait dans l’environnement gris. En passant l’entrée, nous étions dans ce qui semblait être la salle de pause. Des hommes à la bedaine plus ou moins avancée se trouvaient attablés avec des casse-croûte. Ils avaient les cheveux gris ou blancs et des yeux très clairs caractéristiques du pays. J’ai suivi mon ami qui nous avait prévu un goûter.

 Puis, nous avons pénétré le hangar où il travaillait. D’imposantes étagères métalliques supportaient des piles de planches de bois, de plâtre, des revêtements d'isolation et autres matériaux de grande taille. Les employés comme Dalil étaient vêtus d’un blouson épais orange fluorescent et se déplaçaient à pieds ou en fenwick. Une grande porte rouge automatique se soulevait lorsque des clients entraient avec leurs fourgons pour acheter des matériaux. Dehors, il neigeait et l’air froid rentrait sans arrêt. J’ai fait le tour jusqu’au bout de l'entrepôt et jeté un coup d'œil aux tas de bois entreposés dehors sous la neige.

 Tandis que Dalil s’occupait d’assister des clients venus se procurer de la laine de verre, un de ses collègues s’est présenté à moi. Hákon, un jeune islandais grand et plat, au visage très pâle. Il parlait anglais beaucoup mieux que moi et nous avons échangé un moment à propos des particularités du peuple islandais.

 Il restait un peu moins d’une heure avant que mon ami ne débauche. Comme je ne savais pas quoi faire, il m'a proposé un balai pour nettoyer la salle de pause. Je me suis plu à exécuter cette tâche inattendue pendant qu’il retournait à sa besogne dans le hangar. Je me trouvais à présent seule dans la pièce. J’ai donc sorti mon enceinte portative et commencé à diffuser de la musique à bas volume, tout en improvisant quelques pas de danse avec le balai. Seuls quelques employés passaient furtivement avec leurs affaires car ils avaient fini leur journée. Ma présence ne semblait pas les choquer. Alors, j’ai augmenté le volume et me suis mise à danser franchement, récoltant quelques sourires amusés au passage.

 En partant de Timburland, Dalil m’a proposé de l’accompagner pour une rapide mission. Un de ses amis indien lui avait demandé de l’aide pour trouver un travail à sa future épouse originaire d’Estonie. Nous les avons retrouvés tous les deux sur le parking d’un hôtel-restaurant. La femme et moi avons suivi Dalil dans le hall. Il a demandé au réceptionniste de faire venir le chef du restaurant qu’il connaissait.

“Voici mon amie, elle est à la recherche d’un travail, a-t-il simplement expliqué à l’homme en blouse blanche de travail.

— Vous tombez bien, on recherche quelqu’un pour la plonge !

— Parfait.

— Est-ce qu’elle parle anglais ?

— Pas beaucoup mais elle comprend.

— Est-ce qu’elle a un kennitala (1) ?

— Oui, bien sûr. Quand est-ce qu'elle peut commencer à travailler ?

— Dès demain matin.

— Elle peut venir à dix heures, alors.

— Formidable, c'est noté !

 Voilà comment, en cinq minutes, notre ami avait trouvé du travail pour cette dame en difficulté. J'étais stupéfaite. Si c'était tellement facile pour elle, alors je pouvais tout aussi bien tenter ma chance. En France, j'étais à la merci des boîtes d'intérim qui me proposaient toujours des missions à l’usine, quasiment au jour le jour. Alors, pourquoi ne pas faire l'expérience d’une saison dans ce pays si séduisant ? Dans la voiture, j’ai soumis cette réflexion à Dalil. Entièrement d’accord, il m’a promis son aide. Je songeais définitivement à revenir en Islande pour travailler durant la saison d’été.

 Dès cet instant, j’ai pris conscience que notre lien d’amitié encore impalpable allait certainement être amené à perdurer.

(1) Le kennitala est un numéro d’identité et de sécurité sociale permettant de travailler en Islande.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Brioche ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0