Je sais ce qu'il te faut

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 Vendredi 6 avril, Paris - Keflavík, trois heures trente de vol. Cette fois-ci j’ai pris le bus pour rejoindre la capitale. Le sentiment qui m’habitait était bien différent de celui ressenti lors de mon précédent atterrissage sur l’île. J’arrivais avec un bagage plus lourd et davantage d'attentes. Il ne s’agissait plus de bougeotte et de chasse aux aurores boréales, mais bien d’un ancrage qui s’organiserait autour de l’emploi, d’une vie quotidienne pour une durée de plusieurs mois. À travers la fenêtre du bus, je constatais que la neige avait disparu, laissant place à un désert de lave en croûte sombre colonisée par une mousse d’un vert pastel.

 Bilal m’avait donné rendez-vous près de son lieu de travail. À son approche dans la petite voiture rouge, un grand sourire nous a gagné tous les deux. Il n’avait pas quitté son blouson de travail orange fluo. C’était avec plaisir que je retrouvais son accent typique ainsi que son irréductible étincelle d’humour derrière ses lunettes rondes et sa moustache. Je n’ai pas attendu pour lui offrir mes présents d’arrivée : des friandises du Périgord et un bonnet que j’avais acheté au Pérou. Il a immédiatement ôté son bonnet Timburland pour revêtir ce présent davantage coloré.

— Parfait ! Il te va mieux qu’à moi, me suis-je exclamé.

 Effectivement, ce couvre-chef s’harmonisait magnifiquement avec le teint de mon ami et ses moustaches dont il avait soigneusement enroulé les extrémités vers le haut. L’espace d’un instant, je me suis demandé si je n'étais pas en train de le trouver attirant.

 Comme je m’y attendais, il ne pouvait pas me loger chez lui. Sans tarder, il m’a conduite chez sa sœur dont j’avais honte de ne pas avoir retenu le prénom. Les jumeaux avaient déjà un peu grandi et nos retrouvailles avec leur maman étaient chaleureuses. Je ne savais pas si son frère lui avait vraiment laissé le choix ou si elle m’accueillait plus par habitude culturelle. En tout cas, je lui étais infiniment reconnaissante de me dépanner malgré son train de vie familial pas vraiment adapté. Il fallait rapidement trouver une alternative.

 Le lendemain, j’ai rejoint mon précieux camarade afin d’élaborer des plans pour les jours à venir. Au téléphone, il m’avait dit avoir au moins deux pistes sûres pour des emplois, sans me dévoiler les quelles.

— Pour la semaine prochaine, le plus simple serait que tu viennes travailler avec moi, chez Timburland.

 J’ai cru un instant qu’il plaisantait.

— Faire le même travail que toi alors que je ne parle pas islandais et que je ne connais rien aux matériaux de construction ? Quelle drôle d’idée !

— Écoute, je sais exactement ce que je fais. Aie confiance. La première chose qu’il te faut, c’est un kennitala : ton numéro de sécurité sociale islandais. Si tu viens d’abord travailler dans mon entreprise, ce sera très facile de l’obtenir. Ensuite, on aura tout le loisir de te trouver un job qui te correspond davantage.

— Peut-être, mais ils n’ont aucune raison de m'embaucher, je ne parle pas un mot d’islandais. Je serai plus utile en tant que serveuse dans un café ou femme de chambre dans une guesthouse, par exemple.

Eeeeeasy, tu t’inquiètes beaucoup. N’oublie pas que tu es ici avec Billy. Je t’ai promis de t’aider. Alors à moins que tu préfères te débrouiller seule - et dans ce cas je ne te retiens pas - il te sera plus facile de suivre mes conseils sans trop te poser de question. Tu verras, tu vas apprendre des tas de choses dans cette entreprise. J’ai déjà parlé de toi au manager. Il a donné son aval pour que tu viennes travailler avec nous dès lundi. Tu devrais pouvoir obtenir ton kennitala au bout de deux semaines. Ensuite, nous aviserons.

 Dans l’immédiat, je n’avais pas de meilleure solution à proposer. C’était le weekend, donc pas le moment pour distribuer des CV dans les entreprises.

 Sur ce, nous sommes allés acheter des sushis pour manger sur les rochers, face à l’océan. Il faisait grand soleil. Je connaissais déjà la vue avec les montagnes au loin, mais les couleurs en modifiaient totalement l’aspect. Le ciel se trouvait parfaitement dégagé et l’océan bleu vif. Billy m’adressait un regard sérieux.

— Juliette, que penses-tu faire à l’avenir ?

 Sa questio, abrupte, me prenait de court. C’était mon interrogation latente, tapie au fin fond de mes angoisses.

— Concernant l’année prochaine, ma décision n’est pas encore très claire. J’ai envoyé ma candidature à la fac pour la formation de professeur des écoles. Cela fait un moment que j’ai ce projet en tête, mais ce rêve est devenu un peu flou. Je ne l’idéalise plus comme avant. J’ai peur de m’ennuyer entre les murs d’une classe. Ce métier n’a plus rien à voir avec ma vie actuelle, pleine d’aventures au grand air… Tu vois ce que je veux dire ?

— Je comprends parfaitement. Mais tu sais, il est important que tu choisisses une voie, que tu te stabilises. Je suis un papillon comme toi, et je sais de quoi je parle. Je connais bien le plaisir qu’on peut prendre à butiner les fleurs du monde, mais il te faut un point d’ancrage. Sans cela, tu risques de te perdre.

— Justement, toi tu as exploré différents domaines professionnels, et tu en es riche et satisfait, non ?

— C’est juste. Mais derrière tout ce à quoi j’ai pu toucher, je possédais et entretenais tout de même deux fibres absolument essentielles à mes yeux : le pilotage et le cricket. Ce sont des fils conducteurs dans ma vie. À tout moment, j’aurais pu tout perdre; ma passion pour ces deux activités m'aurait permis de me relever. Pourtant, je n’ai même pas de diplôme, et qu’importe. Ce n’est pas sur le papier que ça se passe. Je suis habité à la méthode précise et calculée du pilote. De même que je veille à conserver l'état d’esprit toujours alerte d’un joueur de cricket… Ce n’est pas pour rien si je me lève tôt, si je suis toujours organisé, toujours à l’heure et propre sur moi. Ce sont des compétences que je me suis appropriées, pour lesquelles je me suis battu, et qui me le rendent bien. Oublie le pilotage, si tout s’effondre autour de moi, je pourrais toujours vivre pour le cricket. C’est un sport qui m’amuse tellement que dans les moments les plus difficiles, il peut être ma raison de garder la joie de vivre.

 Ses grands yeux attentifs appelaient une réponse.

— À vrai dire, il y a également plus d’un domaine qui me passionnent. Je ne manque pas d’intérêt pour les arts, les langues, les sciences et les pratiques sportives. Des tas de sujets m’intéressent. Je suis peut-être trop dispersée pour choisir une voie et devenir professionnelle. Mais ça fait partie de mon caractère. J’aime apprendre, et j’aime que mon quotidien soit varié.

— Tant mieux, c’est là une corde à ton arc. Maintenant, là où je veux en venir, c’est que j’ai eu l’occasion de réfléchir à ton problème. Depuis que je t’ai rencontrée, j’ai pu me rendre compte d’une chose. Tu n’es pas aussi heureuse que tu le voudrais. Quand j’étais chez toi en France, je t’ai beaucoup observée et j’ai saisi ton inquiétude. Tu ressens un vide car tu cherches une raison à ton existence. Tu parcours le monde à la recherche de quelqu’un. Ce quelqu’un, c’est toi-même, et bravo pour cela. Trop de gens attendent la retraite avant d’explorer qui ils sont. Cependant, il te manque des outils. Si tu veux mon avis, c’est la raison pour laquelle tu m’as rencontré.

— Est-ce que tu penses détenir la réponse, peut-être ? lui ai-je objecté en contractant mon viage, éblouie par le soleil et hérissée par son discours.

— Pourquoi tu ne deviendrais pas pilote d’hélicoptère ? Ça ne t’a probablement jamais traversé l’esprit, mais imagine une seconde. C’est un métier fantastique ! Tu prends de la hauteur par rapport à cette vie terrestre, et par la connaissance rigoureuse des éléments qui t’entourent: l’atmosphère, les nuages, le fuel disponible, chaque bouton dans le cockpit, chaque information donnée par la tour de contrôle, tu maîtrises l’envol. Plus rien d’autre ne compte lorsque tu es lancée. Tu oublies tout : on se fiche de ton prénom, de ta coupe de cheveux, de si tu as faim ou envie d’aller aux toilettes… Tu es là-haut où plus rien n’a d’importance hormis l’instant présent. En même temps que tu prends de la distance avec le sol, tu prends de la distance avec ta vie. C’est un nouvel angle de vue, un horizon bien plus vaste qui ne connaît pas d’obstacle.

 Je l’écoutais au travers d’une brèche d’admiration vigilante. Avait-il tous ses esprits ? Moi, devenir pilote ? C’était là le nouveau délire de Bilal ? La façon dont il dépeignait le métier était passionnante, car lui-même était passionné. Mais cette lubie ne me concernait en rien.

— Ça me donnerait presque envie, ce que tu me racontes. Mais, tu sais à qui tu parles ? D’où t’est-il sorti de la tête que je ferais une bonne pilote ? Moi qui suis si peu maniaque et bien trop étourdie ? En plus, je ne vois pas comment un projet pareil pourrait me correspondre étant donné que je n’y ai jamais songé.

— C’est bien pour ça que je t’apporte l’idée. Tu viens d’un milieu où on n’envisage pas ce genre de profession. On les ignore en pensant qu’elles sont réservées à des minorités spéciales parmi le genre humain. Je me trompe ?

— Sur ce point, tu n’as pas tort. Ma famille est à des années lumières de formuler des ambitions de la sorte. Mes grand-parents étaient fermiers et la génération de mes parents compte surtout des ouvriers qui ont du mal à joindre les deux bouts. Donc effectivement, l’idée que tu es en train de me soumettre appartient à une autre réalité.

— Alors, choisis ton camp. Je ne fais que t’ouvrir une fenêtre sur un champ dont tu avais jusque-là ignoré l’existence. Tu en fais ce que tu veux, mais je te connais suffisamment pour juger que as un profil qui peut s’y prêter, si cela résonne en toi et que tu le décides. Je te vois froncer les sourcils, mais l’important c’est que tu m’aies entendu. Tu pourras y réfléchir.

 Nous nous sommes quittés sans davantage de conversation. Bilal s’en est allé en laissant son discours de pilote clignoter dans mon esprit. C’était comme une étrange météorite scintillante et saugrenue, trop lourde pour être balayée par d’autres pensées. J’éprouvais une part de colère envers lui. Pour qui se prenait-il ? Par quelle prétention pouvait-il s’imaginer me connaître si bien, (mieux que moi-même) et savoir ce à quoi je devrais consacrer ma vie ? Je lui en voulais de cette intrusion grotesque, d’avoir largué sur moi ce drôle de caillou séduisant et inaccessible, gratuitement.

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