Les collègues

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 Au travail, j’acquérais de plus en plus de connaissances et de savoir-faire. J'étais loin de m’ennuyer. Ayant fait connaissance avec tout le monde, je pouvais m’associer avec plusieurs collègues pour préparer des commandes, ou assister les clients. Le plus souvent, je coopérais avec Darius, Lárus ou Bilal. Anoush prenait ses distances avec moi et se dévouait rarement pour m’aider si j’en avais besoin. Le matin, il se réveillait toujours en retard et je partais avant lui qui ne daignait pas toujours se présenter. Il faisait peu équipe avec les autres et, téléphone toujours en main, il tchatait avec des filles sur un site coquin à l’intérieur même du fenwick. Une fois où je déambulais dans les rayons du timbursala, j’ai croisé son regard polisson à travers la vitre de la cabine. Je chopais le gamin en pleine action. Un sourire en coin s'est doucement étiré sur sa bouille fière, et il a fait trois tours de fenwick sur lui-même. Plus tard, je l’ai trouvé debout face à moi, s’accoudant à un tas de bois: "Comment ça va, madame jolie ?" m’a-t-il provoquée en français, d’un air dragueur moqueur.

 Parmi les autres collègues, il y avait Muggi, l’homme sans âge. Son physique était invariable: peau rougie et abîmée par le froid, un nez volumineux qui semblait avoir son vécu propre, et une longue barbe rousse buissonneuse. Il revêtait chaque jour de l’année le même uniforme de travail jaune fluo noirci par les journées de labeur. On n’avait jamais vu ses cheveux, ou son crâne, toujours recouvert(s) d’un bonnet de la couleur de sa barbe. Muggi était l’incarnation du lutin nordique qui passe sa vie à bûcher. Le timbursala n’avait que cinq ans, mais on aurait aisément supposé qu’il y portait une main d'œuvre fidèle depuis plusieurs décennies. Muggi utilisait rarement ses cordes vocales sinon pour des onomatopées à peine audibles. On osait peu le dérober à sa solitude farouche. Il me faisait un peu de peine. Dadji en revanche, ne se gênait pas pour le charrier à la moindre occasion:

"Il n’y a plus de stylos en stock, quelqu’un sait où ils sont ? Muggi, mon ami, tu n’aurais pas fait une réserve dans ta barbe par hasard ? Ha ha, sacré Muggi ! ”

 Il s’en prenait aussi souvent à sa prétendue virginité:

“Muggi a trois semaines de vacances, il va prendre une chambre à Amsterdam avec son lot de préservatifs. À la fin on ramassera les petites culottes sous le lit, hein Muggi ?”

 L’intéressé se contentait d’une note de rire grave en hochant la tête. Je ne savais pas s’il recevait ces blagues “lourdes” comme une marque d’amitié ou si le coeur de lutin enfoui sa carapace jaune fluo s’en trouvait vexé. Peut-être que lui non plus ne savait pas.

 Personne n’employait le surnom de Billy, que celui-ci m’avait confié au départ. Il m’était arrivé de demander aux collègues où se trouvait Billy, justement, et on me regardait avec une moue d’incompréhension. Si bien que j’ai dû faire en sorte d’éviter cette marque de connivence apparemment exclusive. En général, BIlal était bien apprécié dans le cercle de Timburland. Il passait pour un homme sérieux dans le travail, toujours muni d'une bonne vanne pour distraire. Certains employés de bureaux, lorsqu’ils s’aventuraient dans le hangar, n’omettait pas de venir chercher leur récit burlesque auprès de Bilal. Ce dernier prenait trois secondes pour fabriquer le colis, avant de l’expédier dans l'atmosphère détendue de la salle de café. Tout à coup, son expression changeait, ses yeux devenait ronds et alertes:

— Attention ! lançait-il sous les regards impatients des auditeurs. Écartez-vous et baissez les yeux.

 Tandis que nous obéissons, il montrait du doigt un point précis sur le sol gris où rien ne se passait, mais où la créature n’attendait qu'une parole pour prendre forme.

— C’est l’histoire d’un ver de terre qui s'avançait nu et insouciant sous la terre. Je précise que nous sommes en 1947 et qu’une frontière est en train de naître. Vous, disait-il en me désignant ainsi que le collègue venu quérir la petite histoire, vous vous trouvez du côté pakistanais. Lárus et moi sommes du côté indien. Le ver de terre, indécis, s'avançait précisément sur la ligne où la rupture prenait forme. […]

 Je me demandais toujours s’il était l’auteur de toutes ces histoires et comment il faisait pour les inventer si vite, ou pour si bien s’en souvenir tellement elles s’accumulaient. En général, il y avait toujours un retournement des plus rusés qui laissait chacun avec un éclat d’illumination dans les yeux lorsqu’il saisissait enfin l’entourloupe. La rivalité Inde-Pakistan et les histoires obscènes à double sens étaient les plus récurrentes. La petite histoire se soldait par des éclats de rire, et l’auteur gagnait parfois une cigarette en guise de félicitations.

 Parmi le reste de l’équipe, il me faut encore présenter Andreï le slovaque, surnommé Gipsy, (le romanichel) par Bilal. Petit et nerveux comme un furet, il passait son temps à tâter son blouson à la recherche d’un outil oublié. Hyperactif, mais pas vraiment centré sur le travail, on le surprenait sans cesse impliqué dans des conversations où il s’exclamait en chiffres et en couronnes.

“Tu as vu le prix du saumon fumé chez Bonus ? Moi je l’achète directement à l’usine, ça coûte trois fois moins cher !

“Combien t’a coûté ton vélo ? Ha ! Mais c’est beaucoup trop ! Il faut que tu ailles dans ce garage, à côté de la déchetterie. Là bas tu peux faire de ces trouvailles !”

 Andreï était toujours le premier à nous prévenir lorsque l’entreprise organisait un goûter d’anniversaire, comme il s’en faisait souvent. Tel un rapace, il filait avec urgence pour quémander sa part. On nous offrait gracieusement un cake douteux, crevette-mayonnaise-concombre, et un gâteau rose ultra sucré de chez Bónus, le fameux supermarché discount du pays.

 À ce propos, Timburland offrait chaque vendredi matin le petit déjeuner aux employés comme aux clients. A neuf heures, les clients maçons se précipitaient vers une collation à base de café, de pain beurre, jambon, salade de thon, et gâteaux industriels; mais aussi parfois de gaufres à la confiture préparées sur place. L’odeur alléchante et l’ambiance joviale entre les grands gaillards barbus et les bonshommes serrés dans leur chemise Timburland donnaient du courage pour les huit ou dix dernières heures d’une semaine bien chargée. Une tradition conviviale à laquelle je prenais plaisir. Néanmoins, la militante écologiste enfouie quelque part en moi se révoltait face aux déchets plastiques générés chaque semaine. Aussi suffisait-il de regarder les restes du banquet deux heures plus tard pour constater l’aspect gris et huileux des terrines et regretter l’offense à notre tube digestif.

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