La trajectoire de Qadir

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 N’ayant pas été payé pour toutes ses heures supplémentaires plusieurs mois de suite, Qadir avait fini par quitter son travail à la boulangerie. Il avait rapidement retrouvé un nouvel emploi, cette fois dans une entreprise de livraison. Comme il avait un véhicule à disposition avec lequel il pouvait rentrer chez lui, mon voisin proposait souvent de nous emmener en promenade, avec ou sans invité(e) du couchsurfing. Si nous n’avions pas diné ensemble, il venait frapper à la porte pour me proposer ainsi qu’aux personnes que j’accueillais régulièrement de sortir de la ville. Nous nous rendions au lac de Þingvellir ou bien à Heiðmörk, dans la forêt de conifères et de petits bouleaux.

 En cette soirée de fin septembre, le ciel était clair et nous espérions que les aurores boréales nous feraient l’honneur de se présenter. Une traînée de lumière blanche tirant sur le vert m’avait avertie de cette possibilité lorsque j’ai ouvert la fenêtre du studio. Toujours opérationnel, mon voisin m’avait remis les clés de la voiture tandis qu’il laçait ses bottes et enfilait son manteau.

— Anoush ne vient pas ? me suis-je enquis.

 Il a eu un geste évasif.

— Ce type se fiche pas mal de ce qui peut advenir en dehors de son canapé.

 Comme il conduisait toute la journée, je me retrouvais souvent à la place du conducteur. Nous avons parcouru une vingtaine de kilomètres avec la radio islandaise. J’ai garé l’auto au pied d’une colline plongée dans la pénombre. Nous avons fait un tour dehors en scrutant le ciel. Seules les étoiles brillaient au-dessus de nos têtes.

Nous sommes retournés dans la voiture pour attendre au chaud. À l'issue d’un silence, Qadir s’est tourné vers moi.

— Tu es bizarre, s’est-il lancé, me sondant avec une moue perplexe. Pourquoi est-ce que tu traînes avec des types comme nous ? Enfin, avec des indiens, je veux dire…

 Je le regardais avec étonnement, cherchant comment lui répondre.

— Contrairement à Dalil, a-t-il poursuivi, c’est la première fois que je me lie d’amitié avec une européenne. C’est d’autant plus étrange que ça s'est fait tout seul. Je ne l’ai pas particulièrement cherché ; et de ton côté, c’est comme s’il n’y avait rien de plus naturel. D’habitude, les filles d’ici nous approchent toujours avec des tas d’a prioris et d'arrières pensées. Ce n’est pas qu’elles soient mal intentionnées, mais elles posent tout de suite des tas de questions, et puis une fois qu’elles ont terminé leur interview, elles s’en vont rassasiées, ou bien incrédules et ne voient plus de quoi elles pourraient discuter d’autre avec nous. D'après mon expérience, j’ai repéré deux catégories d’approche : celle que je viens de te citer, qui relève d’une curiosité maladroite, et la seconde concerne les filles qui viennent se frotter à nous en étant animées par le désir… physique, disons-le. Je parle des filles qu’Anoush rencontre sur Tinder, par exemple. Celles qui s’ennuient des mecs blancs et essaient tout, les africains, les sud américains ou les asiatiques. Dans ton cas, je ne suis pas parvenu à déterminer ta motivation première. Au départ, Anoush et moi étions certains que tu sortais avec Dalil et qu’il t’envoyait chez nous pour rester discret vis-à-vis de sa compagne. Mais il y a un moment que j’ai abandonné cette supposition.

— Ce Dalil, il semblerait qu’il ne soit jamais clair avec personne, ai-je constaté.

 Je réfléchissais à la question initiale de Qadir. Afin de lui apporter une réponse, j’ai commencé par lui parler plus précisément de mes voyages, notamment celui en Inde qui avait été l’un des plus marquants pour mon esprit avide de découverte culturelle. Comme dans tous les pays visités, mais celui-ci encore davantage, il y avait tant à observer, tant à s'étonner et tant à essayer de comprendre. D’autre part, depuis l’adolescence, j’avais toujours cherché le lien avec les étrangers, en commençant par me faire des correspondants sur internet. Il y avait notamment un indien de mon âge avec qui nous étions devenus assez proches, malgré qu’il s’agissait uniquement de mails écrits, de quelques lettres papier ou encore de messages audio. Je mentionnais aussi que, lors de mes voyages en Europe, j’avais souvent été accueillis en couchsurfing par des indiens. Ce n’était pas un objectif, mais il s’avéraient que c’étaient eux, bien souvent, qui acceptaient mes visites, ou même me proposaient de séjourner chez eux. C’est drôle car, que ce soit en Suède, en Allemagne ou en Pologne, tous ces indiens avaient la même profession. À la fin, je ne demandais plus “Quel est ton métier ?” mais directement “Es-tu ingénieur dans l’informatique ?”.

 Dans un rire approbateur, Qadir s’est frappé le front avec la paume de la main. Manifestement, il souhaitait s’exprimer à ce sujet mais ne savait pas par où commencer. Il a levé les sourcils, penseur.

— Je dois dire que tous les trois, vous faites exception, ai-je ajouté.

— Ingénieur informatique... C’est le destin de toute une génération. Dire que j’ai failli terminer là-dedans, moi aussi.

— Tu plaisantes !

— Si seulement...

 Cette soirée a été l’occasion d’en apprendre plus sur les chemins de vie empruntés par ce jeune homme devenu mon voisin et ami. Qadir avait grandi dans une famille de milieu populaire avec ses six frères et sœurs. Il était l’avant dernier de la fratrie, et le cadet parmi les garçons. La mère était décédée alors qu’il avait six ans, en trayant une vache qui s’était renversée sur elle. Le père l'avait rejoint dix ans plus tard, atteint d’une maladie du foie. Depuis qu’ils étaient mariés, les aînés travaillaient dur pour subvenir aux besoins de leur propre foyer, mais aussi à ceux de leurs plus jeunes frères et sœurs. Ils étaient devenus fermiers, cuisiniers, commerçants, institutrices ou encore gendarmes. Chacun conservait une petite partie de ses ressources pour les deux derniers petits frères et sœurs. Il espérait leur promettre un avenir meilleur en leur finançant des études ou bien une dote suffisamment importante pour la cadette. Lorsqu’il a atteint la majorité, deux choix s’étaient présentés à Qadir: la médecine ou l’informatique. Ce n’était pas une question d’affinité, mais simplement la logique collective de l’époque, qu’on ne remettait pas en question. Sa rigueur dans l’attitude scolaire n’étant pas poussée à l'extrême, le jeune homme se voyait inscrit par sa famille à l'université de Delhi en ingénierie informatique. Qadir avait atterri là-bas sans autre objectif que celui de répondre aux aspirations de sa famille.

 Loin de la maison familiale, il s'était permis de nouvelles libertés. Dans la grande maison commune où il résidait, un de ses colocataires jouait de la tanpura. C’était un ladyboy doué en musique aussi bien qu’en danse. Plusieurs fois par semaine, il partait rejoindre des collègues musiciens pour s’exercer ensemble. Qadir s’était rapidement greffé au club. Il avait déjà appris la pratique de certains instruments durant son adolescence, mais toujours en cachette, car ses parents jugeaient cette activité de “passe-temps indigne et futile qui le détournait de ses cahiers”.

 Finalement, l’austérité des salles de cours et du langage informatique ont eu tôt fait de dégoûter le jeune étudiant et de le rapprocher davantage de ses collègues musiciens. Il les retrouvait pour jouer dans des parcs ou à des mariages. Plus il s’ennuyait en cours, plus il trouvait de plaisir à s'échapper le soir pour souffler dans la flûte traversière ou gratter la cithare entouré de ses confrères. Les examens de fin d’année se rapprochaient et Qadir ne se faisait aucune illusion quant à l'issue de ceux-ci. Tant et si bien qu’il a décidé de partir avec son groupe de musiciens pour donner des concerts de villes en villages à travers le pays. Le jeune homme fuyait son destin autant qu’il embrassait le présent. Lorsqu'il s’était entretenu avec son frère de son échec scolaire, celui-ci avait raccroché le téléphone sans faire de commentaire. Qadir se sentait terriblement coupable. Ne sachant que faire d’autre, il a continué son tour de l’Inde encore plusieurs mois. Il ne se voyait pas retourner chez lui. Chez lui ? Où était-ce, d’ailleurs ? À son âge, on attendait de lui qu’il se marie. Mais qui aurait voulu d’un vagabond raté, n’ayant que la musique pour monnayer ses repas ? Par ailleurs, le jeune homme avait pris goût à la vie de nomade. Sa décision fut donc de poursuivre son voyage, au-delà des frontières. Peut-être qu’un autre destin l’y attendait.

 En l’écoutant, je me souvenait de ce que Dalil m’avait chuchoté au sujet de notre ami, à savoir que Qadir avait fuit l’Inde à cause de son homosexualité. Je tendais l’oreille en guettant d’éventuelles précisions à ce sujet, mais celui-ci restait discret. Je songeais que cet élément n’avait rien d’incompatible avec la version de mon ami. Qadir aurait eu donc ces deux grandes raisons pour le mettre en mouvement de fuite.) Je laissais mon ami poursuivre son récit sans l’interrompre.

 Départ de l’Inde. Comme désormais, il ne pouvait plus s’appuyer sur le support financier de sa famille, Qadir avait emprunté les chemins de traverse sans visa ni paperasse, avec toutes les contraintes et les risques que ceux-ci comportent. Il avait vécu par périodes de plusieurs mois ou années à Téhéran, Istanbul, puis en Europe. Il trouvait des travaux agricoles ça et là, ou bien jouait de la musique dans certaines villes qui le toléraient. Il estimait s’en être plutôt bien sorti jusqu’au moment où il s'était retrouvé en prison en Roumanie. Arrêté pour cause de présence clandestine. Il y était resté neuf mois. Ses instruments de musique lui avaient été tragiquement retirés. Entouré de la violence et du cynisme des mafias de tous horizons, Qadir avait vécu une période d’angoisse quotidienne et de grande dépression. Il n’avait pas la carrure pour se défendre du magma vicieux et brutal régnant entre les murs des cellules.

 “Lorsque je suis sorti de cet univers infernal, j’étais devenu une coquille vide. Un squelette dont l'âme était absente. Dégoûté de la nature humaine. Je n’avais aucun but, pas un sous, et je n’étais accepté nulle part. Il m’arrivait de fouiller les poubelles pour me nourrir et je dormais n’importe où, dans des parcs, des gares. Puis, comme il fallait bien faire quelque chose de ma personne, j’ai fini par suivre un autre migrant qui partait vers l’Italie. Grâce à Dieu, je m’y suis fait quelques bons amis. Je séjournais à Rome, où j'ai fait la connaissance d'Aladdin, un homme qui a bouleversé mon approche de la vie. Une âme salvatrice. Difficile d’en offrir une description qui n’aie pas l’air d’un cliché incompatible avec notre réalité moderne. Tu aurais vu ce regard ! Cet être rayonnait la paix… Tu l’aurais vu, si pur et si tendre, si présent à chaque instant. Une attitude humble et digne. Il incarnait la confiance puissante, sans l’ombre d’une quelconque supériorité. Une simplicité déconcertante. Il a suffi qu’il me serre la main en connectant ses pupilles aux miennes pour que je comprenne qu'à partir de là, ma vie serait invitée à gagner en profondeur. J’allais retrouver un axe qui me faisait cruellement défaut. L’homme était un sage soufi et parlait de nombreuses langues, dont l’ourdou. Je suis resté auprès de lui autant que j’ai pu, en essayant de m’abreuver de sa sagesse. Cela faisait quelques années que je ne m’étais pas senti concerné par la religion, sous aucune de ses formes. Avec le regard que la famille posait sur moi avant de quitter le pays, (tout cela n’était que supposition, mais je n’avais pas le courage de vérifier), je me sentais comme un imposteur. Indigne d’avoir une vie qui aurait un sens. Or, Aladdin, s’adressait au jeune garçon sale et chétif que j’étais comme à toute autre personne qui croisait sa route: avec un respect infini et une empathie extraordinaire. Ainsi, j’ai progressivement renoué avec une spiritualité de laquelle j’avais, pour ainsi dire, démissionné. Dans la matière, j’étais toujours un vagabond hors la loi, mais au creux de mon âme, l’errance touchait à sa fin, et la loi du très haut retrouvait peu à peu sa place primordiale. Puis, un beau jour, Aladdin est parti. Appelé ailleurs pour éclairer d’autres milieux ternis par le voile de l’ignorance. Il avait dû en sauver, d'autres âmes perdues comme la mienne. Alors, j’ai repris la route moi aussi, habité d’une motivation nouvelle, munie d’une confiance solide en la vie. Bien sûr, on atteint pas la sainteté en quelques mois, mais un début de métamorphose suffisant avait eu lieu pour empêcher le retour en arrière.

 Il a marqué un silence, le regard lointain.

— Par la suite, j’ai pris l’avion pour rejoindre le Canada où mon cousin s’était installé. Mais comme beaucoup d’autres jeunes ambitieux, on m’a intercepté à l'aéroport de Keflavik où je faisais escale. Heureusement, mes faux papiers italiens me permettaient tout de même de voyager pour des durées limitées à l'intérieur de l’espace Schengen. Moi qui n'avais aucune idée de ce qui pouvait se trouver derrière des noms comme l’Islande, Reykjavik, je suis finalement resté ici. J’ai découvert la magie des fjords calmes. Il m’a semblé que ce territoire laissait une vraie place à ce qui dépasse l’homme. Sur cette île de volcans et de glaciers, on éprouve la soumission au ciel chaque jour.

 Il m’a jeté un œil pour voir si je le suivais toujours.

— C’est vrai, a-t-il ajouté en m’offrant un sourire rieur, personne ne comprend rien à la météo ! Ici, la nature a tôt fait de nous remettre à notre humble place. En fin de compte, c’est un lieu de retraite idéal.

 Je me suis permise de lui demander s’il avait un moyen légal de rester vivre ici.

— Au début, je faisais des allers-retours en Italie pour renouveler mon droit de visite de trois mois. Une démarche à court-terme plutôt pesante. Tu ne t’imagines pas comme les moyens légales disponibles pour des non-européens qui veulent habiter ici sont limités. Cela relève bien souvent de l’impossible. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’étrangers choisissent de se marier, soit avec un(e) islandais(e), soit avec une personne de nationalité qui fait partie de l’espace Schengen. Donc, sur les conseils d’un ami qui avait procédé ainsi, je me mis en tête de payer une femme européenne pour faire un mariage blanc. Il y a toujours des roumaines, des bulgares, ou autres, qui recherchent ce genre de compromis. Pour une somme variable, souvent autour de vingt à trente mille euros, elles acceptent un mariage superficiel mais légal qui permet au partenaire non-européen de rester vivre et travailler en Islande. En somme, rien à voir avec une promesse d’amour et de vie commune, juste une transaction qui devait profiter à chacun. J’ai donc été en contact avec une certaine Judit originaire d’Estonie. Elle habitait à proximité de Reykjavik et gagnait sa vie en faisant des travaux de ménage, du moins lorsque son petit corps déjà mystérieusement usé lui permettait de travailler.

— Attends une minute, il me semble que c’est elle que Dalil, lorsque j’étais avec lui au mois de novembre dernier, a pistonné pour être employée à la plonge dans un restaurant. Je me trompe ?

— Bien vu, c’est exactement ça. J’étais là aussi, mais plus en retrait. On s’est dit bonjour de loin.

— Incroyable ! Je ne me souviens plus de toi, mais en revanche, je me rappelle exactement de la démarche efficace employé par Dalil pour trouver un emploi à cette femme qui n’avait pas trop l’air de parler anglais. Alors, que s’est-il passé ensuite ?

— Nous avons conclu notre pacte et étions en train de réunir les papiers qui nous permettraient de signer l’acte de mariage. Malgré la somme que je me promettais de fournir, et que j’avais commencé à lui payer en faisant des petits boulots mal payés, j’éprouvais des scrupules à agir de la sorte. Quelque chose en moi me disait que ça n’allait pas fonctionner. Au bout du compte, mon pressentiment s’est avéré être juste, puisque Judit s’est mise en couple au même moment, avec un type aussi louche que malsain. Je commençais à me dire que je faisais fausse route. Puis, du jour au lendemain, l’Estonienne a dû être forcée de ne plus me donner de nouvelles. C’était certainement mieux pour moi. Hélas, je me suis senti bête et impuissant quant au destin de cette pauvre femme.

— Et depuis, tu n’as trouvé aucune solution… Qu’est ce que tu vas faire si tu dois partir ?

— J'ai encore espoir de trouver un moyen. Enfin... nous verrons bien si Dieu m’envoie ailleurs. Tu sais que Dalil m’a proposé un mariage pour me sortir d’affaire, lui aussi ?

 Songeant à la facilité avec laquelle Dalil s’offrait en mariage "d'amitié", je n’ai pas pu retenir un éclat de rire.

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