Les notes
La fumée d’encens se propage en décrivant des volutes. Je les observe se dérouler dans l'atmosphère suspendue de la pièce. Qadir tient dans ses mains une flûte en bois ramenée d’Inde par un ami. Devant lui, une cithare et deux petites percussions indiennes que l’on nomme tabla. Voilà plus de trois ans qu’il n’a touché à aucun de ces objets. L’émotion est lisible sur son visage. Pour l’occasion, il a revêtu une tunique de velour noir ornée de motifs brodés au fil d’argent. En parfaite harmonie avec son teint lumineux, l’étoffe fait resplendir son regard d'émeraude. Un béret de feutre sombre couronne la chevelure soyeuse qu’il semble laisser pousser. Je rêvasse en créant un contexte autour de mon voisin si bellement apprêté. J’imagine qu’il a pu porter ce costume lors des concerts que lui et ses amis donnaient à des mariages en Inde. J’entends des cris de fête, une foule de personnes qui s'agitent, drapées de tissus aux couleurs vives et ornées de bijoux scintillants… La nuit tombante et Qadir qui se trouve assis avec ses confrères musiciens, offrant à la soirée des airs de célébration. Soudain, il murmure quelque chose. Je reviens à nous, dans ce grenier de Reykjavík. Cela me touche qu’il ait désiré ma présence pour accompagner ces instants. Il a fermé les fenêtres pour ne pas avoir d’autres témoins de ses timides essais. Nous sommes assis en tailleur sur le tapis et nos tasses de thé attendent sur le plateau. Les mains tremblantes de ces retrouvailles, il fait passer la flûte à sa droite et la porte à ses lèvres. Ses doigts se positionnent sur l’instrument décoré de ficelle rouge enroulée aux extrémités. Quelques sons désordonnés retentissent. Il se laisse surprendre et redécouvrir le potentiel de l’objet. L’incohérence des notes nous fait sourire et l'atmosphère se détend.
— Il vaut mieux ne pas trop avoir d'attentes, me prévient-il. Il faut que je me refasse la main.”
Tout de même, il entame un air. Je me recule un peu pour mieux profiter du tableau. La mélodie comporte de longues notes récurrentes. Je remarque les yeux humides du musicien qui renaît de ses cendres. Il hésite parfois et semble se tromper de note, je suppose, car ses sourcils se tordent plusieurs fois. Moi, je me laisse bercer en observant la fumée d’encens pour éviter de le déconcentrer.
— Magnifique ! dis-je lorsqu’il s'arrête.
— Oh non, vraiment pas, se défend-il.
Il m’invite à essayer les tablas, cette paire de tambours dont la caisse est arrondie et repose sur un socle en coussin. Je me prête volontiers. Ce n’est pas aussi facile que ça en a l’air. La position des mains est très précise : la gauche repose par le bas de la paume sur la surface plane de l’instrument et ce sont les doigts qui viennent frapper un par un. La main droite, sur le plus étroit des tambours, ne touche l’instrument qu’avec les doigts. L’endroit où vient frapper le bout du doigt détermine le son. Je suis un peu crispée, car il faut être exact. Qadir m’encourage en me proposant de suivre un rythme simple.
— C’est parfait. De toute façon, aucun problème si tu te trompes, cela vient en faisant. Ce sera suffisant pour que tu m’accompagnes. Allons-y !
Il reprend la flûte et son inspiration. La confiance lui revient petit à petit. Je laisse les vibrations s’épanouir dans mon corps et mon esprit. La flûte m’attire dans son voyage, mais il me faut maintenir la concentration pour ne pas perdre de vue mon propre rythme. Mes doigts ne tapent pas toujours où il faut, et cela s’entend. Par moments, c’est le flûtiste qui trébuche. Il rassemble son souffle et redémarre quelques notes plus haut.
Au bout de quelques minutes, il pose l’instrument et avale quelques gorgées de thé. Puis sans attendre, il se saisit de la cithare. Il me dit être moins à l'aise qu’avec la flûte. Il s’agit d’un instrument aux cordes très fines, muni d’un long manche. De très fins détails sont gravés sur le dessus de la caisse en bois verni. L’objet est magnifique et imposant. Je ne sais pas combien il y a de cordes, mais cela me semble complexe. Il commence par la raccorder, sans paraître totalement satisfait. Tâtonnant, il pince les cordes en cherchant un air enfoui dans sa mémoire.
— Lorsqu’on est débutant ou qu’on a pas joué depuis longtemps, ça fait toujours mal aux doigts, m'explique-t-il.
Finalement, il décide de mettre une chanson sur son téléphone pour l'aider à retrouver les notes. Le tempo est lent. Le son d’une corde pincée dure et se fait pénétrant. En s’appuyant sur la corde au niveau du manche, un doigt modifie la vibration de la corde pincée, comme sur une guitare. Le fait d'être accompagné par d’autres cordes sur l’enceinte augmente le pouvoir de la mélodie.
Alors qu’il repose ses doigts, je lui demande s’il n’a pas cherché à jouer depuis l’époque où on lui a retiré ses instruments en Roumanie.
— Pas plus que ça… me répond-il en plongeant son regard dans les souvenirs. Cette pause a été forcée, au départ, mais je dirais que c’était un mal pour un bien.
— Tu sembles y avoir réfléchi…
Il marque une pause, le regard lointain.
— Toi qui es allée en Inde, tu te rappelles du niveau sonore dans les villes ?
— Effectivement, c’était plutôt agité.
— C’est un vrai bazar à longueur de temps, on est d’accord. Même chose pour Istanbul, Téhéran, Rome, les villes où j’ai vécu ensuite étaient aussi très bruyantes. En réalité, avant les enseignements d’Aladdin et mon arrivée en Islande, j’ai eu peu d’occasions de vivre de vraies périodes de silence. Mes oreilles étaient habituées au chaos et je ne connaissais que ça.
— Ça a dû te changer en arrivant ici !
— Oh Juliette, c’était comme découvrir une nouvelle dimension ! Tiens, pendant mes premières semaines en Islande, j’étais seul dans une caravane que des amis m’avaient prêtée. Je n’avais quasiment pas un rond mais quand n’étais pas en train de chercher du travail, je partais m’installer plusieurs jours dans la nature avec le minimum de nourriture, et je passais la journée à marcher, regarder et entendre la nature, les oiseaux qui chantent au lever du soleil, l’eau des ruisseaux qui coule, les gouttes de pluie sur le lac, le vent qui siffle,... Certaines fois, il m’arrivait de créer des mélodies que je répétais dans ma tête pour ne pas les oublier. Là où je voulais en venir, c’est que, comme j’étais coupé de mon lien à la musique un certain temps, je suis passé petit à petit de la frustration à l'écoute. Mes oreilles ont commencé à s’habituer au calme. Mon écoute est devenue plus fine et plus posée.
Son discours me rappelait à ce que j’avais déjà entendu dans la bouche de certains amis musulmans. Dans beaucoup de familles, l’idée circulait que la religion s’opposait à la musique. Je lui ai demandé si c’était une raison qui l’avait encouragé à arrêter la musique.
— Tu n’as pas tort, la plupart des musulmans considèrent que la musique fait partie des choses haram, c'est-à-dire au mieux, superflue et au pire, interdite, sauf pour le chant coranique. Alors tu comprends pourquoi, en Inde, mes activités avaient mauvaise réputation auprès de la famille.
— Il y avait tout de même quelque chose de plus fort en toi qui t’as poussé à t'investir…
— Au départ, je ne me posais même pas la question de savoir s’il y avait une sagesse derrière leur jugement. Maintenant, je serais plus à même de me positionner. Pour moi, on ne peux pas dire que la musique soit mauvaise en elle-même. Par contre, depuis l’Islande, j’ai compris l'importance et la nécessité du silence, car il me permet de faire la part des choses. Quelles musiques m’apaisent ? Les quelles réchauffent mon cœur ? Celles qui rendent un moment sacré… Et au contraire, quelles sont celles qui entretiennent la colère et les humeurs noires.
Je lui ai dit que son discours me rappelait le répertoire de chansons péruviennes. Lors de mon séjour là-bas, j’étais forcée de remarquer que les paroles de chansons qui passaient à la radio, principalement de la cumbia locale, tournaient volontiers en rond. Du chagrin amoureux à tout va. J’avais à mon compteur d’interminables trajets en bus ou en bateau, où pendant douze heures d'affilée, nos oreilles étaient soumises à cette même ritournelle d’amoureux au desespoire, de chanteuse trompée. Je m’étais fait la remarque qu’il devait être difficile de conserver un état d’esprit positif en matière de relations amoureuses lorsqu’on est sans cesse exposé à ces complaintes.
— Oui, on trouve des exemples partout. La musique est comme la nourriture, il y a en a qui nourrit et il y en a qui déshydratent. Et je dirais qu’il y a aussi celle qui n’est pas mauvaise mais dont on se passerait bien. Je veux dire, les fonds sonores dans les supermarchés, à la télé qu’on utilise pour meubler ou pour exciter. Il n’y a rien de pire que d’avoir en tête une chanson qu’on n’a pas choisie. Pas vrai ? Quand tu entends une chanson au centre commercial et qu’elle reste collée dans ton cerveau jusqu'à ce que tu t’endormes !
— Oui, mais alors, à moins de vivre dans la nature et d’y rester, personne n’est épargné.
— Les villes font un abus de la musique. À chaque espace un hauts-parleurs. Et quand on en a assez des bruits extérieurs, on rajoute nos propres écouteurs.
— Là-dessus, Reykjavík a beau être une capitale, les oreilles peuvent y respirer, je trouve.
— Effectivement, j’apprécie cela.
— Bon, en tous cas, je constate que tu n’as pas fait une croix totale sur la musique. Tu écoutes régulièrement, je trouve.
— Bien sûr, mais j’écoute différemment et mes goûts ont évolué. Quand je suis seul, j’aime écouter de la musique soufi, des morceaux méditatifs avec de la flûte ou des chansons à textes poétiques.
— Et le répertoire Bollywood, auquel vous m’avez habituée avec Anoush ?
— Ha ha ! Oui, quand j’ai de la compagnie, quelques chansons Bollywood, ça ne fait pas de mal, c’est festif et ça me rappelle ma jeunesse en Inde.
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