La disparition
Qadir n’était pas chez lui quand je suis rentrée. Je me suis dit qu’il avait des horaires de travail inhabituels ou qu’il était peut-être en visite chez des amis. Comme il lui arrivait souvent de frapper à ma porte pour m’offrir une portion de sa cuisine, ce soir-là, j’avais préparé un gâteau à la carotte et prévoyais de lui en apporter à son retour.
Mon studio embaumait une délicieuse odeur de cake sorti du four. Comme l’heure avançait, je m’étonnais que Qadir ne soit pas encore rentré. Si c’était le cas, je l’aurais certainement entendu monter les marches d’escalier. Puis, s’il avait eu envie de s’éclipser dans la nature, je ne doute pas qu’il m’aurait invitée ou prévenue. Chose jusque-là inhabituelle, son téléphone était injoignable.
Vers vingt-trois heures, je suis descendue voir Anoush qui passait un appel téléphonique dans la cour. Tout en débitant des phrases en hindi, il faisait les cent pas et m’a saluée d’un signe de tête. Au bout d’un moment, remarquant que je stationnais à côté de lui, il a fini par raccrocher et se tourner vers moi.
— Est-ce que tu as vu Qadir, ce soir ?
— Non, pourquoi ?
— Je n’ai pas réussi à le joindre. Il doit être occupé, ai-je conclu. J’ai fait un gâteau, je peux vous en monter un bout. Il le mangera plus tard…
Les mains dans les poches, il m’a regardée d’un air inhabituel. Je percevais le malaise sur ses lèvres crispées.
— Bon, autant que je te dise. Qadir s’est fait arrêter par la police, a-t-il lâché. Ils sont venus le chercher sur son lieu de travail. Il est en garde à vue… Je ne sais pas s’il a des chances de revenir ici.
Mon cœur s’est mis à battre comme un tambour étouffé dans ma poitrine et j’ai senti ma gorge se nouer. Anoush n’avait pas beaucoup d’informations, si ce n’est que notre ami s’était fait contrôler pour travail non déclaré et emmener au poste illico. La probabilité pour qu’il soit mis en détention était grande, et de là, à moins qu’il décide de demander l’asile, il serait déporté et n’aurait plus le droit de mettre les pieds ici. En revanche, suivant les informations qu’il donnerait lors de l’interrogatoire, on lui laisserait peut-être le choix d'être déporté en Inde ou en Italie.
Mon visage s’était décomposé. J’étais au bord des larmes. Anoush me conseillait de ne rien faire pour le moment. Il irait lui-même prendre des nouvelles au commissariat dans les jours à venir. “Si tu t’y rends pour prendre des informations, c’est d'abord toi qu’ils vont questionner à son sujet. On ne sait pas ce qu’il aura raconté à la police, donc mieux vaut ne pas prendre le risque de s’en mêler en apportant une version qui ne correspond pas à la sienne”, m’a-t-il avisé.
Saturée par ces informations désagréables, je suis rentrée me coucher. L’odeur sucrée du gâteau me serrait le cœur.
Ne pouvant fermer l'œil, les paroles d’Anoush tournaient en boucle dans ma tête. “plus le droit de mettre les pieds ici”... Il m’était impossible d’adhérer à cette hypothèse. Je priais pour que notre ami soit libéré après la garde à vue, même si cela avait peu de chances d’arriver.
Les jours suivants, je guettais mon téléphone, au cas où je recevrais des nouvelles de la part de Qadir, ou, de moins bonne augure, de la part d’Anoush. La durée de garde à vue était dépassée, il se trouvait en prison en attendant que son cas soit traité. La semaine se déroulait à Reykjavík et à Timburland. La vie continuait, avec ou sans Qadir, mais au fond de moi, je ressentais une profonde tristesse et de l’indignation. Lorsque mes pensées migraient vers Qadir, des vagues de colère amère se répandaient dans mon estomac.
Par ailleurs, je me rendais compte du cercle restreint qui englobait ma vie sociale depuis que j'avais pris racine sur cette île. Peut-être m’étais-je trop attachée à certaines personnes. Sans Qadir, ma vie ici se résumait à Timburland, à Dalil et ses humeurs instables et aux quelques voyageurs de passage en couchsurfing. Par conséquent, perdre de vue un membre aussi important que mon voisin était une séparation violente. Je ne pouvais pas me résoudre à l’idée que je ne le reverrais pas, ou du moins, que plus jamais nous ne serions voisins ni proches. C’était comme si on m’arrachait un aspect de ma vie devenu précieux.
Le soir, je buvais le thé seule et Qadir me manquait cruellement. Je me demandais comment il se sentait, si son flegme était toujours de rigueur dans ces circonstances. Avait-il inventé une histoire qui lui laisse une chance de revenir parmi nous ? S'était-il rendu et accepterait-il une déportation sans se rebeller ?
J’ai abordé le sujet avec Dalil. Ce dernier avait été mis au courant par Anoush. Il ne se faisait aucun espoir :
— J'étais sûr que ça se terminerait comme ça. Ce n’est pas faute de lui avoir proposé une solution. À présent, tant pis pour lui, c’est la seule chose que je puisse dire.
— Tu n’es pas triste de le voir partir ?
— Bien sûr que si, j’aurais préféré qu’il reste, mais que veux-tu ? Il n’a pas suivi mes conseils, c’est sa responsabilité. Qu’il se débrouille, maintenant !
Dans un soupir, il a ajouté :
— Je te l’avoue, ma déception est tellement grande que je suis en colère contre lui qui n’a pas su se prendre en charge.
Après cette conversation, j’évitais d’aborder le sujet avec lui. Après une phase de sentiment d’impuisssance terrible, je tournais la situation dans tous les sens dans ma tête pour trouver la moindre issue. Il y avait bien une possibilité qui se présentait à moi. Cette idée se faufilait dans mon esprit, chaque jour de plus en plus présente. En effet, mon ami avait cherché en vain à payer une estonienne trés cher pour un faire mariage blanc et obtenir ainsi le droit de résidence. Dalil lui avait proposé une alliance dans le même but, mais je comprenais parfaitement son refus. Que dirait Qadir si à mon tour, je lui proposais cette option ? Compte tenu du rapport d’échanges qui allait bon train entre nous, je n’envisageais pas de lui demander de l’argent. Dalil m'avait déjà soumis l’idée de mariage amicale à maintes reprises… Je me moquais de sa lubie, car je ne voyais pas du tout l’intérêt d’unir nos deux identités administratives. En revanche, dans ces circonstances, je sentais que j'étais prête à en faire l’expérience avec Qadir pour lui offrir une chance de vivre là où il se sentait bien.
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