Le camp des réfugiés
Qadir n’était plus en prison, officiellement. On l’avait transféré dans un camp de réfugiés où il devait patienter avant de signer pour la procédure de déportation. Une fois installé bien à l’écart dans ce logement précaire, il aurait le temps pour se décider, lui avait-on dit. Dans les faits, on l’encourageait gentiment à rentrer d’où il venait, s’il souhaitait quitter ce logement insalubre situé à une heure de la ville, loin de tout
Voir son nom s’afficher sur mon téléphone en train de sonner m’a déclenché un fort élan d’excitation. Toutefois, en l’écoutant, ma joie a dû vite laisser place à de la compassion indignée. Pour la première fois depuis que je le connaissais, il ne cachait pas son abattement. L’établissement où il venait d’arriver était pire que le précédent. Il ne supporterait pas longtemps de vivre cloîtré dans ce hangar bondé, sale et bruyant, sans aucune intimité. À la suite de ce rapide compte rendu, il s’est empressé de changer de sujet et de me demander comment ça se passait pour moi à Timburland avec Dalil, et comment se portait Anoush. Lorsque j’ai proposé de venir au camp pour lui rendre visite pendant le weekend, la voix de Qadir s’est teintée d’allégresse. Trop entêtée à considérer qu’il aurait une chance de se retourner, je n’ai même pas pensé à lui demander s’il souhaitait récupérer ses instruments de musique.
Au stade où j’en étais, pas la peine de révéler mes plans à Dalil. On pouvait s’attendre à toutes sortes de réactions de sa part. Je craignais qu’il me décourage dans mes démarches.
Le samedi soir, j’ai passé des heures sur internet à me renseigner sur les conditions de mariage en Islande pour les étrangers. Avec le recours au traducteur en ligne, j’ai exploré quantité de sites administratifs sur le petit ordinateur emprunté à Óskar. Vers vingt-et-une heure, un message de Dalil a fait vibrer mon téléphone, mais j’étais trop préoccupée par mes recherches pour le lire. Ayant oublié de faire les courses, je cassais la croûte au milieu de la nuit avec des biscottes au beurre et une tisane, tout en déroulant des pages entières de forums. On pouvait y lire des échanges de conseils entre étrangers souhaitant se marier en Islande ou qui l’avaient déjà fait. D’ailleurs, je suis tombée sur le cas d’un français qui s’était mariée avec une indienne en Islande l’année précédente. Je lui ai adressé un message sur le site afin de lui proposer une rencontre pour en parler plus amplement. Finalement, rien ne semblait très contraignant dans la procédure qui précède le mariage, ni par la suite. Les islandais ne menaient pas d’enquête intrusive, comme ça pouvait parfois être le cas en France. Il n’y avait même pas besoin d’avoir une adresse commune. Le mariage offrait à l’époux non-européen le droit de résidence et de travail en Islande jusqu’au moment où il pourrait demander la nationalité islandaise, au bout de quatre ans. Certaines personnes célébraient leur épousailles dans un temple sans passer par la mairie, et cela suffisait à ce que l’alliance soit reconnue par les autorités.
Il était trois heures du matin lorsque j’ai déplié le sofa pour me coucher. Mon cerveau ne parvenait pas à déconnecter pour de bon. Où en était Qadir de ses réflexions ? Que penserait-il de ma proposition ? J’avais hâte de le revoir et d’en discuter avec lui. En me réveillant plusieurs fois, j’avais des sursauts de perplexité. Sept mois que j’avais débarqué sur cette île, et j’allais me rendre dans un camp de réfugiés pour proposer à mon ami un mariage “d’arrangement”… L’extravagance de Dalil avait-elle déteint sur moi ? J’oscillais entre le doute et un sentiment d’excitation. De toute façon, ma vie était riche de bien des folies, et c’est ainsi que je la trouvais belle et qu’elle valait la peine d’être vécue.
Le dimanche, je me suis rendue à Hlemmur en début d'après-midi pour prendre le bus en direction du campement. C’était le seul de la semaine qui desservait cette presqu’île aux étrangers dont on ne voulait pas. Il était évident que cet isolement avait pour but d'encourager les migrants à déguerpir dans les plus brefs délais. Je me suis réfugiée sous l'abri-bus, forcée de constater que nous étions bel et bien en hiver, désormais. Novembre avait débarqué avec ses bourrasques chargées de pluie froide, et les nuits s'allongeaient à vue d'œil. J’ai donné quelques couronnes au conducteur à la mine maussade avant de gagner un siège vers le fond. Le véhicule était surchauffé, si bien que je me suis assoupie pendant presque toute l’heure de trajet. Il n’y avait plus que moi et un type renfrogné dans sa capuche lorsque nous sommes arrivés au terminus. Encore trente minutes de marche au milieu d’un désert de lave noire, typique de la région de Keflavik où se trouve l’aéroport. Les gouttelettes me fouettaient le visage, mais dans mon cœur, je n’avais qu’une hâte, celle de revoir le visage de Qadir.
Comme on pouvait s’y attendre, le hangar était en endroit piteux, humide et froid. J’ai pénétré timidement l’enceinte, ayant la sensation d’être une intruse : Femme blanche au ventre repus qui ne connaitrait jamais la déportation. Européenne qui posséderait toujours un passeport et un logement convenable… Des dizaines de tentes étaient alignées le long des murs gris et sales, lesquels faisaient résonner un cohue de conversations dans des langues variées. N’osant pas poser des regards indiscrets sous les tentes ouvertes, j’ai appelé Qadir sur son téléphone pour qu’il vienne me trouver près de la grande porte.
Une gamine aux couettes noires est venue s’agripper à mes mollets. Elle mordillait un doudou crasseux, l’air perdu. Je me suis baissée pour lui être attentive, cherchant du regard un potentiel parent. Qadir est apparu à ce moment-là, un sourire prenant place sur son visage cerné. Sa silhouette paraissait bien maigre. Avant de me saluer, il a soulevé la fillette en lui collant un bisou, avant d’appeler Fayaz, probablement son papa, et de la déposer à l’entrée de leur tente. Décidément, il n’avait pas perdu sa joie de vivre ni sa gentillesse.
Ne sachant plus tout de suite comment nous dire bonjour, je lui ai donné une accolade furtive avant de lui serrer la main en transmettant toute ma joie de le revoir dans ce contact peau à peau inhabituel. Nous avons fait un tour dans les lieux tandis qu’il m’expliquait en quelques mots désabusés comment se passait leur vie ici. Il m’a montré sa tante qu’il partageait avec trois afghans et un pakistanais. Il y avait du monde partout. Comment allais-je trouver le courage de développer mes idées dans cet endroit où l'intimité n’avait pas sa place ? Je lui ai suggéré d’aller dehors, puisque la pluie s’était un peu calmée. Nous nous sommes collés derrière le mur des sanitaires qui protégeait du vent.
Ne sachant pas où commencer, nous avons proféré quelques banalités entrecoupées de silence, échangeant des sourires complices de retrouvailles et des soupirs plombés par la situation. Enfin, Qadir m’a avoué qu’il avait bien de la peine à se figurer dans quelle direction partir. Il ne se voyait pas retourner faire sa vie en Inde pour des tas de raisons.
— Je ne sais pas ce qui est le pire. Me retrouver à faire des petits bouleaux sous-payés en Roumanie sans être sûr d’acquérir un statut qui me permette de rester en Europe, ou bien retourner en Inde, sachant que jusque-là, je pensais vraiment avoir tourné la page. Je me suis fait au mode de vie européen. Ça va être compliqué de vivre à nouveau dans un pays où il y a des enfants qui mendient dans chaque rue. C’est assez égoïste de ma part… D’un autre côté, je ne me vois pas retourner dans ma famille où tout le monde est marié et travaille dur pour sa survie, pendant que je me suis absenté depuis plusieurs années en occident où ils s’imaginent que tout le monde fait fortune. Je ne peux pas arriver comme ça, bredouille sur le seuil de leur porte, sachant que j’ai déjà dilapidé l’argent qu’ils ont mis dans mes études. Puis si tu débarques en Inde sans argent, sans diplôme, en dehors de ton village et de ta famille, tu n’es rien. Bon à vendre des glaces dans la rue pour se louer une cabane de survie. Personne ne te fait de cadeau, a-t-il lâché avant de s’accroupir contre la paroi en tôle.
Il a saisi un caillou par terre qu’il a lancé devant lui sans entrain.
— Je suis dans le brouillard total… Je ne sais pas ce que j’attends ni où aller.”
Je l’ai toisé un instant en me grattant la tête pour savoir comment lui dévoiler ma proposition. J’ai bredouillé plusieurs débuts de phrases avant d’en arriver à lui faire comprendre ce à quoi je pensais.
— … Alors voilà. J’ai beaucoup étudié la question de mon côté, et si tu es d'accord, je te propose qu’on joue les époux à la mairie pour que tu puisses rester faire ta vie ici…
Il a ouvert de grands yeux, médusé.
— Je veux dire, je te propose un mariage comme tu comptais le faire avec Judit, mais sois tranquille, je ne te demanderai rien en échange. C’est un coup de main amical que je te propose. Pour moi, ce n’est vraiment pas grand chose à faire… Sincèrement, ça me ferait tellement plaisir que tu puisses être à nouveau mon voisin. Tu ne peux pas savoir comme ça me manque, nos réunions pour boire le thé en rentrant du travail… et l’odeur de ton pain qui se faufile à travers ma fenêtre. Tu n’es pas du tout obligé de me donner une réponse maintenant. En tous cas, quand j’y songe, ce serait tellement mieux que tu puisses t’installer pour de vrai et faire ta vie comme tu l’entends… Trouver un travail de ton choix en toute légalité, dormir tranquille, et que sais-je ? Ouvrir un restaurant, donner des concerts ?
Évidemment, il s’est défendu en disant que c’était trop, qu’il ne pouvait pas accepter un tel service de ma part, que ce n’était pas de ma faute si des tas de gens comme lui n’avaient pas le droit faire leur vie où ils voulaient en Europe.
— En attendant, hormis avec ma proposition, tu n’as pas d’autre choix que de quitter le pays, il me semble. Qu’est-ce que tu vas devenir ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. J’essaie de retrouver la paix en moi pour y voir plus clair. C’est compliqué ici, mais j’essaie de m’aménager des temps d’isolement pour me recueillir. Je prie fort pour que la situation s’éclaire même si je ne sais pas encore comment. Je suis bien arrivé jusqu’ici… Mon ange gardien en a peut-être encore sous le coude ? a-t-il plaisanté dans un éclat de rire.
Son état d’esprit englué m’a fortement rappelé une fable que je me suis mise à lui raconter.
— C’était un homme, très croyant, dont la maison était peu à peu submergée par des inondations. Réfugié sur le toit, il priait Dieu pour être sauvé. Un homme est venu vers lui avec une barque en lui proposant de le suivre. Il a répondu que ce n’était pas la peine, Dieu le sauverait. Deux autres personnes sont venues en bateaux vers lui en lui proposant de l’aide. Il leur a répondu la même chose. L’homme est mort noyé. Lorsque Dieu l’a accueilli dans sa demeure, l’homme a demandé: pourquoi as-tu ignoré mes prières ? Je te laisse imaginer la réponse donnée par Dieu… Je t’ai envoyé trois personnes prêtes à s’occuper de toi, et tu as refusé leur aide. C’est toi qui n’a pas pris en compte mes réponses.”
Qadir a souri le regard perdu, appréciant le message. Il s’est un peu détendu et m’a considéré de manière plus sérieuse, cette fois-ci.
— Admettons que nous procédions ainsi… cela posera problème si tu rencontres un amoureux et que tu souhaites te marier ou avoir des enfants ?
Je lui ai répondu que j’étais encore loin d’en être à ce stade, que d’ici là il aurait déjà la nationalité islandaise et nous pourrions divorcer.
Il allait songer à la question. Lorsque j’étais sur le point de partir, il a évoqué une avocate disponible pour “les gens comme lui” par le biais de la croix rouge, et avec qui nous pourrions en discuter. “Je te donne ses coordonnées'', a-t-il ajouté. Nous lui expliquerons que nous sommes en couple et que nous souhaitons nous marier dans un délai assez court afin de rester vivre ensemble. Mais d’ici là, réfléchis bien, toi aussi. Ta proposition me touche beaucoup et je ne souhaite vraiment pas t’attirer des contraintes.”
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