.

5 minutes de lecture

 Le lendemain matin, Dalil m’a salué gaiement au travail. Loin de se douter de ce que j’avais trafiqué la veille, il a commencé à me raconter son dimanche avec les petits enfants de Sigrún.

— Moi qui comptais t’emmener à Hvalfjörður, finalement, je me suis démené toute la journée avec Björk et Friðrik. Nous n’avons pas chaumé ! m’a-t-il nargué.

— Oups, c’est vrai que j’ai oublié de répondre à ton message samedi. Désolée, je…

— Ne prends pas la peine de m’inventer une excuse bidon, s’il te plaît, m’a-t-il coupée. Je ne mérite pas ça. De toute manière, cette association verra le jour, avec ou sans toi. De mon côté, j’y travaille chaque jour. Et je n’ai pas eu besoin de toi pour avoir l’idée.

 Gummi est intervenu en me tendant un papier avec une commande urgente à préparer. Dalil est parti travailler de son côté. Une chance, car il venait de sacrément m’agacer avec ses provocations.

 À midi, il s’est assis avec son plateau repas à ma table, l’air de rien, faisant cadeau d’une petite vanne de son cru au passage qui m’a fait sourire. J’ai profité de cette légèreté dans l’air pour l’informer que j’avais été voir Qadir. Il a feint une moue d’incompréhension : “Qui donc ? Qadir ? Ce mec n’existe plus pour moi. Mieux vaut ne pas y penser, maintenant qu’on sait ce qui l’attend. Je te conseille d’en faire autant. Des mecs comme ça, il y en a partout. N’en fais pas une affaire personnelle. D’ici peu tu l’auras oublié”, a-t-il lancé sur ton moqueur.

 Cette réaction m’a laissée pantoise. Il m’arrivait, certes, de laisser Dalil sortir des aberrations que je faisais de mon mieux pour ne pas relever, lui trouvant toujours des excuses. Mais là, il attaquait une personne qui m’était trop chère. J’ai ressenti une vague de mépris envers Dalil qui plantait sa fourchette dans le saumon au poivre, échappant un faux rire gonflé de jugement.

 Néanmoins, ces paroles acerbes résonnaient dans ma tête tout au long de la journée. Seule dans ce pays, ma manière d’envisager l’avenir avait pris une tournure nouvelle et je me croyais capable de tout. L’influence de Dalil avait visiblement contribué à me faire tomber certaines barrières. J’en arrivais à m’envisager pilote, cofondatrice d’association et mariée avec un ami au nom de la liberté. Il me prenait des sursauts de doutes. Et si l’absence de mes anciens repères me faisait perdre la raison ?

 Le soir, je me suis longuement entretenue avec ma sœur au téléphone. Même si nos appels s’étaient espacés depuis que j’avais quitté la France, Ninon restait ma plus fidèle confidente. Entre elle et moi régnait toujours une bienveillance totale. Elle n’a pas été déçue par les nouvelles lorsque je lui ai parlé de l’aide que je comptais proposer à Qadir.

— Je ne sais pas si je serais capable d’un tel geste, m’a-t-elle confié. Depuis que tu habites en Islande, j’ai l’impression que tu as toujours des trucs de dingue à nous annoncer ! Mais, hôte-moi d’un doute, tu m’as bien dit qu’il était gay, ton voisin ?

— En fait, Qadir ne m’en a jamais parlé lui-même, c’est Dalil qui me l’a dit.

— Donc tu n’en as pas la certitude ?

— Il n’aurait pas inventé un bobard pareil sachant que je fréquente Qadir encore plus que lui. D’ailleurs, je ne serais pas étonnée qu’avec Óskar, ils soient sortis ensemble. Le jour où nous avons mangé avec lui chez Qadir et Anoush, j’ai perçu des regards complices quand ils m’ont raconté leur rencontre.

— Je vois, a commenté ma sœur dont je devinais le sourire, elle qui était avide de ce genre de potins. Tu n’as jamais demandé de détails là-dessus à Qadir ?

— Non, il est du genre discret et il a ses raisons, que je respecte.

— Mais tout de même, tu devrais enquêter un peu plus, histoire d’en avoir le cœur net. Parce que ta proposition de mariage, ce n’est pas anodin…

— Oui, peut-être… Mais si tu vas par là, il n’y a jamais eu d'ambiguïté entre lui et moi. Nous avons été clair sur le fait qu’il s’agissait d’un acte administratif pour le sortir d’affaire. En tous cas, il n’a jamais joué les séducteurs, ni avec moi, ni avec les filles du couchsurfing que je lui ai présentées. Nous avons passé pas mal de temps ensemble et partagé beaucoup de choses, mais dis-toi que c’est à peine s’il ose me regarder dans les yeux.

— Soit. En tous cas, il a beau n’être que ton ami, ce sera peut-être le seul mariage de ta vie, voire le seul de toute notre famille, si toi et moi, nous prenons exemple sur papa et maman. Les connaissant, eux ne feront pas le déplacement, mais pour moi qui comptais déjà venir voir comment c’est chez toi, disons que l’occasion fait le larron !

— Bon, alors prépare tes bagages pour bientôt !

— J’y veillerai dès lors que tu me donneras plus de précisions sur vos avancées. J’ai grand hâte de rencontrer ce fameux joueur de flûte aux yeux verts…

 Les choses se sont accélérées. J’ai contacté Aneta Romanowski, l’avocate dont m’avait parlé Qadir. Notre histoire a dû lui paraître tout à fait banale. Elle m’a expliqué la procédure à suivre. Il s’agissait de réunir un certain nombre de papiers pour constituer le dossier à soumettre à la mairie ou bien au maître de cérémonie religieuse si nous souhaitions nous marier dans un temple. Après m’avoir demandé à nouveau si j’étais certaine d’être en accord avec cet engagement administratif, mon ami a décidé d’accepter la main que je lui tendais.

 Comme la constitution du dossier devait prendre un certain temps, l’avocate a pris l’initiative de demander pour lui un rapatriement vers la ville. Ainsi, il n'en avait plus que pour quelques jours à supporter l’ambiance du campement.

 Je me suis dépêchée de communiquer avec les parents au sujet du mariage, redoutant un peu leur réaction. "Ça ne m’étonne pas tant de ta part”, a dit ma mère. Ils m’ont posé pas mal de questions sur la marche à suivre et sur Qadir, même si je leur avais déjà beaucoup parlé de “mon voisin” depuis que j’étais en Islande. “Tu es majeur et responsable” a conclu mon père. “Nous ne sommes pas à ta place et je n’oublie pas que tu as ton propre chemin à faire. Mais sois prudente.”

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Brioche ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0