Les invasions
Dalil est entré dans une phase que j'appellerais “la tendre séduction” car il se voyait perdre du terrain avec moi.
— Ils ont sorti un film sur la vie d'Adrienne Bolland, une des premières grandes pilotes de l’entre-deux guerres. J’ai regardé la bande annonce hier. Ça promet ! m’a t-il annoncé avec un rictus d’excitation. Il faut absolument qu’on le regarde. Demain, chez moi ou chez toi, que préfères-tu ?
J’ai accepté la proposition, éprouvant plus d'intérêt à voir le film qu’à recevoir Dalil chez moi. En tous cas, il n’était pas question de retourner enquiquiner Sigrún dans ses appartements. Depuis quelques temps, je voyais s'effilocher mes rapports avec cet homme. Je ne savais plus très bien comment gérer cette relation. J’avais beau lui opposer des stops à certains endroits nécessaires, je continuais de le laisser prendre place dans ma vie sans réussir à placer les limites à un endroit qui soit juste. En réalité, je continuais de me sentir redevable envers lui, non seulement par rapport à toutes sortes de services rendus tels que des trajets en voitures, l’obtention d’un kennitala, le prêt d’un vélo, et j’en passe ; et c’était aussi à lui que je devais cette passion naissante pour le pilotage. J’avais donc la sensation de faire quelque chose de mal en lui cachant ce que nous préparions avec Qadir. J’avais beau me sentir un peu malhonnête, depuis la réaction acide qu’il avait eu à ce sujet, je n'envisageais pas d’en discuter à nouveau avec lui.
Il a débarqué sur le seuil de ma porte le jeudi soir à dix-neuf heures trente pétantes, muni de quelques victuailles à grignoter pendant le film. Nous avons passé une soirée agréable, tremblant d’excitation devant certaines séquences. Je m’identifiais à cette protagoniste, libre et ambitieuse. En nous quittant, il m’a fait promettre que j’obtiendrais ma licence avant le fils de Sigrún. Fatiguée, j’ai acquiescé pour ne pas faire d’histoire, mais une fois au lit, j’y repensais en regrettant de ne pas savoir être plus ferme et intègre face à lui. Adrienne Bolland ne se serait pas laisser piéger par tous ces compromis. Une belle source d’inspiration qu’il veniat de m’apporter…
— J’ai deux surprises pour toi, m’a-t-il annoncé le lendemain matin. Jette un coup d'œil dans notre casier”.
Dubitative, je me suis exécutée. En ouvrant la petite armoire en métal, j’ai découvert une chemise blanche soigneusement pliée, l’étiquette encore attachée dessus, sans le prix.
— J’ai la même. Du coton biologique. Je suis certain qu’elle t’ira à merveille !
En la sortant, je constatais la coupe droite, un basique masculin, visiblement.
— Tu m’offres une chemise pour homme ?
— Allons, ne fais pas cette grimace ou tu vas me faire regretter. Sur tes épaules carrées, voilà qui tombera parfaitement.
— Mais pourquoi est-ce que tu me fais ce cadeau ?
— C’est l’étape numéro 4, a-t-il déclaré. Savoir se présenter et se représenter en tant que pilote. Certes, l’habit ne fait pas le moine, mais sans son vêtement, qui comprendra ce qu’il est ? De huit heure à dix-huit heure, tu portes chaque jour ce pantalon et cette veste de travail jaune fluo. Il s’agit d’un costume non seulement pratique, mais qui offre de manière simple et directe une vision de ce que tu fais ici. Il renseigne les clients de même qu’il imprime en toi un certain rôle, une responsabilité dans l’entreprise. Je peux t’assurer que ces vêtements ont déjà influencé ta démarche. Si tu travaillais dans les bureaux d’en face, on t’aurait fourni la même chemise bleue et inconsciemment, tu aurais été imbibée de l’attitude de tes semblables. Vois tu, ma chère Juliette, si au quotidien tu te crois ouvrière chez Timburland à cause ou grâce à ton accoutrement, eh bien, une fois chez toi, il serait judicieux de t’habiller plutôt en qui tu souhaites devenir. Une pilote qui se tient droite et sait maintenir son appartement propre et dégagé. Aucun obstacle à l’horizon, comme là-haut, a-t-il déclaré en pointant un doigt vers le ciel. Je peux même commencer à t’appeler Adrienne, si tu le souhaites !
— Pas la peine d’aller jusque là, ai-je fait.
Une chose est sûre, je ne me voyais pas du tout m’habiller avec cette chose fade et masculine. Si ça se trouve, Sigrún lui avait acheté deux chemises identiques en promotion et il me présentait généreusement l’une d’elles.
— À seize heures viendra la surprise numéro 2.
— Oula, j’ai peur.
— Tu as tort ! C’est beaucoup mieux que la chemise !
— Ça, c'est facile.
— Elle s’appelle Aurore, a-t-il eu de la peine à prononcer. Elle vient pour faire un stage à la chocolaterie. Elle n’a pas encore de logement et cherche à se faire des connaissances. J’ai relevé son annonce sur le site du couchsurfing. Tu me connais, après avoir bien analysé son profil pour être sûr qu’elle nous corresponde, je lui ai envoyé un petit message en lui proposant de lui faire découvrir la capitale. Je ne lui ai pas proposé de la loger, mais si tu souhaites le faire, elle arrive à l’aéroport cette après-midi et je lui ai suggéré de venir ici dès son arrivée, vers dix-sept heures.
Il m’a montré son profil et les messages qu’ils avaient échangés sur la plateforme.
Que dire ? En soi, ce n’était pas une mauvaise idée. J’avais bien eu la chance que des âmes charitables comme Naia et Beata m’aient généreusement accueillie chez elles lorsque j’en avais besoin. Il semblait donc logique d’en faire autant dans un cas comme celui-là. Néanmoins, la façon qu’avait Dalil de gérer tout à l’avance dans son coin me déplaisait. Il a fallu retourner à nos travaux sans que j’ai pu trouver le courage de lui faire savoir ce que je ressentais.
Après la pause méridienne, j’ai commencé à avoir un terrible coup de fatigue. Il n’y avait que l’air glacé de dehors sur ma figure pour m'empêcher de sombrer. Les journées avaient encore raccourci et d’épais nuages maintenaient une semi-obscurité durant les heures où la courbe du soleil dépassait l’horizon. Ces derniers temps, le réveil devenait de plus en plus difficile car dehors, il faisait noir jusque vers dix heures, miminum. Par moments, je commençais à en avoir assez de l'entrepôt et ma motivation pour ce travail déclinait en même temps que ma force physique. Je me rendais compte que la quantité de travail que je m'infligeais (la même que mes collègues) était devenue lourde et perdait son sens. Les questions concernant mon avenir chatouillaient mon esprit engourdi. Je me rendais compte que je ne n’avais pas l’énergie pour mettre en place de grands changements, juste envie d’être au chaud et de me changer les idées.
Dalil s’est rendu en premier pour accueillir notre invitée française dans la salle de pause, à l’étage du magasin de bricolage. Quelques minutes plus tard, je suis venue à sa rencontre tandis qu’il devait me relayer sur une commande.
Petit gabarit, Aurore était vêtue dans un style décontracté assez proche du mien. Son sourire augmenté par de joyeuses fossettes venait soudain égayer ma journée. Quel plaisir reposant que de pouvoir converser à nouveau dans ma langue ! Dalil lui avait parlé de moi et elle avait à cœur de faire ma connaissance. Un gobelet de chocolat chaud en main, elle était assise entre sa valise et un mystérieux coffre en cuir noir. “J’ai emmené mon accordéon !” a-t-elle répondu à mon œil inquisiteur fixant la boite. Je me suis laissée séduire par la perspective d’une soirée en sa compagnie. Qadir n’était pas encore revenu et je n’avais personne avec qui partager mon dîner. Je lui ai donc offert de passer quelques nuits chez moi le temps qu’elle se trouve une chambre à louer. Cependant, ayant lancé l’invitation, je me suis rappelée de mon départ en trombe le matin même. Les gâteaux apéritifs amenés par Dalil la veille, ses deux cannettes de bière gisant sur la table avec mes couverts, ainsi que mon pyjama en boule quelque part. Je regrettais de ne pas pouvoir faire un peu de rangement avant de la recevoir. En revenant terminer la commande avec Dalil, je lui ai dit qu’il aurait pu me prévenir plus tôt de l’arrivée d’Aurore afin que j’ai le temps de préparer un minimum son arrivée.
— Eeeeeeeasy, ne te fais pas de bile. C’est moi qui t’ai mise dans cette situation, donc j’assumerai. Emmène-la avec toi faire quelques courses en sortant du travail, je me chargerai de passer faire un coup de ménage chez toi en attendant. Tu sais que j’adore faire ça.
Prise de court, je me suis vue accepter l’offre, tout en me reprochant, encore une fois, de le laisser jouer les sauveurs indispensables et organiser mon emploi du temps. Dalil connaissait déjà le code de la boite à clef pour rentrer chez moi, il pouvait donc rentrer et sortir en autonomie.
À l’heure où nous quittions Timburland, le ciel était obscur et des flocons de neige scintillants tournoyaient sous les lampadaires. Quelques arbres étaient déjà parés de guirlandes lumineuses. Aurore et moi sommes rentrées en bus avec ses bagages et mon vélo.
En pénétrant dans le studio, j’ai constaté que mon collègue avait très bien géré sa mission. Le lit était fait, la table vide et nettoyée, la vaisselle faite et le balai passé. Grâce à lui, je m’apprêtais à passer une soirée en charmante compagnie, et ce dans un appartement très présentable. Entre agacement et reconnaissance à son égard, mon cœur balançait.
Pour le dîner, nous avions prévu des spaghettis au pesto. Nous n’avions pas acheté de fromage car je savais qu’il m’en restait un gros morceau que nous pouvions rapper dans le plat de pâtes. Mais au moment de le sortir, je ne l’ai pas trouvé. J'étais pourtant sûre de l’avoir vu le matin même… Étais-je fatiguée à ce point ? D’un œil tout à coup aiguisé, j’ai commencé à scruter l’appartement. C’est au moment de tirer les rideaux que je me suis également aperçue de l’absence d’un étalage de petites pierres qui décoraient normalement le rebord intérieur de ma fenêtre. J’ai fermé les yeux un instant en me remémorant leur disposition. Il y avait deux galets polis par l’océan dont l’un que j’avais ramassé sur une plage du Cambodge, des fragments de roche basaltique, une coque de bigorno et un joli fossile que mon père avait trouvé sur un chantier. Nous étions sur le point d’aller dormir. Je n’en ai pas touché mot à mon invitée. La tête sur l’oreiller, je songeais au fromage et aux cailloux portés disparus. La face moustachue de Dalil hantait mon esprit comme un démon sournois. Ma mâchoire se crispait.
Lorsque je l’ai trouvé en face de moi au travail, je n’y suis pas allée par quatre chemins. Lui ayant d’abord demandé comment il allait, j’ai enchainé en demandant des nouvelles du fromage.
“Au cas où tu n’aies pas remarqué, j’ai jeté tes poubelles car l’odeur commençait à attirer les moucherons. C’est tout de même critique d’en arriver là ! Du coup, j’ai jeté un œil dans ton réfrigérateur pour voir si tu n’avais pas quelques vieilleries là-dedans aussi. J’ai dû virer une pomme toute flétrie, un reste de petits pois en boîte recouverts d’un duvet gris et le fromage en bonne voie d’acquérir le même pelage dégoûtant.
— Tu es sérieux ?! Dalil, il s’agit de MON frigo et de MA nourriture ! me suis-je soudain emportée. Il suffisait de gratter le dessus, et ce morceau de fromage m’aurait tenu la semaine !
— Oh pardon, Mademoiselle. J’oubliais à qui j’avais à faire… Vous autres les Français et vos fromages qui puent, vous n’êtes pas très bien réputés en ce qui concerne l’hygiène. Excuse-moi mais grâce à toi, le cliché se confirme.
Soupir exaspéré de ma part. J’ai dû lever les yeux au ciel.
— Et qu’est-ce que tu as trafiqué avec les pierres qui étaient sur le rebord de ma fenêtre ?
— Ta petite exposition de graviers ? s’est-il moqué. Allons Juliette, ceux-ci ont regagné leur juste place dans la nature. Aucun encombrement admis, ça signifie pas de place pour les objets futiles ! Tu devrais me remercier au lieu de faire ton chef. Je t’avais prévenue, je suis là pour accélérer ton évolution, pas pour te chanter la sérénade ! Depuis que tu es ici, je te mâche le travail. J’essaie de te donner des objectifs à ta hauteur, mais visiblement, je continue de te surestimer. Propreté et ponc-tu-a-li-té ; savoir sélectionner ses fréquentations, c’est le béaba ! Les jours passent et au lieu d’arriver en avance, je te vois débarquer au travail avec parfois dix minutes de retard ! Et en plus de ça, tu te pointes en baillant comme un hippopotame. Bientôt, on ne pourra plus compter sur toi, c’est évident. Qu’est-ce que tu comptes faire quand tu sera licenciée comme Anoush ? La seule initiative que tu aies su prendre par toi même, c’est d’aller fréquenter des bons à rien comme lui et Qadir !
Le ton était froid, le regard sévère, l’index accusateur. Les mots coupants avaient transpercé un à un la faible cuirasse dont j’étais dotée. S’il avait fallu représenter ma réaction dans une bande dessinée, une goutte de sueur sur le front et la cervelle béante qui fume comme une voiture en panne conviendrait parfaitement. J’étais en état de sidération. Tout s’était figé dans mon thorax. Une boule est apparue dans ma gorge, à l’origine d’une douleur intense. Je crois que j’ai arrêté de respirer pendant plusieurs secondes. Dalil a fichu le camp et je n’ai pas bougé, pas été en mesure de décrocher un mot. Un torrent de colère bouillonnait au loin dans l’abîme de ma confusion. J’étais anéantie, bras pendants, jambes coupées. Les larmes menaçaient de faire exploser le barrage que je leur dressais.
Annotations
Versions