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Le bougre n'a jamais eu peur de la solitude. Il a passé sa vie, en fait, à la chercher. Dans ce monde grouillant de regards, de mots dits à mi-voix, de pensées sournoises, de manteaux de haine tissés d'obscénités, de caresses teintées de traîtrise perpétuelles, il n'a jamais trouvé de réconfort. Dans la solitude, il se retrouvait en bonne compagnie. La sienne.
Mais cette fois, il la craignait. Elle l'entourait de bras qu'il ne voulait pas avoir autour de lui.
On pourrait se demander " Mais craint-il la mort, alors ? ". Mais l'écho ne nous répondra pas, comme dans le cas d'Émilien qui maintenant, on l'entend, grogne comme une bête acculée à ce mur d'étrangetés auxquelles il n'est pas familier.
" Je vous emmerde, " hurle-t-il.
Puis les yeux au ciel: " Et je t'emmerde aussi, saleté de dieu qui n'existe pas! "
Il ferme les yeux mais l'image imprégnée sur ses pupilles demeure bien vivante. Le vide, l'absence de rien dans un noir blanchi d'obscurité. Il porte encore une main à son coeur qui persiste et signe : toc, boum, toc, boum. La Mort est prise dans un bouchon de circulation en quelque part entre la Syrie et la Belgique et l'Amérique.
Il pousse un long soupir et tente d'arrêter ce cycle infernal du souffle en cessant de respirer. Bientôt, les petites mouches noires du désespoir dansent derrière le rideau clos de ses paupières. Il danse un peu sur le cuir de la chaise roulante. Il ne tiendra pas, on le sait. Personne ne peut arrêter de respirer comme ça, volontairement, sans se lancer de nouveau dans la valse d'air que la nature nous a accroché au corps.
Il inspire dans un râle qui a des allures de drain mal embouché. Le gargouillis de gorge sonne le glas dans ce corridor de la mort aux allures de jardin desséché.
Puis, il perçoit une odeur. Au début, il n'arrive pas à l'identifier. Elle est sucrée, voir rouge et striée. Réglisse. Fraise. Il sourit. Cela lui rappelle son enfance sur la rue Masson, au troisième étage de ce logement décrépi où sa mère préparait le rôti de porc pendant que son père pompait ses "Craven A" à bout filtre en lisant la Patrie. Émilien, en culotte courte, les genoux éraflés par les cailloux de la ruelle, le cheveu en bataille, se voit entrer par la porte arrière, directement dans la cuisine où bouillaient un kilo de pommes de terre. Il serre dans sa main un bâton spiralé de réglisse rouge à saveur de fraises. Et sa mère qui gueule :
" Émilien Sauvageau, pour l'amour du Saint-Ciel, tu manges encore des sucreries juste avant le souper! Va te laver les mains et la face avant que je te varlope le fessier! Armand, parle à ton fils ou je ne sais pas ce que je vais faire! "
Et papa Armand de répondre avec toute la responsabilité paternel du monde sur ses frêles épaules : " Mmh, mmh, mmh! "
Odeur d'enfance. Émilien sourit. Pour peu, il ouvrira les yeux et trouvera un bâton de ce précieux cadeau entre ses doigts nappés de douleurs arthritiques.
Le pauvre vieil homme écarte le rideau de ses paupières et remarque tout d'abord le rouge, un rouge vif, un peu poisseux, qui court sur les carreaux. Il vient par petites vagues. Cette masse court vers lui, portant avec elle l'odeur de réglisse qui lui transperce les narines. Il porte les doigts à son nez, histoire de faire cesser cet intrusion mais, malgré le blocage, le parfum insiste pour lui saturer le crâne de cette inondation montante.
Émilien tente de se lever mais l'épaisse substance est déjà en train de consommer ses chevilles. Il ne sent plus ses orteils.
" Dieu que je déteste la réglisse ... " murmure-t-il en écarquillant les yeux.
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