Le Fou
J’aurais préféré ne plus y penser, ne plus songer à cette histoire. Mais les gendarmes ont insisté. J’ai d’abord refusé, encore fraîchement choqué par la chose. C’est alors que les psychologues ont fait leur entrée en scène, avec leur regard exagérément bienveillant et leur costume impeccable. Ils m’ont assommé de leurs mots rassurants, de leurs phrases redondantes. Des tirades préfabriquées et apprises par cœur, solidement logées dans un recoin de leur éminente cervelle.
Tous ensemble, ils m’ont interrogé, questionné, supplié. Alors j’ai cédé. Et j’ai raconté :
Le soleil brillait, le ciel bleu rayonnait. « Un temps idéal pour une promenade dans la verte campagne » me dit l’Ami.
Nous partîmes alors avec notre panier-repas, heureux de passer un moment ensemble. La nature matinale nous régalait de ses senteurs agréables. La météo était idéale. Un température ni trop chaude ni trop froide ; parfaite.
Le matin durant, nous parcourûmes les sentiers aux milieux des champs. Vers treize heures, la faim tiraillant notre estomac et la fatigue emplissant nos muscles, nous nous arrêtâmes pour déguster le déjeuner. C’est là que la chose se produisit.
Un homme surgit de nulle part, tel un diable du fond de sa boîte. Nous n’avions entendu aucun bruit, décelé aucun son. La vision de cet être me produisit un véritable traumatisme. Il était effroyablement blessé. Sa main avait été arrachée, ses vêtements n’étaient plus que haillons et son corps était si maigre qu’on aurait dit un squelette. Mais le pire n’était pas là. Le pire, c’était son regard. Son regard brillant, à la fois heureux et triste, serein et effrayé. Une lueur folle de folie éclairait son regard fou. Car fou, il l’était. Mais pourquoi ? Qu’était-il bien arrivé à ce personnage dérangé ? Il semblait avoir connu l’enfer, alors que nous étions dans un véritable paradis… Et cette nature ne cachait aucun monstre, aucun prédateur.
Passé le choc initial, l’Ami appela les secours. Nous attendîmes ensuite leur arrivée, priant pour que les délais soient brefs, car la contemplation de ce malade était un véritable cauchemar visuel. Il nous fixait sans nous voir, perdu dans ses inextricables pensées. Soudain, il sembla se réveiller, reprenant le peu d’esprit qu’il lui restait et se mit à trembler, agité de convulsions incontrôlables, de plus en plus puissantes. Un rire démentiel s’échappa de ses lèvres, qui se mua en hurlement possédé. Nous étions là, plantés, terrifiés devant cette insupportable vision. Cela dura bien une minute, qui parut durer des heures.
À la fin de sa crise, le Fou s’effondra au sol, inerte, les muscles raides comme du bois. « C’est le Diable ! » s’écria l’Ami. Mais la bête qui était en lui semblait partie, et seul demeurait un homme innocent, un homme en danger. Tétanisés par cette mésaventure, l’Ami et moi n’osâmes parler. Le son de ce cri animal et rocailleux sifflait encore dans mes oreilles. Un besoin irrépressible de fuir s’empara de moi, et je décidai de m’éloigner de cet endroit. Je marchai quelques minutes, tel un automate, sans but précis.
C’est alors qu’un cri d’effroi retentit dans la clairière, suivi d’un hurlement affreux. J’accourus vers la scène, et me trouvai devant le corps de l’Ami, brutalement séparé de la vie. Et Lui.
Il était là, assis à califourchon sur le cadavre tout frais, le massacrant tel un fauve enragé. Avec son couteau volé sur la table, il frappait, laminait, détruisait. Et moi, j’étais là, roidi par la terreur et l’horreur, observant cet effroyable crime. Et le Fou continuait, continuait, avec son rire bestial, allant jusqu’à user de ses ongles pour arracher la peau et parfaire son méfait. Il hurlait de bonheur, jouissait de son terrible forfait. Un monstre. J’avais devant moi un monstre. À ce moment là, l’Horreur atteignit son paroxysme et mes yeux ne purent supporter pareille vision.
Je revins à moi quand les secours me trouvèrent. Le Fou était parti, tout comme l’Ami. L’un avait rejoint son repère, l’autre profitait des bonheurs éternels…
J’ai bien vu qu’ils ne m’ont pas cru. Leur mine sceptique a confirmé cette idée. Ils ont plus semblé me prendre pour un fou, moi, que croire à mon histoire. Les psychologues m’ont abandonné, préférant me prescrire un séjour dans un asile pour aliénés, tandis que les gendarmes, me prenant pour le meurtrier, ont plutôt penché pour des congés en prison.
Je suis devenu le premier suspect de cet atroce crime, moi qui avait toujours eu un casier vierge. J’ai passé une série de tests voulant s’assurer de ma santé mentale. Un avocat est venu me voir, « pour m’aider » comme il disait, mais je voyais bien que lui même ne croyait pas à mon histoire.
Le juge m’a condamné à la prison, vingt ans, pour meurtre. Quelle injustice ! L’Ami était mort, j’étais en prison. Nous deux, pauvres innocents, punis par la bêtise d’un autre.
Et cet autre, ce Fou, seul responsable, véritable coupable, profitait de la liberté en toute impunité…
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