1. L'amour au hasard
« On ne peut réellement aimer qu'une fois ». Chloé soupirait en écoutant sa grand-mère raconter, pour la énième fois, sa rencontre avec son grand-père. L'amour. Elle ne savait que radoter à ce sujet songea la jeune femme.
Les temps avaient changé et son aînée ne voulait pas l'admettre. Si il y a quelques dizaines d'années il était de mise de se marier jeunes, de rester avec la même personne malgré les épreuves et l'évolution des sentiments, aujourd'hui les choses étaient toute autre. Une histoire n'avait plus de cohérence, ni de longueur et les couples clichés nés au lycée qui duraient toute une vie n'était qu'une fiction sur un écran géant dans les salles obscures.
Chloé n'avait jamais espéré trouver ce fameux sentiment, celui dont tout le monde parlait sans cesse. Les papillons dans le ventre, le balbutiement, cette montée de stress mêlée à l'adrénaline à l'idée de voir l'être aimé. Rien de tout ça n'avait, un jour, pointé le bout de son nez, exaspérant son entourage plus qu'elle-même.
Elle aimait les romances au cinéma, elle les dévorait à la première occasion, mais elle avait perdu cette idée factice du bonheur provoqué par une rencontre.
— Ma chérie, reprit sa grand-mère. Tu m'écoutes ?
Chloé sortit de ses pensées et fit un sourire timide à la vieille dame face à elle.
— Pardon, je...je pensais à une idée pour le travail, prétexta-t-elle.
— Le travail, le travail, tu n'as que ça à la bouche ! Vous ne savez plus ce que c'est que rencontrer quelqu'un pour de vrai ! Votre jeunesse et ces applications à la noix qui ne veulent plus rien dire !
La jeune femme levait les yeux au ciel et pria pour qu'un miracle arrive pour cesser cette comédie qui avait déjà bien trop duré. Elle aimait sa grand-mère, mais ses discours conservateurs sur les bords avaient tendance à l'agacer de plus en plus avec le temps.
Comme entendant ses supplications, son portable les fit toutes deux sursauter en vibrant soudainement sur la table en aluminium du café où elles s'étaient donné rendez-vous. La jeune femme regarda son sauveur et grimaça involontairement en voyant le nom de sa mère affiché. Si elle était plus moderne que sa grand-mère, Mathilde n'était pas moins impatiente de trouver un gendre, à tel point qu'elle réussissait toujours à monter des traquenards absurdes pour caser sa fille toujours célibataire.
— Excuse-moi, c'est maman, dit Chloé avec un sourire étrange. Je reviens.
S'éloignant sur la terrasse, Jasmine, l'aînée encore en vie de la famille, observait sa petite-fille en terminant son thé darjeeling. Amusée, elle devinait que sa fille avait encore dégoté quelqu'un « qui lui conviendrait », comme elle le faisait depuis ses vingt-quatre ans, couvant le souhait d'être rapidement grand-mère.
Jasmine savait qu'elle ennuyait Chloé avec ses vieilles histoires, mais elle espérait toujours que la jeune femme garde les pieds sur terre et trouve son bonheur, elle qui avait grandi avec une mère volage pendant sa jeunesse avant de se marier avec un trader français qui avait l'ego aussi gros que son portefeuille bancaire. Elle ne voulait que son bonheur, lui rappelant dès que possible que la vie c'était autre chose que son écran, ses rendez-vous professionnels et ses soirées canapé à regarder en boucle les même films romantiques bien trop ficelés pour être vrais. Alors elle radotait avec plaisir sur sa propre histoire, banale pour l'époque, mais plus authentique que toutes ces relations éphémères qui naissaient sur Internet.
Ce fut lorsqu'elle reposait sa tasse sur la petite soucoupe en porcelaine blanche que Chloé refit son apparition, faisant bonne figure. « Mathilde a encore fait des siennes. », ne put s'empêcher de penser Jasmine.
— Maman et ses histoires, grommela la jeune femme en s'asseyant.
Jasmine pouffa de rire en observant sa petite-fille.
— Elle a misé sur quoi cette fois ?
— Un jeune avocat qui revient d'Islande.
— Mmmh un bon parti, donc.
— Je crois que maman pense toujours que restaurer des tableaux ce n'est pas un vrai travail...ni même en créer d'ailleurs.
La tête basse, Chloé fixa le fond de son latte maintenant froid. L'art était sa passion, sa vie, son métier...tout comme il était la déception de cette pauvre Mathilde qui avait rêvé d'avoir une enfant ingénieure ou chirurgienne, faisant ce qu'elle appelait un « vrai métier ». L'idiote n'avait pas pris le temps de s'informer pour savoir que sa progéniture était bien plus indépendante et épanouie que si elle avait suivi la voie attendue.
— Tu n'avais pas une exposition bientôt, d'ailleurs ? questionna la grand-mère. Je crois que tu avais mentionné un vernissage il y a quelque temps.
Relevant la tête, surprise que son aînée s'en souvienne, Chloé eut un nouveau large et sincère sourire, entamant avec joie la narration des détails de cette aventure.
La nuit avait assombri les rues, désormais éclairées par les lampadaires de style art parisien. Chloé était seule, le silence couvert par le petit air de jazz qui flottait dans son studio.
Cela faisait une heure qu'elle fixait les deux toiles encore vierges, posées sur des chevalets au centre de son atelier d'artiste loué dans un petit quartier discret. Perdue dans ses pensées, le compte à rebours l'angoissait alors que son vernissage approchait. Il lui restait deux toiles à terminer...et le timing devenait de plus en plus serré.
Elle repensa aux discussions eues avec sa grand-mère, les photos qu'elles avaient regardées ensemble, les anecdotes souvent amusantes qui accompagnaient les photos en noir et blanc ou vieillies par le temps. Ces souvenirs dégageaient quelque chose, un sentiment étrange, loin des téléfilms romantiques du dimanche après-midi qu'elle regardait quand elle n'avait aucune inspiration.
Après quelques autres minutes dans les nuages, la jeune femme se leva, éteignit l'enceinte et prit ses écouteurs. Une vague image s'était formée dans son esprit et elle allait s'isoler dans les notes douces et mélancoliques d'une playlist toute faite pour laisser libre cours à son imagination.
Une sonnerie retentit et coupa court aux gestes maîtrisés de la jeune femme. Elle regarda son portable et grimaça en voyant à nouveau le nom de sa mère avant de se figer en voyant l'heure. Elle n'avait pas vu le temps défilé, concentrée sur ses toiles, et il était déjà presque quinze heures.
Chloé s'éloigna de ses œuvres et se focalisa sur la première toile aux tons automnaux. C'était une scène qu'elle imaginait sa grand-mère vivre avec son grand-père, partit trop tôt pour ne l'avoir connu autrement que par les mots de Jasmine.
Deux silhouettes étaient assises sous un grand arbre, lovées l'une contre l'autre, alors que les feuilles oranges et sèches tournoyaient avec le vent, créant une scène à la fois douce, familière et vivante. Les nuages adoucissaient cette scène, flottant comme de gros cotons blancs au-dessus de leur tête. Il y avait une sorte de chaleur qui tira un sourire à l'artiste. Les détails étaient à peaufiner quand la peinture serait sèche, mais elle était satisfaite.
Son regard se tourna ensuite sur l'autre cadre, plus froid, gris et austère. Comme son contraire, elle s'était laissée guidée sur des tonalités plus pop et modernes, mais également plus distante avec la réalité.
Comme affrontant un passé réconfortant, elle avait, sans vraiment le vouloir, peint son époque. Même si elle appréciait la technologie, elle ne pouvait que reconnaître que sa grand-mère avait parfois raison : rien n'était pareil. Les facilités dont elle disposait avaient fait perdre des aspects simples et authentiques de la vie et elle ne s'en rendait compte que maintenant.
Reculant encore de quelques pas, son ventre criant famine après ces efforts, Chloé regarda les deux nouvelles toiles ainsi que le reste de l'exposition à venir. Si chaque scène était différente, elles montraient toutes des moments d'amour, des définitions du romantisme eues çà et là de ses balades ou de ce qu'elle voyait. Chaque tableau gardait la thématique...pourtant, elle trouvait qu'il manquait quelque chose. Si elle devait terminer les détails des nouvelles toiles, la jeune artiste n'avait pas cette étincelle et ce sentiment qui lui permettaient de dire que ses toiles étaient bien terminées pour l'exposition.
Soupirant, Chloé se résolut à quitter son atelier, espérant que le chemin du retour, en passant par sa pâtisserie préférée, pourrait lui donner cette inspiration qui lui manquait à cet instant.
Entamant son dessert, une part généreuse de tarte aux citrons, la jeune femme perdit son regard autour d'elle. Même si elle était dans l'un des coins les plus touristiques de la capitale, Montmartre était une source inépuisable de surprises pour elle. Sur la table d'une minuscule terrasse, elle se laissa aller à observer ce qui l'entourait.
Paris, ville de l'amour. Montmartre, ce quartier emblématique du romantisme surplombé par la Basilique du Sacré-cœur. Malgré son amour pour cette ville, Chloé la détestait tout autant. Ses touristes, les grèves fréquentes des transports, la pollution qui donnait à l'immense ville une monotonie constante.
La jeune femme prit une gorgée de son latte avant de manger, doucement, sa tarte. Elle s'attardait sur les passants. Principalement des touristes, des couples et quelques familles. Il n'y avait qu'une certaine euphorie sur leurs visages et cela ne l'intéressait pas. En tout cas, cela ne lui parlait pas. Tout était même bien trop idéal à ses yeux.
Les brides de conversations qu'elle captait étaient souvent similaires. La Basilique, le carrefour des artistes, le Mur des « Je t'aime », le décor presque irréel pour un Paris moderne avec ses pavés irréguliers. Une vraie scène de série américaine à l'eau de rose.
Alors qu'elle désespérait et qu'elle ne pensait plus trouver l'étincelle qu'elle cherchait aujourd'hui, elle se leva et reprit sa route vers sa chambre de bonne. Les mains dans les poches de son jean, Chloé fut pourtant interpellée par une silhouette courbée, âgée, qui fixait le ciel gris. Il y avait une aura chez cette femme qui l'intriguait et elle se rapprocha lentement, ayant même peur que ce ne soit qu'une illusion.
En silence, Chloé s'assit près d'elle, sur le rebord d'un muret en pierres.
— Il fait beau, n'est-ce pas ? dit alors la grand-mère.
Chloé leva les yeux au ciel, haussant un sourcil. Le ciel était gris, comme tous les jours.
— Même si la grisaille est là, reprit l'inconnue, elle nous rappelle que rien n'est tout blanc ou tout noir. Au contraire, il faut ces différentes nuances pour apprécier la vie et l'instant présent. C'était ce que disait mon mari quand je me plaignais du temps maussade de Paris alors que la pollution n'était pas encore aussi présente.
La femme laissa échapper un rire enjoué, surprenant l'artiste.
— Ce n'est pas faux, souffla cette dernière.
— Profitez de votre jeunesse, on ne sait jamais de quoi sera fait demain.
Chloé posa son regard sur la grand-mère qui lui souriait. Quelque chose lui fit répondre à ce petit geste, pourtant presque insignifiant.
— Rien n'est éternel, dit alors Chloé.
— Vous pouvez le dire ! répliqua la femme avec amusement. Il y a toujours beaucoup de choses que nous ne comprenons pas : les liens entre les gens, ce qui nous arrive, mais ces différentes étapes nous aident à avancer, comme un fil invisible qui régit tout l'univers. C'est à chacun de voir s'il veut le suivre ou non.
Coupant court à cet échange philosophique, un homme, plus vieux que Chloé, apparut, faisant sursauter la jeune femme qui ne l'avait pas vu arriver.
— Maman ! dit-il essoufflé. Nous te cherchons depuis tout à l'heure !
— Je discutais avec cette jeune femme, répondit l'intéressée avec simplicité. Je n'avais pas envie de vous suivre bavarder sur la Basilique, il y a toujours trop de monde là-bas...et trop de marches également !
Chloé réprima un rire en observant la scène. L'homme s'excusa toujours, pensant visiblement que sa mère l'avait importunée. En guise de réponse, la peintre se leva avec un sourire.
— Ne vous inquiétez pas, c'était intéressant. Je vous remercie pour ces sages paroles, madame.
Ils se quittèrent sur des dernières politesses avant que la jeune femme ne se dirige à nouveau vers son foyer.
Au bout de quelques pas, cependant, elle fit demi-tour et repartit vers son atelier d'artiste, ne sachant pas si elle avait enfin trouvé ce qu'elle cherchait pour finir ses toiles.
Le chemin fut rapide et Chloé atteignit son atelier en quelques instants. Regardant autour d'elle, elle reprit son habitude. Elle changea de playlist, choisissant des morceaux à la fois joyeux et nostalgiques, avant de s'enfermer dans son univers avec ses écouteurs, laissant ses pinceaux suivre l'inspiration qu'elle pouvait avoir.
Sans trop comprendre, elle aligna chacun des tableaux, parfois sans d'ordre d'apparence logique, avant de lancer la touche finale de ses nouveaux chefs-d'œuvre.
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* *
Chloé s'éloigna vers le fond de la pièce où elle pouvait enfin contempler toute son œuvre. Chaque peinture, sans réel lien chacun, formait pourtant un long ruban relié par la vie. Des hasards du destin, des histoires qui pourraient, selon les angles, s'imbriquer les unes dans les autres et ces rubans rouges qui ne formaient qu'un lorsque l'on regardait ensemble des toiles.
Un sourire vint sur les lèvres de la jeune femme, comme si elle admirait l’œuvre de sa vie. Elle était parvenue au bout de cette commande, le vernissage pouvait commencer et elle était fière d'elle. Elle avait fini par trouver l'élément manquant, celui qui donnait un sens à toutes ces peintures. « Peut-être sommes-nous tous réellement reliés sans le savoir », finit par penser l'artiste avant de rejoindre l'entrée de la galerie avant de présenter, enfin, ses toiles aux yeux du monde.
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