Un roi sans divertissement
Le 15 avril 2020
Je suis toujours aussi stupéfait de constater que pour trois fois moins que le prix d'un gramme de caviar, c'est-à-dire un euro, on peut se procurer de nombreuses heures de lectures et de réflexions avec en prime un peu d'inspiration pour écrire soi-même. Je fais bien sûr, allusion au prix des livres dans les vide-greniers, aux temps bénis où ceux-ci fleurissaient chaque week-end (cette introduction prend soudain le ton d'un récit postapocalyptique). Concomitamment, je pense à tous ses livres virtuels qu'engloutissent sans vergogne les ploutocrates, amateurs d'œufs d'esturgeon, qui fréquentent les palais de Lucullus. La pauvreté est parfois un rempart contre la sottise. Quand on n'a pas les moyens de faire des folies, on ne les fait pas, et on achète des livres de poches d'occasion.
Jean Giono (1895-1970) fils d'un cordonnier anarchiste et d'une repasseuse est "l'un des plus grands écrivains du XXe siècle, et un de ceux qui sont le plus mal connus" (Pierre Citron). Il commence sa carrière comme employé de banque, mais se nourrit de poésie et de la lecture des grands classiques. C'est un voyageur immobile, il passera presque toute sa vie derrière son bureau dans sa maison de Manosque "Lou Païs" dans les Alpes-de-Haute-Provence. Il possède un don de narration qui éclate au grand jour avec son premier roman "Colline" en 1929. Il se considérera toujours comme un artisan écrivain, il écrit à la plume sur du papier fin en utilisant toujours la même qualité d'encre, c'est un homme fidèle aux traditions et à ses racines.
Jean Giono fascine par sa stature de "guide spirituel" acquise dès les années 30 lorsque paraît sa trilogie de Pan (Colline, Regain, Un de Baumugnes). Il séduit un public attaché au thème du retour à la terre, il prône une vie simple et naturelle. Le point culminant de son influence auprès de la jeunesse est atteint avec la parution en 1936 de son essai "Les vraies richesses". Il devient le chantre d'un pacifisme sans concessions, il condamne la civilisation moderne, l'urbanisation intensive, la technique, le machinisme et l'argent qui selon lui sont d'inexorables fauteurs de guerres. Giono est un "prophète humanitaire" un peu à l'image de ce qu'est aujourd'hui Pierre Rabhi, essayiste, romancier et agronome, figure représentative du mouvement agroécologiste ou, sur un autre registre, Aurélien Barrau, Astrophysicien et philosophe, critique éclairé de l'économie de la croissance à tout-va.
"Un roi sans divertissement" marque une rupture dans l'œuvre de Giono à partir de 1947. Rupture en partie déclenchée par le choc de la Seconde Guerre mondiale. Son oeuvre devient plus noire, plus pessimiste. ll se passionne maintenant pour les faits divers révélateurs des mentalités collectives. Les forces qui animent son univers ne sont plus les éléments naturels, la terre, le feu, la forêt, le monde animal, mais les humains et leur lutte contre la tentation de la cruauté comme divertissement face à l'ennui d'une vie sans relief. C'est le thème du "Roi sans divertissement". Un thème inspiré par le philosophe Pascal selon lequel l'homme se divertit pour échapper à la misère de sa condition, ce faisant il détourne sa pensée des vrais sujets tels que sa destinée et sa foi en Dieu. Giono reprend cette idée mais sans faire référence à la religion, selon lui le fond de notre condition humaine c'est l'ennui, et pour se divertir l'homme utilise tous les moyens, la guerre, la chasse, la fête et même le meurtre gratuit. Son livre est à la fois un roman policier et un livre de philosophie sur l'ennui qui conduit au crime.
Dans son livre "Envoyez la petite musique", Madeleine Chapsal transcrit un entretien avec Giono qui parle de la guerre. Ce passage est éclairant sur l'idée qui devait présider à l'écriture d'un roi sans divertissement, même si Giono, dans cet entretien, ne faisait pas expressément référence à ce livre écrit plus de dix ans auparavant : "Il y a toujours un moment dans la vie où l'on a la tentation du meurtre, du meurtre gratuit ; pas le meurtre pour des motifs passionnels ou pour voler, ou parce qu'on est jaloux, ou parce que la femme qu'on aime vous quitte, pas du tout... gratuit, pour le sang, pour voir. Le spectacle. Le théâtre d'un homme qui meurt est une chose qui, à la fois, vous donne de la répulsion et de l'attrait."
Giono a proposé lui-même, dans le Carnet du roman, un résumé possible de l'intrigue d'Un Roi sans divertissement : « C'est le drame du justicier qui porte en lui-même les turpitudes qu'il punit chez les autres. Il se tue quand il sait qu'il est capable de s'y livrer. [...] Quelqu'un qui connaîtrait le besoin de cruauté de tous les hommes, étant homme, et, voyant monter en lui cette cruauté, se supprime pour supprimer la cruauté.» . La trame de l'histoire est simple : en plein hiver dans un petit village des Alpes, au milieu du XIXe siècle, une série de meurtres particulièrement sauvages sont commis. Un capitaine de gendarmerie nommé Langlois, arrive dans le village pour résoudre l'énigme. Cette intrigue forme la première partie de l'ouvrage qui va se transformer en une étude psychologique à la fois du criminel, mais aussi de son poursuivant. Autour d'eux, gravite une kyrielle de personnages secondaires certains intrigants et énigmatiques d'autres simples témoins, parfois burlesques, souvent superficiels. De ces protagonistes émergent deux personnalités, Madame Tim, une bourgeoise excentrique et "Saucisse", la logeuse de Langlois, une femme du peuple, un peu rustre mais dotée d'une intelligence intuitive. Il y a beaucoup de mystères et beaucoup de non-dits dans ce récit très elliptique. Giono déstabilise le lecteur et rend volontairement la compréhension de l'histoire assez ardue, par une chronologie difficile à suivre et l'intervention d'une multitude de narrateurs. II sème des indices, mais en les noyant dans des faits anecdotiques qui parfois perturbent la lecture. Il s'agit d'une fable philosophique qui prend la forme d'un polar. L'auteur est ambigu sur le personnage principal et reste très elliptique sur les tenants et aboutissants de l'intrigue. Finalement, le lecteur doit se débrouiller tout seul pour interpréter le récit. Ouvrage dense et compliqué où il est facile de se perdre. Le récit est énigmatique, voire volontairement lacunaire. Giono fait de son héros Langlois une sorte d'initié, un personnage charismatique qui s'intéresse à "la marche du monde", l'expression apparaît plusieurs fois dans le récit, sans que l'on connaisse exactement le détail des réflexions qu'elle recouvre. J'ai eu du mal à trouver un intérêt à ce personnage assez peu sympathique, il est austère, cassant, autoritaire, peu loquace. Quant à l'assassin, il n'est pas décrit, on ne connaîtra presque rien de lui ou de ses motifs (si ce n'est la thèse du meurtre pour échapper à l'ennui). On ne saura même pas son nom, car il est désigné uniquement par son initial, Monsieur V. Un procédé que je n'aime guère, car généralement, les noms de personnages m'aident à me projeter dans une histoire.
J'ai été séduit par la virtuosité de l'écrivain, mais dérouté par la complexité du récit. La fin est tragique et renforce l'atmosphère étouffante et sombre bien rendue par l'auteur.
Giono se révèle ésotérique et demande au lecteur de lire son texte avec attention. J'ai dû me pencher sur quelques analyses littéraires de ce roman pour mieux comprendre la problématique de l'histoire et la technique utilisée par le romancier. Je ne m'étonne pas de constater que ce livre est souvent au programme des classes littéraires, car il offre un modèle parfait pour l'analyse, mais ce n'est pas ce que recherchent en premier les lecteurs. Ceci explique que certains considèrent ce roman comme un chef-d'œuvre et d'autres comme une histoire ennuyeuse et incohérente. Je conseillerais à ceux qui veulent découvrir Giono, écrivain incontournable, de commencer par ses premiers romans : "Regain", "Un de Baumugnes" et en particulier "Colline". C'est d'ailleurs le conseil que donne Sylvie Durbet Giono, la fille du romancier :
" C'est un livre qui est resté très cher au coeur de mon père, les autres, une fois écrits, édités, critiqués par la presse, mon père s'en désintéressait complètement et même il était très critique à leur égard, sauf Colline, alors pourquoi ne pas commencer par Colline..." Interview, youtube (2014).
Bibliographie :
- "Un roi sans divertissement", Jean Giono, Gallimard, folio (2004), 244 pages.
Une analyse très fouillée de l'oeuvre :
- "Profil Bac : un roi sans divertissement", Joël Dubosclard, Hatier (2003), 126 pages.
Une biographie bien documentée :
- "Giono 1895-1970", Pierre Citron, Seuil (1990), 665 pages.
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