Allons-nous vers une révolution prolétarienne ?

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Le 18 juillet 2020

  En parcourant la biographie de Simone Weil (la philosophe) je ne peux m’empêcher de regretter sa mort prématurée en 1943 à l’âge de 34 ans. Sa vie peut être mise à bien des égards en parallèle avec celle d’une personnalité beaucoup plus connue à savoir Simone Veil la magistrate puis ministre de la Santé qui fit voter la loi sur l’IVG en 1974. Ces deux femmes offrent un exemple remarquable de combativité et de résilience.

  Toutes deux sont d’origine juive et douées de qualités intellectuelles exceptionnelles, elles ont construit leur vie en adéquation avec leur conviction. Cette homonymie cache toutefois des différences, leurs parcours et leur personnalité divergent en de nombreux points, et surtout elles n’ont pas disposé du même temps de vie pour donner la pleine mesure de leur capacité. Simone Veil (la ministre), malgré une déportation à Auschwitz, parvient à force de travail et de volonté à mener une carrière dans la magistrature et la politique où elle occupera des fonctions éminentes (magistrate, ministre, députée européenne puis présidente du Parlement européen). Elle recevra la reconnaissance et les honneurs de la France, elle repose aujourd’hui au Panthéon.

  Simone Weil (avec un W), est éloignée des lumières médiatiques et presque inconnue du grand public. Elle est née en 1909 dans une famille de confession juive, elle-même se déclare dans un premier temps agnostique, mais rejoindra ultérieurement la mystique chrétienne. Après avoir décroché un baccalauréat de philosophie à l’âge de 16 ans elle rentre au lycée Henry IV où son professeur, le philosophe Alain, devient son maître à penser. Elle intègre ensuite l’école normale supérieure à 19 ans et décroche l’agrégation à l’âge de 22 ans ! D’abord enseignante, elle se rapproche du monde ouvrier et souhaite vivre comme eux, allant jusqu’à se priver du minimum pour partager avec les plus pauvres. Sensible au sort des plus démunis elle devient ouvrière à la chaîne chez Alsthom et Renault. Elle note dans ses carnets toutes les réflexions que lui inspire la condition ouvrière. D’une très grande lucidité elle sent la montée des périls et veut participer activement à bâtir un monde meilleur, elle s’engage pendant la guerre d’Espagne contre le coup d’État du général Franco. Elle se rend aussi en Allemagne et devine avec angoisse l’avenir que prépare le nazisme. Pendant la guerre elle parvient à faire émigrer ses parents aux États-Unis puis rejoint le général de Gaulle à Londres. Elle revient en France en qualité de rédactrice au service de la France Libre. Elle souhaitait rejoindre les réseaux de résistance sur le territoire français et est déçue par le refus de l’entourage de De Gaulle, une fin de non-recevoir motivée par le fait qu’elle risquait d’être capturée rapidement en raison de son identité juive. Toute sa vie est une lutte contre l’injustice et elle s’est toujours mise au service des plus faibles, jusqu’à épouser leur condition, balayant d’un revers de main la brillante carrière d’universitaire qui s’offrait à elle. Mais sa santé fragile décline rapidement : atteinte d'une tuberculose aggravée par les privations qu’elle s’infligeait, elle meurt le 24 août 1943 au sanatorium d’Ashford.

  Malgré sa courte vie, parsemée d’incroyables obstacles liés à sa condition juive, mais aussi entravée par une santé déficiente, elle a produit une œuvre remarquable par son ampleur et sa profondeur. Une œuvre que je découvre à peine par l’entremise de ce court essai « Allons-nous vers la révolution prolétarienne ? » publié le 25 août 1933 dans la revue syndicaliste « La Révolution prolétarienne ». Dans cet opuscule elle dénonce toutes les formes d’oppressions qui rabaissent l’homme à l’état de simple exécutant, broyé par les systèmes politiques de quelque nature qu’ils soient. Elle soumet l’idée selon laquelle on se dirige vers un nouveau type d’oppression qui substitue à la domination par l’esclavage ou par la richesse, une domination exercée parla bureaucratie. Ses propos rédigés en 1933 montrent une extraordinaire lucidité et une grande capacité à déjouer toutes les tentatives des grands systèmes politiques (communisme, capitalisme) à faire croire à l’avènement d’un monde idéal. Dans un cas il faut renoncer à ses libertés, dans l’autre il faut se soumettre à la toute-puissance de l’argent. Son analyse est encore aujourd’hui d’une grande actualité :

« Jamais ce phénomène n’a été si frappant qu’aujourd’hui (écrit-elle en 1933), où des entreprises proches de la faillite, ayant renvoyé une foule d’ouvriers, travaillant au tiers ou au quart de leur capacité de production, conservent presque intact un personnel administratif composé de quelques directeurs grassement rétribués et d’employés mal payés, mais en quantité tout à fait disproportionnée avec le rythme de la production. Ainsi il y a, autour de l’entreprise, trois couches sociales bien distinctes : les ouvriers, instruments passifs de l’entreprise, les capitalistes dont la domination repose sur un système économique en voie de décomposition, et les administrateurs qui s’appuient au contraire sur une technique dont l’évolution ne fait qu’augmenter leur pouvoir. » (page 33).

  Elle dénonce la perte d’autonomie des travailleurs qui n’utilisent plus leur intelligence et leurs connaissances, car ils sont assujettis à une machine :

« La transformation qui a eu lieu dans l’industrie, où les ouvriers qualifiés, capables de comprendre et de manier toutes sortes de machines, ont été remplacés par des manoeuvres spécialisés, automatiquement dressés à servir une seule espèce de machine, cette transformation est l’image d’une évolution qui s’est produite dans tous les domaines. Si les ouvriers sont de plus en plus dépourvus de connaissances techniques, les techniciens, non seulement sont souvent assez ignorant de la pratique du travail, mais encore leur compétence est en bien des cas limités à un domaine tout à fait restreint. » (page 34).

« Les savants, à leur tour, non seulement restent étrangers aux problèmes techniques, mais sont de plus entièrement privés de cette vue d’ensemble qui est l’essence même de la culture théorique… Dans presque tous les domaines, l’individu, enfermé dans les limites d’une compétence restreinte, se trouve pris dans un ensemble qui le dépasse, sur lequel il doit régler toute son activité, et dont il ne peut comprendre le fonctionnement. » (page 35)

  Sa vision est particulièrement pessimiste :

« Tout groupe humain qui exerce une puissance l’exerce, non pas de manière à rendre heureux ceux qui y sont soumis, mais de manière à accroître cette puissance ; c’est là une question de vie et de mort pour n’importe quelle domination. » (page 40). Cette pensée fait écho à celle de Montesquieu (1689-1755) qui déclarait dans son ouvrage « De l’esprit des lois : “C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser.”

  Ce qui est frappant chez Simone Weil c’est la parfaite adéquation entre sa pensée et de son action. À une époque où le maître mot de beaucoup de nos dirigeants est “Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais”, elle s’érige en modèle parfait de ce qu’est une vie philosophique (un concept cher à Michel Onfray qui nous engage à mettre en accord nos paroles avec nos actes).

  Simone Weil nous démontre que la philosophie véritable c’est d’abord de proposer un mode de vie et de mettre en pratique ses idées dans la vie de tous les jours. Elle est, sur ce point, dans la lignée du philosophe américain Henri David Thoreau (1817-1862) qui nous invite à résister et désobéir afin de réaliser ce qui nous semble être juste.

  Dans “Leçons de philosophie”, un ouvrage rassemblant les notes de cours prises par son élève Anne Reynaud, il est rapporté cette réflexion de Simone Weil qui résume bien sa manière d’être : “Agir est aisé, penser est malaisé, conformer l’action à la pensée est la chose la plus difficile”.

  Une professeur de philosophie dont j’aurai aimé être l’élève.


Bibliographie :


– “Allons-nous vers la révolution prolétarienne ?”, Simone Weil, Abrûpt (2020), 60 pages.


De nombreux ouvrages de Simone Weil sont accessibles en pdf gratuitement sur le site UQAC de l’université du Québec :(http://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/condition_ouvriere/condition_ouvriere.html).

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