L'Épopée coloniale de la France
Le 28 août 2020
En prenant du recul, on s’éloigne du détail, mais cela permet de replacer le fait observé dans un contexte qui peut le rendre plus visible. Observer la Lune de trop près ne nous permet pas de comprendre les liens qui la relient au système solaire. Il faut contempler l’ensemble de la voûte céleste pour mieux saisir l’harmonie des sphères.
Après la lecture de « l’épopée coloniale de la France » d’Arthur Conte (1920-2013), historien, ancien ministre et ancien directeur de l’ORTF, j’ai évidemment pensé aux débats récents sur le bilan des politiques coloniales et j’ai pris beaucoup de recul par rapport aux évènements en considérant tout d’abord deux opinions extrêmes.
Après avoir déclaré en 2017 au cours d’un déplacement en Algérie que « La colonisation est un crime contre l’humanité. », Emmanuel Macron affine sa pensée en décembre 2019 à Abidjan en affirmant que : « Le colonialisme a été une erreur profonde, une faute de la République ».
Ces propos ont déclenché aussitôt un tweet rageur de Marine Le Pen :
« En se vautrant dans la repentance, qui plus est à l’étranger, en ne retenant que les aspects négatifs d’un processus complexe, #Macron salit l’Histoire de France et met en danger nos soldats en Afrique, déjà soumis à une haine anti-française croissante. »
Entre ces deux points de vue, il y a de la place pour aborder cette question avec beaucoup de nuances. Hélas ! notre époque n’est pas versée dans la subtilité et l’argumentation étayée. On a plutôt tendance à produire des jugements à l’emporte-pièce, nos hommes politiques nous le démontrent tous les jours dans les débats qui les opposent.
Il y aurait beaucoup à dire aussi sur une certaine propension de nos contemporains à vouloir réécrire l’histoire et même la littérature. Ainsi, à la demande du petit fils d’Agatha Christie, le roman culte « Dix petits nègres », (titre inspiré d’une comptine), sera désormais appelé « Ils étaient dix ». Tout cela pour ne pas choquer les sensibilités. Cela part d’un bon sentiment, mais frise le ridicule, car ce roman a été publié en 1938 à l’apogée des politiques colonialistes et peu de temps après que des intellectuels comme Aimé Césaire aient revendiqué leur négritude. En me documentant sur ce sujet, j’ai même appris que des militants avaient créé (en 1927) un comité de défense de la race Nègre et une revue intitulée « La voix des Nègres ». Ce comité fut la première association à avoir organisé les Noirs de l’Empire colonial français de manière significative. Il était le prélude du concept de négritude. À l’époque le terme de nègre était très répandu et ne choquait personne, aujourd’hui il est considéré comme un gros mot. Si un tel titre était édité aujourd’hui on pourrait comprendre qu’il fasse polémique, car le mot nègre a pris une connotation raciste. Mais on peut se poser la question de savoir s’il est légitime de modifier le texte d’une œuvre littéraire écrite il y a plus de 80 ans par une auteure qui n'est pas spécialement connue pour ses opinions racistes ? Dans ce cas qui peut garantir qu’un jour on ne décidera pas de peindre des moustaches à la Joconde au motif que son modèle, selon un groupe de chercheurs italiens, serait un homme dont s’était épris Léonard de Vinci ?
lI s'agit là d'une censure absurde au même titre que les destructions de statues ou de monuments historiques auxquels on assiste aujourd’hui (en mai 2020 à la Martinique, des militants ont abattu la statue de Victor Schœlcher (1804-1893) l'homme politique qui a fait adopter le décret sur l’abolition de l’esclavage le 27 avril 1848). N’est-il pas plus logique de conserver les monuments qui témoignent de notre passé et d’essayer de comprendre l’histoire pour en tirer un enseignement plutôt que de la cacher, ce n’est pas en fermant les yeux qu’une société peut progresser. Ce type de comportement s’apparente à ce qu’Orwell dénonçait dans son roman prémonitoire « 1984 » en parlant de novlangue. On a trop tendance aujourd’hui, et nos politiques en tête, à prôner un langage tranché, sans nuance, pour frapper les esprits, ceci plus dans le but de convaincre que pour éclairer l’opinion. Le résultat d’une telle rhétorique est de réduire les nuances du langage, plus on diminue le nombre de concepts, de mots, de faits ou de monuments (d’œuvres d’art...), et moins les gens sont capables de réfléchir sur la réalité.
Mais il est temps de revenir à notre sujet, car à force de prendre du recul on ne voit plus rien du panorama.
« L’épopée coloniale de la France », voilà un titre qui annonce une certaine nostalgie d’une époque dont, selon l'auteur, il y aurait lieu d’être fier. En effet, le terme « épopée » évoque une histoire célébrant des héros ou des évènements suscitant une certaine exaltation, de la passion, de l’enthousiasme. Dans l’introduction l’auteur s’explique sur ses motivations. Ce sont l’ignorance et le mépris dans lesquelles est tenue l’œuvre coloniale ainsi que le lourd échec de la décolonisation qui ont motivé Arthur conte pour se lancer dans la rédaction de cet ouvrage qui retrace l’histoire de la France coloniale jusqu’à 1940. Afin, dit-il, de rechercher une ligne de vérité. L’auteur se veut objectif en assurant ne rien vouloir cacher des errements ou abus qui ont entaché l’œuvre coloniale. Pourtant, dès l’introduction on sent qu’il entend réhabiliter dans l’esprit de certains de ses détracteurs cette « épopée » dont il estime qu’elle peut légitimer une profonde fierté nationale. À un moment où se pose encore et avec acuité la question de savoir si le colonialisme a eu plus d’effets délétères que positifs, ce livre, bien qu’écrit en 1992 reste d’actualité. Ce sujet, en tout cas, ne peut laisser personne indifférent.
La passion du lointain commence avec Charlemagne déclare l’auteur avant de nous faire parcourir onze siècles d’histoire : des croisades jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale. Les conquérants ont toujours accompagné les pèlerins et la croisade devient vite synonyme de colonisation. C’est ensuite l’époque des grandes explorations : découverte du Canada par Jacques Cartier (François 1er), puis Champlain (sous Henri IV). Richelieu y envoie des missionnaires pour former des colonies. Colbert donne une base économique à la colonisation, Robert Cavelier de la Salle prend possession de la Louisiane au nom de Louis XIV. Jean-François Dupleix organise et administre les établissements français de l’Inde. Toute cette période est entachée par le recours à l’esclavage. Au total, entre le XVIe siècle et le milieu du XIXe, c’est 13 millions deux cent cinquante mille personnes qui seront déportées vers les Amériques. L’article 38 du code noir de 1685 est éloquent sur la condition des esclaves : « L’esclave fugitif aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys sur une épaule, s’il récidive, il aura le jarret coupé, et, la troisième fois, il sera puni de mort. » Les esclaves sont juridiquement assimilés à des meubles.
La révolution entraîne la désertion de la plupart des officiers de marine et la flotte française ne peut plus protéger ses colonies. L’Assemblée nationale confère des nouveaux droits aux hommes de couleur en prononçant l’abolition de l’esclavage dans les colonies en 1794. Mais Napoléon le rétablira en 1802. Il faudra attendre 1848 pour l’interdiction définitive avec Victor Schœlcher. Cette période est marquée par un recul de nos possessions territoriales. Napoléon III tentera de consolider nos liens avec l’Algérie, le Liban et l’Afrique en général. L’administration de l’Algérie sous le Second Empire est décrite par l’auteur comme très humaniste et désintéressée. Il faut noter les actions positives de l’Archevêque d’Alger Charles Lavigerie.
En 1860 l’Empire britannique détient 60 % de l’énergie mondiale en charbon et acier. Sous l’impulsion de Napoléon III, les Français s’installent en Nouvelle-Calédonie puis en Cochinchine et au Cambodge. La destinée du Mexique est confiée à Maximilien archiduc d’Autriche dont l’incompétence écourtera son règne de 1864 à 1867. Les États-Unis ayant demandé le retrait des troupes françaises du Mexique les insurgés ont repris leur guérilla. Napoléon III renonce à aider Maximilien qui se retrouvera seul et sera exécuté.
Ferdinand de Lesseps creuse le canal de Suez qui est inauguré le 17 novembre 1869. Après la chute de Napoléon, une fois vaincue la Commune et la paix revenue, la France, en ce qui concerne sa politique coloniale, prend le temps de souffler. Puis avec la IIIe république vient le temps d’une reprise de l’activité colonialiste. En 1880, Savorgnan de Brazza conclut un traité de protectorat sur une partie du Congo. Jules Ferry est un fervent partisan de la conquête de territoires nouveaux. Il veut suivre le mouvement européen de colonisation de l’Afrique, afin de trouver des débouchés à la production française. Il est favorable à une politique de conquêtes sous le couvert d’apporter la liberté et la justice à des peuples victimes du despotisme. Son but n’est pas de conquérir pour exploiter les plus faibles, mais de civiliser. Clemenceau s’oppose avec véhémence à cette politique, il préfère consacrer ses efforts sur le Rhin pour reconquérir l’Alsace et la Lorraine aux Allemands. Avec les expositions coloniales en 1889, les Français prennent conscience des richesses que peuvent apporter nos colonies. Mais cette vision à ses détracteurs, notamment au Parlement où les débats sont l’occasion de dénoncer aussi les dépenses qu’entraîne la politique coloniale. Dans la description des engagements armée, l’auteur utilise un vocabulaire mettant en valeur nos militaires, ceux-ci s’emparent « brillamment » de places fortes, tandis que « les guerriers du désert sous les ordres de Tyranneaux anéantissent sauvagement nos soldats héroïques ». Et lorsque le calme revient (au prix de nombreuses victimes), l’auteur est reconnaissant à nos chefs militaires d’avoir « Pacifié » une région. Selon ses termes, les indigènes ne défendent pas leur pays, ils se « rebellent ». Les adversaires, les Touaregs, ne sont pas « courageux », mais « fanatiques ». Ce parti pris est visible malgré les efforts de l’auteur pour signaler ici où là quelques abus des colons. Toutefois, il s’agit là d’une étude assez complète démontrant une connaissance approfondie de l’auteur sur cette période. Il nous fait revivre avec un certain talent l’atmosphère de Saïgon, du Cambode, du Laos, des rues encombrées de pousse-pousse, des tripos. Il nous décrit la vie facile des colons dans les paradis tropicaux baignant dans l’opium et servie par de nombreux domestiques. Il évoque aussi les fièvres, les maladies transmises par les moustiques, l’abus d’alcool et le mauvais climat. On peut déplorer que l'auteur ne s'attarde pas sur les exactions françaises au Maghreb, en Afrique subsaharienne, en Indochine et en Algérie considéré pourtant durant plus d’un siècle comme un département français à part entière. Il reconnaît néanmoins au passif du bilan que les rivalités coloniales comptent parmi les causes de l’explosion guerrière de 1914. il souligne que c’est grâce à l’apport des colonies (que l’on a entraînées dans la guerre) que nous nous sommes assuré la supériorité numérique dans la bataille de la Marne (grâce notamment au 19e corps d’armée composé en partie d’indigènes algériens). En octobre 1916 la coloniale joue aussi un rôle capital dans la reconquête du fort de Douaumont. À l'issue de la guerre, la France ne s’est pourtant par montrée reconnaissante envers les Africains. En 1940, l’empire colonial français est à son apogée derrière celui des Britanniques.
Cet ouvrage dessine une fresque historique d’une importance capitale pour la compréhension des relations internationales d’aujourd’hui. On a l’impression amère que la colonisation s’est traduite par un immense gâchis, car malgré quelques apports sur le plan sanitaire (des milliers d’Africains ont été vaccinés contre la fièvre jaune, la peste et le Typhus) et sur le plan de l’éducation (lutte contre l’analphabétisme) il faut bien reconnaître que la conduite des Européens en général était surtout motivée par un désir de « christianisation » et par l’espérance de gains économiques. Cette rencontre de l’Afrique et de l’Europe aurait pu se faire à l’avantage de tous, car si elle s’était faite de manière désintéressée sur un plan uniquement humanitaire, nos relations avec les peuples de ce grand continent n’en seraient que meilleures aujourd’hui. Une leçon d'histoire qui n'a pas pénétré tous les esprits si l'on en juge par les conflits armés qui visent, encore aujourd'hui, à étendre la domination d'un pays sur un autre.
Vocabulaire :
Anacréontique (page 85) : La poésie anacréontique s’inspire du poète grec Anacréon. Elle peut le faire en deux sens différents : par la métrique utilisée ou par les thèmes abordés : — Dans la métrique de la poésie grecque de l’Antiquité, les « vers anacréontiques » sont ceux qui ont été utilisés à l’origine par Anacréon.
Étisie (page 95) : Amaigrissement extrême, consécutif à une maladie.
Convict (page 155) : Criminel emprisonné ou déporté (pays anglo-saxons).
Bibliographie :
— « L’Épopée coloniale de la France », Arthur Conte, Plon (1992), 543 pages.
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