La Peau de Chagrin
Le 24 juin 2022
Lorsque Raphaël de Valentin pénètre dans la maison de jeu du Palais Royale à Paris, un cerbère lui demande d’ôter son chapeau. Ce geste de dépouillement et d’humilité symbolise la soumission devant la puissance de l’ordre établi par l’argent. Ce lieu de perdition attire tous ceux qui espèrent se refaire une fortune sur un coup de dé. Raphaël, jeune noble désargenté vient de subir une grande déception amoureuse et songe au suicide, il vient sans conviction jeter sa dernière pièce d’or sur le tapis, en vain. Son errance le conduira par hasard chez un antiquaire, un vieillard étrange l’accueille, il semble sortir des enfers, mais son discours est néanmoins empreint de sagesse et de bienveillance. Cette dualité place Raphaël au carrefour de sa vie, le vieillard lui propose un talisman, une peau de chagrin, qui possède un pouvoir magique, celui d’exaucer tous les vœux de son possesseur.
Tout le sujet du roman est condensé dans le monologue de l’antiquaire : « Je vais vous révéler en peu de mots, un grand mystère de la vie humaine… Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort. Vouloir et pouvoir. Entre ces deux termes de l’action humaine, il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur de ma longévité. Vouloir nous brûle, et pouvoir nous détruit ; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme… La pensée est la clef de tous les trésors, elle procure les joies de l’avare sans en donner les soucis… Le mot de sagesse ne vient-il pas de savoir ? Et qu’est-ce que la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou d’un pouvoir ? »
Raphaël n’a rien à perdre, il saisit la Peau de chagrin et espère ainsi réaliser tous ses rêves. Le vieil homme le met en garde et lui fait lire les termes du contrat inscrits sur la peau. « Celui qui me possède accomplira tous ses désirs, mais ses jours décroîtront à chaque vœu exaucé ».
Ce célèbre roman de Balzac est un conte fantastique et philosophique publié en 1831. C’est sans doute l’une des œuvres les plus remaniées par Balzac au fil des éditions. Les variantes du texte occupent à elles seules 160 pages en petits caractères de l’édition 1985 de la collection « Classiques Garnier ». Balzac relisait scrupuleusement chacune des éditions de ces œuvres pour corriger et améliorer sans cesse son texte. Quand on considère l’ampleur de son œuvre, 91 romans pour la Comédie Humaine seule, on imagine le travail de relecture et d’écriture que cela représentait en moins de 30 ans ! (Balzac a commencé à écrire vers l’âge de 20 ans jusqu’à quelques années avant sa mort survenue à l’âge de 51 ans).
Ce livre a toujours été l’un de mes préférés en raison de la profondeur du message philosophique qu’il porte et aussi en raison du traitement littéraire. La forme choisie par Balzac, le « conte fantastique » est d’une grande originalité et tranche sur la production littéraire de l’époque. Mais cet ouvrage est aussi prémonitoire, il décrit avec une exactitude confondante le destin de son auteur. Balzac n'a-t-il pas toute sa vie formulé le voeu de devenir célèbre, riche et heureux en amour auprès de son "étrangère" la comtesse Rzewuska. Au moment même où ses voeux sont exaucés, il dépérit et meurt dans la fleur de l'âge, brûlé par le désir.
Encore une fois Balzac nous emporte dans un monde où le héros est écartelé entre le désir d’opulence qui mène à l’excès et le besoin d’équilibre qui peut conduire à l’austérité et l’ennui. L’auteur semble nous suggérer une voie qui est celle de la sagesse une sorte de sobriété heureuse ou le vouloir et le pouvoir sont bannis au profit du savoir. Une grande leçon que n’a sans doute pas toujours suivie Balzac lui-même dont la force vitale démesurée ne pouvait conduire qu’à l’excès. Ce génie, dont les ailes de géant l’empêchaient de marcher, avait trouver une manière a lui de résoudre ce dilemme. À la fois bénédictin et bon vivant, il s’astreignait à un labeur immense et solitaire jusqu’à l’épuisement. Pour se régénérer, il sortait de sa réserve et troquait sa robe de bure pour un habit au luxe ostentatoire afin de se fondre dans les milieux de la haute bourgeoisie. Un monde envers lequel il éprouvait à la fois de l’attrait et de la répulsion et dont il nourrissait son œuvre.
— « La Peau de Chagrin », Honoré de Balzac, Classiques Garnier Éditions de M. Allem (1985), 461 pages (introductions, notes et variantes).
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