Chapitre 1 : Traverser la brume
La terre dans la terre. La chair dans la chair. Quand la grand-mère d'Etienne a été enterrée, il ne l'a pas pleurée. En fait, il essayait de se forcer à le faire. Il savait qu'il le devait, mais il n'en avait pas envie. Pourtant, il aimait sa grand-mère. Il aimait son sourire, il aimait sa cuisine, les jeux qu'elle lui apprenait lorsqu'il était petit et qu'il revenait de l'école. Mais il n'était pas triste. Il avait 8 ans quand c'est arrivé, et il n'a jamais cessé de se sentir coupable de ne pas avoir pleuré.
Etienne, c'est le fils de Georges, un employé de bureau sur Bordeaux. Et la seule chose dont Georges ne peut se débarrasser c'est son indépendance. Il fait ce qu'il veut, quand il veut, et personne ne l'en empêche. Ce qui le botte, lui, ce sont les promenades. Un jour il va à la mer, l'autre à la montagne. En fait, il passe sûrement plus de temps en voiture que sur les chemins boisés. "Il me faut bien ça", c'est ce qu'il dit toujours. Parce que Georges a besoin d'être un peu seul parfois, loin d'Etienne, de sa sœur et de sa mère, et surtout loin de son travail. Georges a toujours été un grand sportif, il a toujours aimé et pris soin de sa famille, et au fond, il a toujours été heureux.
Depuis quelques années, le travail, il ne le supporte plus, aussi, il a commencé le yoga et est sous anti-dépresseurs. Il arrête quand il veut, bien sûr, comme tous ceux qui commencent à gober ces merdes pour se sentir mieux. Parfois, Etienne l'accompagne dans ses voyages du weekend. Jamais il ne sait où ils sont sensés aller, mais il s'en fiche. En fait, dans l'absolu, Etienne se fiche de tout. Mais pas de l'école bien sûr, parce qu'elle est nécessaire pour s'assurer un avenir. Il ne faut pas s'en foutre, de l'école ! Alors il se fraie un chemin dans le secondaire avec des résultats plus qu'excellents. Sans doute arrivera-t-il en Terminale sans savoir quoi faire plus tard, mais ce n'est pas un problème, la boîte de son père est en recherche de personnel, justement. Des copains, il en a aussi. Généralement il arrive à les garder quelques semaines avant qu'ils se lassent de supporter un type aussi bavard qu'une plante en pot. Le seul qui soit un tant soit peu proche d'Etienne, c'est Samy, son ami d'enfance.
Il faut dire qu'il faut bien un temps d'adaptation aussi long pour supporter l'inaptitude sociale de celui qui ne parle "que quand c'est intéressant" et qui n'a pas l'air de souffrir parce qu'il ne souffre sans doute pas vraiment. Enfin, toujours est-il qu'Etienne accorde quand même un peu de sa confiance à Samy, ce qui n'est pas peu dire. Laissons Samy là où il est, puisque là, nous sommes dans la voiture de Georges, mais on ne part pas en voyage. Cette fois-ci, on va voir Monsieur Gatignol, le patron de Georges. Etienne l'a accompagné, parce que comme le dit Georges "ça te fera une expérience, et l'expérience c'est la seule chose qu'on perd pas".
Georges conduisait sa petite Ford Mondeo, une Sedan 1996 dont il peinait à se séparer.
-Tant qu'elle marche, disait-il, je vois pas pourquoi j'en changerais.
Quand à Etienne, il était complètement passif à cette situation. Si on ne le réclamait pas, il ne venait pas, si on l'y invitait, il répondait à l'appel. C'était sa vie: ses fréquentations anarchistes comme royalistes pouvaient lui donner un air d'adolescent rebellé contre le système, mais en vérité, il était comme tout le monde: spectateur de sa vie. Au fond, tous ces combats ne l'intéressaient pas, il se plaisait à observer quels étaient les points de vue de chacun et ce qui les amenait à penser de cette manière. Au bout d'un moment, il finissait par comprendre comment la personne qu'il avait en face de lui fonctionnait, et c'était déjà une petite victoire pour lui.
Etienne n'était pas à l'aise en ville, il se sentait oppressé, écrasé par cette masse fluctuante de monde qui se trouvait au même endroit sans jamais s'adresser la parole. Quel paradoxe! Mais surtout, quel gâchis. Etienne ne supportait pas cela, et vider des coups au bar tabac "Chez Juan" de son petit patelin de campagne lui paraissait plus productif. Mais Georges réussissait toujours à le tirer de son lit pour une raison ou pour une autre sans hiérarchie. Il pouvait par exemple le laisser tranquille pendant un mois alors qu'il parcourait le pays pour visiter des châteaux forts et des musées et le réveiller un matin pour se rendre à la boulangerie.
Contrairement à son père, ce n'était pas un aventurier, mais plutôt un observateur s'amusant de ce qui pouvait bien être découvert dans ce monde. En cela, père et fils étaient très différents, mais là où Etienne et Georges se rejoignaient, c'est dans la manière qu'ils avaient d'aimer leurs prochains sans rien attendre en retour, ni réclamer salaire.
Ils trouvaient dans l'amour d'autrui une puissante satisfaction, peut-être était-ce par pure bonté, peut-être l'un d'eux avait-il quelque péché à laver...?
Ce matin c'était donc Gatignol, le supérieur de Georges, qui avait invité ce dernier à boire un verre pour une raison inconnue. Nos compères slalomaient sans bruit dans la petite voiture entre les gratte-ciels immenses qui recouvraient la zone industrielle de Bordeaux, une musique passait en boucle sur le petit lecteur de cassettes, c’était "Hôtel California" des Eagles. Georges l'écoutait régulièrement en souvenir de ses jeunes années. Soudainement, le père de famille éteint la radio et se gara, ils étaient arrivés. Ils sortirent alors, toujours en silence. Il faut dire qu'un autre trait de famille qu'ils partageaient était la faible communication. Georges le disait lui même:
- Quand il y a pas besoin, on cause pas. On parle utile, chez nous, disait-il toujours avec son grand sourire caractéristique qui lui faisait plisser les yeux.
Ils étaient devant l'énorme bâtisse siège de "DireCo", le géant du mobilier et commencèrent à en gravir les marches. Et comme si leur destin avait été scellé en cet instant, la porte se referma complètement derrière eux.
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