III.
L'homme se faufila dans la forêt sans un bruit. Louvoyant entre les arbres avec habileté, il se promenait dans la lumière pâle de la lune qui avait fait son apparition dans le ciel. S'il n'était pas pressé, son pas était rapide et décidé. C'était toujours comme ça ; chacune de ses actions étaient effectuées avec précision et efficacité.
En réalité il avait toujours l'impression de courir après le temps : c'était d'ailleurs plutôt ironique. Discret comme une ombre, il passa à côté d'une biche sans la déranger. Il aimait le calme de la forêt, car elle était une des rares choses dans le monde qui avait la capacité de l'apaiser. Pour un court moment du moins.
Il avait connu ces lieux par cœur à une époque lointaine de sa vie, et d'une certaine manière, tout était resté identique. Il ralentit un peu. Bientôt, il déboucherait sur la clairière.
Soudain, il s'arrêta, surpris par un élément qui n'avait pas sa place en ces lieux familiers.
Une odeur étrangère flottait dans l'air, douce et intrigante.
Contrarié de cette interruption dans l'un des moments de tranquillité qu'il s'accordait si rarement, il entreprit de suivre la fragrance qui, comme par un signe du destin le menait exactement à son but.
La clairière était toujours aussi charmante : baignée par la clarté opalescente de la lune et parsemée de bruyère, elle était la parfaite illustration du mot paisible.
Et là, adossée au vieux saule en son centre, une étrange jeune femme.
L'inconnu, dissimulé dans l'ombre l'observa un moment avec un intérêt. Peut-être cette intrusion n'était-elle pas si malvenue après tout...
Un étrange sourire étira ses lèvres.
Et il s'avança dans la lumière.
...
Un étrange sentiment s’empara brusquement de Séléné qui releva la tête précipitamment, aux abois.
Son regard balaya la clairière plongée dans la pénombre, puis se posa sur une silhouette sombre qui se découpait au bord de l'eau qui clapotait, à une dizaine de mètres d'elle. C’était un être humain, impossible d’en douter.
Alarmée par cette soudaine apparition, la jeune fille ramassa son poignard et se releva en hâte, les yeux écarquillés.
Après un instant de perdition (était-ce un fantôme ? Une illusion ? Personne ne venait jamais ici...) la jeune fille se décida à s'avancer vers l'individu dont la forme demeurait imprécise dans l’obscurité.
Elle n'eut pourtant le temps de faire qu'un pas, le visage tordu par l'angoisse, que l'homme se retourna et esquissa immédiatement une élégante révérence.
Surprise, Séléné eut un mouvement de recul et serra son arme contre sa poitrine.
L'homme se releva dans un mouvement plein de grâce qui évoqua immédiatement à Séléné la posture des gens de la cour. Un noble ? Dans cette partie de la forêt et à cette heure ?
L’inconnu lui adressa un sourire qui la figea sur place.
« Je vous prie de me pardonner jeune demoiselle, je ne souhaitais nullement troubler votre quiétude et c'est pourquoi je n'ai osé venir vous saluer. J'espère que je ne vous aucunement effrayée.
Sa voix grave et posée, presque suave, la prit de court. Son timbre lui rappela celle des grands nobles qu'elle avait parfois rencontrés : c'était celui des hommes habitués à prononcer des grands discours et à ce qu’on les écoute béatement.
Son apparence n'était pas moins remarquable, au contraire : il semblait avoir environ vingt-cinq ans, ses cheveux d’un blond doré étaient noués en catogan sur sa nuque avec un ruban de soie noire. Sa veste de brocard d'un noir profond était réhaussée de sublimes broderies dorées et l'ensemble de la tenue semblait d'excellente facture.
Mais surtout, sa figure était simplement éblouissante. Son nez droit, ses pommettes sculptées et sa mâchoire bien dessinée suffisaient à faire de lui le parfait modèle de ces statues de dieux grecs que l'on pouvait trouver à Versailles. Séléné se surpris à songer que ses lèvres semblaient appeler au baiser, mais par-dessus tout, son regard était irrémédiablement attiré par celui de l’étranger, dont les yeux restaient encore les plus surprenants : ses prunelles étaient d'un étrange bleu persan, presque violet, encadrées par de longs cils clairs et qui semblaient percer la noirceur de la nuit.
Le plus étonnant restait néanmoins sa peau : pâle comme celle d'un mort.
Séléné détailla l'inconnu de haut en bas, sous le regard un peu narquois de ce dernier, avant de se décider à répondre, seulement à moitié rassurée sur l'appartenance au genre humain de ce curieux jeune homme.
« Je vous en prie, ne vous souciez pas de moi. J'ai seulement été surprise, la plupart des gens ignorent l'existence de cet endroit. Je m'apprêtais à quitter les lieux de toute manière.
L'inconnu haussa un sourcil, et dévisagea à son tour la jeune fille.
« C'est effectivement un de ces endroits préservés du monde qui tendent désormais à disparaître. J'ai moi-même été surpris de vous voir ici, je pensais être le seul à connaître cette clairière.
La surprise éclaira le visage de Séléné.
« Cela signifie-t-il que vous vous rendez souvent en ce lieu ? Je ne vous y ait pourtant jamais vu ! » S'exclama telle avec plus de vivacité qu'elle ne l'aurait souhaité, soudainement inquiète à l'idée qu'un inconnu ait pu découvrir ses activités secrète et peut-être même l'observer à son insu.
Le jeune homme jeta un bref coup d'œil à la cible qui pendait de la branche derrière l'épaule de la jeune femme qui, mal à l'aise, se mordit la lèvre et fixa le sol.
« N'ayez aucune inquiétude, dit-il en balayant l'air d’un geste de la main. Je n'ai pas mis les pieds ici depuis de nombreuses années. Je ne suis qu’un simple visiteur de passage. Je m'en voudrais terriblement de vous causer du tourment.
Séléné secoua la tête.
« Vous n’avez rien à vous reprocher. Cette terre n’est pas mienne, vous avez autant le droit que moi de vous trouver ici.
Fixant son interlocuteur avec une inquiétude difficilement dissimulée, la jeune fille marqua une pose puis repris :
« Veuillez m’excuser mais je dois maintenant m'esquiver, je n'ai que trop tardé en ces lieux.
Perturbée par ce curieux personnage, Séléné entrepris de le contourner en le gratifiant d'un salut de la tête en guise d'adieu.
Mais l'inconnu, sans explication et avant qu’elle n'eût le temps d'esquisser le moindre geste pour l'éviter lui saisit le poignet.
La sensation de ses doigts glacés contre sa peau lui arracha un grand frisson et se dégageant en un geste violent, elle dégaina son poignard avant de le brandir devant elle, désormais sur la défensive.
Les yeux du jeune homme se plissèrent, brillants de ce qui lui apparut comme de l’amusement. Il n’avait pas frémis, n’avait pas exprimé la moindre surprise. Une voix au fond d'elle lui souffla que l'individu qui la considérait était sans doute le plus redoutable qu'elle ait croisé de sa courte vie.
Lui, de son côté, commençait décidément à la trouver intéressante. Tachant de la calmer, il leva complaisamment les mains et recula d'un pas. La méfiance qui se reflétait dans les yeux de la jeune fille lui plaisait.
« Je vous prie de m'excuser jeune demoiselle, mais il eut été indigne de ma part de vous laisser partir sans vous proposez de vous raccompagner » lui dit-il avec un sourire se voulant rassurant.
Séléné ne put retenir une exclamation agacée.
« Je vous remercie mais je n'ai nullement besoin de la compagnie d'un inconnu qui débarque de nulle part. Si vous êtes sans nul doute trop bien vêtu pour être un bandit de grand chemin, il n'empêche que je ne vous connais pas et que votre comportement me semble bien étrange. Sachez que premièrement : un gentilhomme se présente lorsqu'il rencontre une dame, et deuxièmement : l'usage aurait voulu que vous ne m'adressiez même pas la parole en premier lieu.
Le regard de l'inconnu s'éclaira et son sourire s'agrandit encore, révélant des incisives d'un blanc perlé.
« Veuillez pardonner mon impudence, mais je n'ai pas le souvenir de vous avoir entendu décliner votre identité non plus. De plus, vous m'avez l'air très à cheval sur l’étiquette pour quelqu’un dont votre apparence est sujette à l'interrogation… » se moqua-t-il en détaillant du regard la chevelure en pagaille de son interlocutrice, sa robe en piteux état et ses yeux gonflés.
« Etant donné le tableau qui s'offre à moi je ne vois que deux options : la première étant que vous avez fui une situation dangereuse, peut-être un mariage abusif, une captivité, ou que sais-je ; la deuxième que vous soyez échappée d'un auspice pour aliénés. Auxquels cas il est de mon devoir, ou bien de vous secourir, ou de vous ramener auprès du personnel compétent.
Oubliant la prudence, Séléné s’emporta :
« Je rêve ! Vous me traitez de folle désormais ? » S’offusquât-elle, pointant l’inconnu de son poignard avec colère. « Croyez-moi ou non mais je n'ai besoin d'aucune sorte d'assistance et je vais très bien. Alors laissez-moi immédiatement. »
Elle en avait assez des formalités et de la politesse.
Cette situation l'angoissait. Cet homme, cet inconnu, avait quelque chose de glaçant. Malgré sa beauté irréelle, son sourire ne dégageait aucune chaleur, il semblait... faux.
Elle se détourna alors, le souffle coupé, prête à déguerpir pour sauver sa vie. Sa dague, elle le sentait, ne lui serait dans un affrontement contre lui pas plus utile qu'une brindille. Et elle doutait de pouvoir s’en servir convenablement de toute manière, ce n’était pas comme si les jeunes filles nobles avaient droit aux courts d’escrime…
Mais alors qu'elle s’apprêtait à s'élancer, l'inconnu l'interpella :
« Mademoiselle Roserot, attendez un instant.
Sous le choc, la jeune fille se retourna et toisa son interlocuteur.
« ...Comment ?
Le jeune homme posa ses yeux sur le poignard entre ses mains.
« Ces armoiries sont plutôt reconnaissables.
En un réflexe puéril d'enfant pris en faute, la jeune femme cacha l'arme dans son dos. Une fille de marquis, cela pouvait valoir une belle rançon.
À nouveau, l'inconnu leva les mains dans un geste d'apaisement.
« Je vous assure que je ne vous veux aucun mal. Laissez-moi simplement vous raccompagnez chez vous, les bois ne sont pas sûrs à cette heure-ci. Je connais votre famille, laissez-moi vous rendre ce service.
L'homme plongea son regard dans le sien et, sans vraiment savoir pourquoi, Séléné finit par acquiescer doucement. Peut-être la fatigue l'avait-elle finalement achevée, mais son inquiétude s'apaisa et elle rangea la dague dans son fourreau avant de saisir délicatement la main que son interlocuteur lui tendait. Elle était toujours aussi glacée.
« Je suis venu à cheval, ma monture n’est pas très loin, suivez-moi.
Un peu réticente, Séléné accepta néanmoins de le suivre, jetant un dernier regard rempli de regrets sur la clairière tandis qu'ils s'enfonçaient dans les broussailles.
En effet, un bel étalon gris attendait à proximité, occupé à brouter l'herbe qui poussait au pied du pin auquel il était attaché.
Le jeune homme le libéra et tendis la main à Séléné, l'invitant à grimper sur le dos de l'animal, mais cette dernière l'ignora et se jucha elle-même derrière la selle. Elle était bonne cavalière et regretta que son encombrante robe ne l'empêche d'adopter une posture plus confortable.
La même curieuse lueur d'amusement brilla dans les yeux du bel inconnu qui pris place à ses côtés.
Il pressa les flancs de sa monture qui partit dans un galop léger, obligeant Séléné à poser ses mains sur la taille du cavalier, gênée par tant de proximité.
Néanmoins l'air frais sur son visage lui faisait du bien et la terrible inquiétude qui l'avait rongée toute la journée semblait, étrangement, s'être apaisée.
La voix de son compagnon improvisé la sortit de sa torpeur :
« Le domaine des Roserot est au-delà du vieux pont, à la sortie de la forêt n’est-ce pas ?
Séléné acquiesça.
« C'est bien cela. » Puis elle hésita un instant avant de reprendre : « Si je puis me permettre, qui est cette personne de ma famille que vous prétendez connaître ? Êtes vous un partenaire d’affaire de mon père ?
L'inconnu corrigea :
« A vrai dire, c’est une histoire qui date trop pour que vous puissiez en avoir la moindre connaissance. Mais oui, j’ai effectivement autrefois été en relation d’affaire avec votre maison. Tout cela est sans importance », conclut-il d’un ton qui ne laissait place à aucune réplique.
Séléné resta donc silencieuse malgré sa curiosité et son scepticisme. Elle sentait qu'elle ne pourrait rien tirer de plus de lui.
Enfin, ils franchirent les limites du domaine des Roserot et lorsque la silhouette de l'imposante demeure se découpa dans la nuit, le cavalier arrêta sa monture.
Séléné se laissa glisser au sol et s'éloigna de quelques pas avant de s'immobiliser, toisant sans un mot l'homme resté en selle.
Soudainement, elle prit conscience qu’elle ignorait toujours son nom.
« Ce fut un plaisir, demoiselle Roserot. Je ne doute pas de nos retrouvailles », lui lança t'il courtoisement.
« Séléné. Je m’appelle Séléné », laissa échapper la jeune fille.
Un vif éclair d'intérêt illumina les yeux de l'homme. Après quelques secondes de silence, il lâcha :
« Léandre Erebus, pour vous servir.
Et lança sa monture au galop, sans autre forme d'adieu. .
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