Olivia

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Le fond du CDI est un havre de paix. Mon havre de paix. Parfois, une âme solitaire vient me tenir compagnie. Je lève à peine les yeux, croise simplement son regard entendu de marcheurs de rêves. Nous sommes ici pour les mêmes aventures silencieuses.

Parfois, ce sont ces deux terminales, comme aujourd’hui. Celles avec qui j’ai sport le mardi. Elles discutent mangas et romans graphiques, et je me prends à les écouter. Je ne connais pas cet univers, j’ai trop à faire avec la littérature.

Elles se sont tues. Je replonge dans mon livre.

— Eh, c’est vrai que t’es une SDF ?

Je lève les yeux. Trois filles, ma classe.

— J’ai mon copain, il t’a vu dormir dans l’parc.

Le ton est venimeux. Quoi que je dise, ce ne sera pas ce qu’elles voudront entendre. Je préfère éviter le conflit, me lève pour fuir leur hostilité.

— Eh où tu vas ? On te cause !

Léa attrape la bretelle de mon sac qui se déchire. C’est un vieux sac.

— Ouais, c’est bien un sac de clocharde. T’en trouveras un autre à EMAUS, t’inquiètes ! Profites-en pour te trouver de nouveaux fringues.

— Nouvelles fringues, je corrige.

— T’as dit quoi, là ?

Je rentre instinctivement la tête entre mes épaules, elle fait un pas vers moi, mais la main de la terminale la saisit durement. Sous sa casquette, ses yeux transpirent la colère, mais l’arrogance de Léa l’aveugle assez pour qu’elle se dresse devant elle.

— D’où tu me touches, pouffiasse ! Tu t’prends pour qui, là ?

Le poing par tout seul. Celui de la terminale. Léa se retrouve par terre, la main sur la joue et ses deux sous-fifres reculent d’instinct, des louves soumises à l’alpha.

— Ta connerie dépasse ta méchanceté ! Lève-toi sac à purin !

La terminale ne lui laisse pas le temps d’obéir et la choppe par le col.

— D’où tu te permets d’agresser quelqu’un parce qu’il dort dans un parc ? Tu voyages léger en termes de bagage intellectuel. Le bivouac tu connais, fond de bennes ?

— Mais lâche-moi, là, espèce de tarée ! Je vais aller voir le proviseur !

— Et tu vas lui dire quoi ? Tu veux lui expliquer la bretelle du sac arrachée, peut-être ? T’as trébuché et tu t’es cognée, c’est tout.

La terminale rapproche dangereusement du visage de Léa, puis glisse ses yeux vers moi. Je suis surprise de les voir s’adoucirent aussitôt. Un vert tendre.

— Est-ce qu’elle t’a blessé ?

J’hésite. Sans elle, j’aurais fui. Fuit une colère que je ne comprends pas, des mots douloureux que je ne mérite pas. Le CDI est mon refuge, je ne veux pas avoir à fuir mon refuge…

— Oui.

— T’entends, raclure de chiottes ? Excuse-toi.

— Sinon quoi ?

— Sinon je peux taper à nouveau. Mais tu peux aussi agir intelligemment. Y a pas de « sinon ». Tu blesses quelqu’un, tu t’excuses, c’est la vie.

Une fois reposée au sol, Léa serre les dents et se tourne vers moi. La logique a eu raison de sa bêtise.

— Je voulais juste savoir si c’était vrai que tu dormais dehors, déso.

Je n’ai rien à répondre, et elle s’en va, ses deux chiens sur les talons.

La term’ ramasse mon sac et me le tend. Son visage s’est peint de la nonchalance que je lui connais, un sourire à l’ombre de sa casquette.

— Désolée, je n’aurais peut-être pas dû intervenir.

Sac en main, je m’apprête à la remercier, mais son amie m’interrompt en lui frappant le crâne :

— Léonore, tu es une brute !

— Ça va !

Léonore, donc, se frotte l’arrière de la tête en riant. Ce rire gêné de celle qui commence à mesurer ce qu’elle a fait. L’image qu’elle a donnée d’elle.

— Tu veux qu’on aille voir la CPE ensemble ? me demande-t-elle.

— Non. Ça ne sert à rien.

Je m’éclipse avant qu’elle ne dise plus, heurte un gars dans la précipitation, m’excuse, sors du CDI, inspire. École buissonnière. Aujourd’hui, je fais l’école buissonnière. Mon cœur bat vite, je n’arrive pas à le calmer. Je tiens mon sac à la main, cours presque hors du lycée. Le parc. Ma respiration ralentit à mesure que je m’en approche.

Je pousse la barrière et mes épaules retombent immédiatement. J’inspire, un sourire aux lèvres. Installée sur un bac, le soleil chauffe tranquillement mes genoux. L’odeur de l’herbe tondue se mêle à celle de mon vieux livre, Christian F. 13 ans, droguée, prostituée. Sa douleur assourdit la mienne, sa vie d’enfant délaissée, sa déchéance dans une misère qui n’a pas de nom, tirée toujours plus bas par ceux qui lui tendent la main. Pourquoi prends-tu leur main ? Pourquoi acceptes-tu leur aide qui te fait couler plus profond encore ?

Lorsque les premiers promeneurs du soir arpentent le petit sentier, l’air s’est rafraichi, le soleil tombe derrière les arbres. Je me suis assoupie.

Un frisson secoue mes os, et ce n’est pas tout à fait le froid. Il faut rentrer. Mes pieds me trainent chez moi plus qu’il n’avance, j’ai le sentiment d’y passer trois fois le temps nécessaire. Et pourtant j’y arrive. Je suis devant la vieille porte, la peinture craquelée, la sonnette qui ne sonne plus, la serrure grippée. J’entre.

La porte entre ouverte, j’écoute une seconde. Le silence, puis un petit claque, un verre posé sur une table, maman. Elle est au salon, elle ne m’entendra pas passer. Je hume l’air. Retiens une grimace, l’air poisseux du tabac froid. Froid. Pas chaud. Pas de cigarette qui brule. Il est pas là.

J’entre.

— Te voilà enfin morveuse !

Je me fige. Pourquoi je ne l’ai pas senti ? À trois pas devant les escaliers, sa poigne effroyable me serre l’épaule et me force à me retrouver.

— T’étais passée où, mite ?

Mite. C’est comme ça qu’il m’appelle. Il croit avoir ingénieusement trouvé un nuisible qui aime les livres. Sa main se resserre et je m’efforce de ne pas grimacer.

— Ta mère se faisait un sang d’encre…

Il grogne et souffle en même temps, son haleine houblonnée me soulève le cœur.

— C’est ça, comme si elle avait remarqué.

— Oh c’est mon budget qu’à r’marqué. Quand t’es pas là, elle boit plus, alors je dois la punir.

— Lâche-moi vieux porc !

Ma tête heurte la première marche, j’ai la joue en feu, les pensées qui tanguent. Le gout ferreux du sang emplit ma bouche, je suis mordu la joue. Je peine à me relever, mais sa poigne d’acier me soulève sans mal, mon pull craque.

— C’est comme ça qu’on parle à la bonne âme qui te nourrit ? T’habilles ?

Il allait me lâcher, mais je vois qu’il voit mon sac.

— Et ça, c’est quoi ? Le sac que je viens de te payer ?

Je ferme les yeux, attends le coup. Qui ne vient pas. Au lieu de ça, il me jette dans les escaliers, me colle mon sac sur la poitrine et crache :

— T’as une semaine pour me rendre cet argent, et crois pas qu’t’auras un nouveau sac !

Je grimpe les escaliers quatre à quatre avant que mes larmes jaillissent. Dans ma chambre, je serre encore mon sac contre moi. Mon sac, et Christiane F.. Sa triste vie. Plus triste que la mienne. Plus dure que la mienne. J’ai un toit, j’ai un sac, j’ai le lycée. J’ai mes livres.

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