Edmond
Je rentre dans le CDI et une nana bien pressée me rentre dedans. Je n’ai pas le temps de m’excuser qu’elle s’est déjà volatilisée.
— Chelou la meuf, me fait Ludo
— Ouais.
On rejoint Léo et Hiroko au coin lecture, ce n’est pas souvent qu’on les y retrouve. Et c’est d’ailleurs pour ça que je marche sans me presser. J’aime arriver en catimini et guetter le ravissement au fond des yeux de Léo lorsqu’elle me voit. C’est fugace, sincère, puis son éternel air moqueur, les yeux pincés d’ironie, revient en maitre. Je ne sais pas si elle a conscience de trahir sa pensée l’espace de cette minuscule seconde, mais moi je la chéris, cette seconde. Léo est peu démonstrative, ou peut-être timide, ou peut-être joue-t-elle avec l’habileté d’un diablotin, mais in fine je suis affamé et fantastiquement frustré. Mon désire me dévore de l’intérieur, et l’envie de la toucher, l’embrasser, me consume et me ronge les doigts d’une chaleur insoutenable.
Pour une fois, elles sont déjà debout. Hiroko me voit et dans son regard entendu, je sais qu’elle se gardera bien d’alerter Léo qui me tourne le dos. J’attrape la casquette perpétuellement vissée sur la tette de ma copine et la pose de la manière la plus ridicule possible sur la mienne, bien trop grosse pour elle.
— Edmond !
Si l’exclamation est faussement tintée de colère, j’entends néanmoins la note de plaisir dans sa voix.
— Tu sais bien qu’elle me va mieux qu’à toi. Qu’est-ce t’en penses Lulu ?
Il décroche le nez de son tel et me reluque une seconde.
— T’es ridicule mec. Bon vous v’nez les filles on va grailler ?
— Ouais, j’ai la dalle ! s’exclame Hiro.
Elle passe devant nous et Ludo lui emboite aussitôt le pas, le nez toujours collé à son tel. Ça m’intrigue drôlement, mon Lulu à des vues…!
La tête ailleurs, Léo tire profit de mon inattention pour me voler une bise et sa casquette.
— Attends !
Je l’attrape par la taille avant qu’elle ne s’enfuie et me noie dans ses yeux pleins de surprise avant de l’embrasser plus longuement. Je sais qu’elle a l’innocence d’un poussin, et j’aime me retenir, lui happer gentiment la lèvre inférieure, y passer ma langue aussi, puis je me redresse.
— Ça y est, on peut y aller, dis-je.
Et je l’entraine sur les pas de nos compagnons affamés.
Nous sommes en ville, posés sur une table extérieure de « l’American Express », notre sandwicherie favorite. Nous venons ici tous les jeudis midi depuis un mois, les patrons commencent à connaitre nos commandes.
— Et là, Léonore lui fout son poing dans la gueule !
— Nan, sérieux meuf ?!
— Ludo, est-ce que tu peux arrêter de m’appeler « meuf » à tout bout de champ s’te plait ?
— Déso Léo…
— Je crois que c’est celle qui m’est rentrée dedans en sortant.
— Tu fais du rent’ dedans aux secondes toi maintenant ?
Léo me fixe d’un oeil goguenard et je lui rends la pareille.
— Oui, ça ramène un peu de fraicheur.
— Pff, t’es con ! me répond-elle.
— Nan mais cherieux, commence Hiroko la bouche pleine, chais pas comment vous faites.
— La même vieux, j’sais même pas si vous êtes vraiment en couple.
— C’est parce que vous n’êtes pas assez mature pour comprendre, dis-je en secouant la main.
— On est en couple, confirme Léonore. Et en même temps, je me fiche complètement de ce qu’il fait de sa quéquette.
J’éclate de rire devant l’air estourbi de Ludo. Il s’est étouffé sur le franc parlé de Léo.
— Et s’il te largue ? demande-t-il après s’en être remis.
— Eh bien, tant pis pour lui, que veux-tu ?
Elle ne me regarde pas, mais moi je la regarde. Là, c’est cette assurance là contre laquelle j’avais peur de me bruler. Celle où elle affirme sans une once d’hésitation qu’elle a de la valeur, une richesse personnelle indéniable qui me fera perdre au change si je romps avec elle. C’est un tel contraste avec sa timidité tactile.
— Vous m’fumez… soupire Lulu.
— Vous faites quoi ce weekend, les filles ?
— Mariage, maugrée Hiroko
— T’as l’air ravie, dis-je.
— Mariage traditionnel, ça veut dire allez-retour au japon dans le weekend, s’habiller se maquiller, tout le tralala… Je vais être vannée lundi !
— Oh ! tu m’enverras des photos ?! s’exclame Léonore.
— Ouaiiiiiis…
— Et toi Léo ? je demande.
— Avec ma mère, on va au festival de la BD tout le weekend, ça va être ouf ! Y a des BD animées, genre le mec dessine le conte en même temps que le conteur !
— Trop bien ! dit Ludo. Bon du coup, mec, c’est plus que nous deux.
— On dirait bien…
— Bah ! Soyez pas tristes, rit Léo en me pinçant le nez. Vous allez faire des trucs de garçons. Jouer aux jeux vidéos jusqu’à ce qui soit l’heure de se lever.
Et c’est ce que j’avais en tête, jusqu’à ce que j’aperçoive l’écran de mon Lulu s’allumer. Raphaëlle. L’une des jumelles. Je ravale mon sourire tandis qu’une idée aussi brillante que mesquine germe dans mon esprit. Nous n’allons pas jouer aux jeux vidéos jusqu’à ce que le soleil se lève, nous allons festoyer !
Quand j’ouvre la porte du manoir, Ludo, les bras chargés d’un duvet, de chips et de sodas, n’a pas idée du traquenard qui l’attend.
— T’as pris ton maillot j’espère ?
— De ouf ! Tu crois quand même pas que j’allais rater l’occase de faire un plouf dans ta piscine !
— Alors, va te changer, monte tes affaires et rejoins-moi là-bas.
Il ne se le fait pas dire de fois et file à l’étage. La largeur des escaliers et la taille du manoir ne l’impressionnent plus depuis longtemps. Peut-être suis-je un peu triste de ne plus le voir tourner sur lui-même trois ou quatre fois chaque fois qu’il entrait. Moi je le trouve froid et impersonnel ce hall, une grande dalle de pierre blanche et polie, les deux escaliers circulaires colossaux, les peintures a l’huile d’illustres inconnus, un guéridon, là, une chaise ici. Un musée en somme.
Je cours à l’arrière de la maison rejoindre mes invitées mystères qui se chamaillent déjà dans la piscine. Annie a déposé un plateau de jus et de biscuits sur la table près des chaises longues et y a installé des serviettes colorées.
— Faites place !
Je cours sur le dallage anthracite, prends appui sur le rebord et fais une bombe magistrale entre les deux jumelles. Je n’ai pas le temps de remonter qu’elles me maintiennent au fond pour se venger.
— Raphaëlle ? Pauline ?
Même un mètre sou l’eau, j’entends son incrédulité et imagine sans mal sa bouche grande ouverte, son corps maigrelet tout affaissé de surprise.
— Surprise ! s’exclame Raphaëlle.
— Mais qu’est-ce vous faites ici ?
— Edmond avait peur que vous vous ennuyiez entre mecs, répond Pauline.
Remonté à la surface, je ne cesse de rire et Ludo me repousse à l’eau avant même que je n’aie pu m’assoir sur le rebord.
— Espèce d’imbécile !
Nous passons l’après-midi dans l’eau, écumons l’entièreté des jeux débiles qui nous viennent à l’esprit jusqu’à ce que nos doigts se fripent et nos lèvres bleuissent.
— Vous restez dormir…?
Je ne relève pas le ton presque suppliant de Ludo qui dégouline d’espoir, les yeux aimantés à Raphaëlle, mais n’en pense pas moins.
— Oui, on a pris nos duvets, lui répond-elle.
Bien sûr, elle n’est pas dupe, et l’intérêt que lui porte Ludovic ne lui a certainement pas échappé. Je vois d’ailleurs au fond de ses yeux cet air précisément moqueur que Léo a tant l’habitude d’arborer.
— Je sais pas pourquoi vous vous fatiguez à venir avec des duvets chez moi… Nous avons six chambres d’amis !
— Bah ce serait marrant de tous dormir dans le salon !
— Bonjour l’intimité, je commente.
Les trois me gratifient d’un regard différent. Si Ludo me foudroie du regard, Raphaëlle rougit du sous-entendu et baisse les yeux, tandis que Pauline soutient avec défi le mien.
— Pourquoi voudrais-tu de l’intimité ?
Pauline me connait bien. Nous n’avons jamais été véritablement en couple, au même titre que Léo, elle savait que cela ne rimait à rien, mais nous avons couché ensemble à deux reprises. Et nous sommes diablement compatibles. Elle a la sauvagerie de ses filles qui aiment le sexe pour ce que c’est. Et si dans la piscine j’ai imaginé à mainte reprise des aliens éventrés pour ne pas avoir la trique, je dois admettre que ses hanches charnues et son regard félin mi-clos m’excitent largement.
— Pour dormir tranquillement, cela va de soi, je réponds. Allez venez, on se mâte un film !
On se jette tous les quatre sur l’immense canapé du salon tandis qu’Annie dépose devant nous tout un tas de cochonneries à dévorer à pleine main.
Au désespoir de Raphaëlle, au plaisir de Ludo, à l’indifférence de Pauline, nous optons pour un film d’horreur, un code banal de rapprochement matrimonial. Au troisième screemer, Raphaëlle cachée dans son coup, Ludo me fait un clin d’oeil extatique. J’en ai à peine conscience, mes mains fiévreuses et mes lèvres affamées dévorant Pauline.
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